CHAPITRE V
De la régularité initiatique

Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne, et c’est lui qui est partout représenté comme une « seconde naissance », ou comme une « régénération » ; « seconde naissance », parce qu’il ouvre à l’être un monde autre que celui où s’exerce l’activité de sa modalité corporelle, monde qui sera pour lui le champ de développement de possibilités d’un ordre supérieur ; « régénération », parce qu’il rétablit ainsi cet être dans des prérogatives qui étaient naturelles et normales aux premiers âges de l’humanité, alors que celle-ci ne s’était pas encore éloignée de la spiritualité originelle pour s’enfoncer de plus en plus dans la matérialité, comme elle devait le faire au cours des époques ultérieures, et parce qu’il doit le conduire tout d’abord, comme première étape essentielle de sa réalisation, à la restauration en lui de l’« état primordial », qui est la plénitude et la perfection de l’individualité humaine, résidant au point central unique et invariable d’où l’être pourra ensuite s’élever aux états supérieurs.

Il nous faut maintenant insister encore à cet égard sur un point capital : c’est que le rattachement dont il s’agit doit être réel et effectif, et qu’un soi-disant rattachement « idéal », tel que certains se sont plu parfois à l’envisager à notre époque, est entièrement vain et de nul effet(1). Cela est facile à comprendre, puisqu’il s’agit proprement de la transmission d’une influence spirituelle, qui doit s’effectuer selon des lois définies ; et ces lois, pour être évidemment tout autres que celles qui régissent les forces du monde corporel, n’en sont pas moins rigoureuses, et elles présentent même avec ces dernières, en dépit des différences profondes qui les en séparent, une certaine analogie, en vertu de la continuité et de la correspondance qui existent entre tous les états ou les degrés de l’Existence universelle. C’est cette analogie qui nous a permis, par exemple, de parler de « vibration » à propos du Fiat Lux par lequel est illuminé et ordonné le chaos des potentialités spirituelles, bien qu’il ne s’agisse nullement là d’une vibration d’ordre sensible comme celles qu’étudient les physiciens, pas plus que la « lumière » dont il est question ne peut être identifiée à celle qui est saisie par la faculté visuelle de l’organisme corporel(2) ; mais ces façons de parler, tout en étant nécessairement symboliques, puisqu’elles sont fondées sur une analogie ou sur une correspondance, n’en sont pas moins légitimes et strictement justifiées, car cette analogie et cette correspondance existent bien réellement dans la nature même des choses et vont même, en un certain sens, beaucoup plus loin qu’on ne pourrait le supposer(3). Nous aurons à revenir plus amplement sur ces considérations lorsque nous parlerons des rites initiatiques et de leur efficacité ; pour le moment, il suffit d’en retenir qu’il y a là des lois dont il faut forcément tenir compte, faute de quoi le résultat visé ne pourrait pas plus être atteint qu’un effet physique ne peut être obtenu si l’on ne se place pas dans les conditions requises en vertu des lois auxquelles sa production est soumise ; et, dès lors qu’il s’agit d’une transmission à opérer effectivement, cela implique manifestement un contact réel, quelles que soient d’ailleurs les modalités par lesquelles il pourra être établi, modalités qui seront naturellement déterminées par ces lois d’action des influences spirituelles auxquelles nous venons de faire allusion.

De cette nécessité d’un rattachement effectif résultent immédiatement plusieurs conséquences extrêmement importantes, soit en ce qui concerne l’individu qui aspire à l’initiation, soit en ce qui concerne les organisations initiatiques elles-mêmes ; et ce sont ces conséquences que nous nous proposons d’examiner présentement. Nous savons qu’il en est, et beaucoup même, à qui ces considérations paraîtront fort peu plaisantes, soit parce qu’elles dérangeront l’idée trop commode et trop « simpliste » qu’ils s’étaient formée de l’initiation, soit parce qu’elles détruiront certaines prétentions injustifiées et certaines assertions plus ou moins intéressées, mais dépourvues de toute autorité ; mais ce sont là des choses auxquelles nous ne saurions nous arrêter si peu que ce soit, n’ayant et ne pouvant avoir, ici comme toujours, nul autre souci que celui de la vérité.

Tout d’abord, pour ce qui est de l’individu, il est évident, après ce qui vient d’être dit, que son intention d’être initié, même en admettant qu’elle soit vraiment pour lui l’intention de se rattacher à une tradition dont il peut avoir quelque connaissance « extérieure », ne saurait aucunement suffire par elle-même à lui assurer l’initiation réelle(4). En effet, il ne s’agit nullement d’« érudition », qui, comme tout ce qui relève du savoir profane, est ici sans aucune valeur ; et il ne s’agit pas davantage de rêve ou d’imagination, non plus que d’aspirations sentimentales quelconques. S’il suffisait, pour pouvoir se dire initié, de lire des livres, fussent-ils les Écritures sacrées d’une tradition orthodoxe, accompagnées même, si l’on veut, de leurs commentaires les plus profondément ésotériques, ou de songer plus ou moins vaguement à quelque organisation passée ou présente à laquelle on attribue complaisamment, et d’autant plus facilement qu’elle est plus mal connue, son propre « idéal » (ce mot qu’on emploie de nos jours à tout propos, et qui, signifiant tout ce qu’on veut, ne signifie véritablement rien au fond), ce serait vraiment trop facile ; et la question préalable de la « qualification » se trouverait même par là entièrement supprimée, car chacun, étant naturellement porté à s’estimer « bien et dûment qualifié », et étant ainsi à la fois juge et partie dans sa propre cause, découvrirait assurément sans peine d’excellentes raisons (excellentes du moins à ses propres yeux et suivant les idées particulières qu’il s’est forgées) pour se considérer comme initié sans plus de formalités, et nous ne voyons même pas pourquoi il s’arrêterait en si bonne voie et hésiterait à s’attribuer d’un seul coup les degrés les plus transcendants. Ceux qui s’imaginent qu’on « s’initie » soi-même, comme nous le disions précédemment, ont-ils jamais réfléchi à ces conséquences plutôt fâcheuses qu’implique leur affirmation ? Dans ces conditions, plus de sélection ni de contrôle, plus de « moyens de reconnaissance », au sens où nous avons déjà employé cette expression, plus de hiérarchie possible, et, bien entendu, plus de transmission de quoi que ce soit ; en un mot, plus rien de ce qui caractérise essentiellement l’initiation et de ce qui la constitue en fait ; et pourtant c’est là ce que certains, avec une étonnante inconscience, osent présenter comme une conception « modernisée » de l’initiation (bien modernisée en effet, et assurément bien digne des « idéaux » laïques, démocratiques et égalitaires), sans même se douter que, au lieu d’avoir tout au moins des initiés « virtuels », ce qui après tout est encore quelque chose, on n’aurait plus ainsi que de simples profanes qui se poseraient indûment en initiés.

Mais laissons là ces divagations, qui peuvent sembler négligeables : si nous avons cru devoir en parler quelque peu, c’est que l’incompréhension et le désordre intellectuel qui caractérisent malheureusement notre époque leur permettent de se propager avec une déplorable facilité. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, dès lors qu’il est question d’initiation, il s’agit exclusivement de choses sérieuses et de réalités « positives », dirions-nous volontiers si les « scientistes » profanes n’avaient tant abusé de ce mot ; qu’on accepte ces choses telles qu’elles sont, ou qu’on ne parle plus du tout d’initiation ; nous ne voyons aucun moyen terme possible entre ces deux attitudes, et mieux vaudrait renoncer franchement à toute initiation que d’en donner le nom à ce qui n’en serait plus qu’une vaine parodie, sans même les apparences extérieures que cherchent du moins encore à sauvegarder certaines autres contrefaçons dont nous aurons à parler tout à l’heure.

Pour revenir à ce qui a été le point de départ de cette digression, nous dirons qu’il faut que l’individu n’ait pas seulement l’intention d’être initié, mais qu’il soit « accepté » par une organisation traditionnelle régulière, ayant qualité pour lui conférer l’initiation(5), c’est-à-dire pour lui transmettre l’influence spirituelle sans le secours de laquelle il lui serait impossible, en dépit de tous ses efforts, d’arriver jamais à s’affranchir des limitations et des entraves du monde profane. Il peut se faire que, en raison de son défaut de « qualification », son intention ne rencontre aucune réponse, si sincère qu’elle puisse être d’ailleurs, car là n’est pas la question, et en tout ceci il ne s’agit nullement de « morale », mais uniquement de règles « techniques » se référant à des lois « positives » (nous répétons ce mot faute d’en trouver un autre plus adéquat) et qui s’imposent avec une nécessité aussi inéluctable que, dans un autre ordre, les conditions physiques et mentales indispensables à l’exercice de certaines professions. En pareil cas, il ne pourra jamais se considérer comme initié, quelles que soient les connaissances théoriques qu’il arrivera à acquérir par ailleurs ; et il est du reste à présumer que, même sous ce rapport, il n’ira jamais bien loin (nous parlons naturellement d’une compréhension véritable, quoique encore extérieure, et non pas de la simple érudition, c’est-à-dire d’une accumulation de notions faisant uniquement appel à la mémoire, ainsi que cela a lieu dans l’enseignement profane), car la connaissance théorique elle-même, pour dépasser un certain degré, suppose déjà normalement la « qualification » requise pour obtenir l’initiation qui lui permettra de se transformer, par la « réalisation » intérieure, en connaissance effective, et ainsi nul ne saurait être empêché de développer les possibilités qu’il porte vraiment en lui-même ; en définitive, ne sont écartés que ceux qui s’illusionnent sur leur propre compte, croyant pouvoir obtenir quelque chose qui, en réalité, se trouve être incompatible avec leur nature individuelle.

Passant maintenant à l’autre côté de la question, c’est-à-dire à celui qui se rapporte aux organisations initiatiques elles-mêmes, nous dirons ceci : il est trop évident qu’on ne peut transmettre que ce qu’on possède soi-même ; par conséquent, il faut nécessairement qu’une organisation soit effectivement dépositaire d’une influence spirituelle pour pouvoir la communiquer aux individus qui se rattachent à elle ; et ceci exclut immédiatement toutes les formations pseudo-initiatiques, si nombreuses à notre époque, et dépourvues de tout caractère authentiquement traditionnel. Dans ces conditions, en effet, une organisation initiatique ne saurait être le produit d’une fantaisie individuelle ; elle ne peut être fondée, à la façon d’une association profane, sur l’initiative de quelques personnes qui décident de se réunir en adoptant des formes quelconques ; et, même si ces formes ne sont pas inventées de toutes pièces, mais empruntées à des rites réellement traditionnels dont les fondateurs auraient eu quelque connaissance par « érudition », elles n’en seront pas plus valables pour cela, car, à défaut de filiation régulière, la transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation. À plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il ne s’agit que de reconstitutions purement hypothétiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins reculé, comme celles de l’Égypte ancienne ou de la Chaldée par exemple ; et, même s’il y avait dans l’emploi de telles formes une volonté sérieuse de se rattacher à la tradition à laquelle elles ont appartenu, elles n’en seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en réalité qu’à quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, être « accepté » par les représentants autorisés de la tradition à laquelle on se réfère, de telle sorte qu’une organisation apparemment nouvelle ne pourra être légitime que si elle est comme un prolongement d’une organisation préexistante, de façon à maintenir sans aucune interruption la continuité de la « chaîne » initiatique.

En tout ceci, nous ne faisons en somme qu’exprimer en d’autres termes et plus explicitement ce que nous avons déjà dit plus haut sur la nécessité d’un rattachement effectif et direct et la vanité d’un rattachement « idéal » ; et il ne faut pas, à cet égard, se laisser duper par les dénominations que s’attribuent certaines organisations qui n’y ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par là une apparence d’authenticité. Ainsi, pour reprendre un exemple que nous avons déjà cité en d’autres occasions, il existe une multitude de groupements, d’origine toute récente, qui s’intitulent « Rosicruciens », sans avoir jamais eu le moindre contact avec les Rose-Croix, bien entendu, fût-ce par quelque voie indirecte et détournée, et sans même savoir ce que ceux-ci ont été en réalité, puisqu’ils se les représentent presque invariablement comme ayant constitué une « société », ce qui est une erreur grossière et encore bien spécifiquement moderne. Il ne faut voir là, le plus souvent, que le besoin de se parer d’un titre à effet ou la volonté d’en imposer aux naïfs ; mais, même si l’on envisage le cas le plus favorable, c’est-à-dire si l’on admet que la constitution de quelques-uns de ces groupements procède d’un désir sincère de se rattacher « idéalement » aux Rose-Croix, ce ne sera encore là, au point de vue initiatique, qu’un pur néant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier s’applique d’ailleurs pareillement à toutes les organisations inventées par les occultistes et autres « néo-spiritualistes » de tout genre et de toute dénomination, organisations qui, quelles que soient leurs prétentions, ne peuvent, en toute vérité, être qualifiées que de « pseudo-initiatiques », car elles n’ont absolument rien de réel à transmettre, et ce qu’elles présentent n’est qu’une contrefaçon, voire même trop souvent une parodie ou une caricature de l’initiation(6).

Ajoutons encore, comme autre conséquence de ce qui précède, que, lors même qu’il s’agit d’une organisation authentiquement initiatique, ses membres n’ont pas le pouvoir d’en changer les formes à leur gré ou de les altérer dans ce qu’elles ont « d’essentiel » ; cela n’exclut pas certaines possibilités d’adaptation aux circonstances, qui d’ailleurs s’imposent aux individus bien plutôt qu’elles ne dérivent de leur volonté, mais qui, en tout cas, sont limitées par la condition de ne pas porter atteinte aux moyens par lesquels sont assurées la conservation et la transmission de l’influence spirituelle dont l’organisation considérée est dépositaire ; si cette condition n’était pas observée, il en résulterait une véritable rupture avec la tradition, qui ferait perdre à cette organisation sa « régularité ». En outre, une organisation initiatique ne peut valablement incorporer à ses rites des éléments empruntés à des formes traditionnelles autres que celle suivant laquelle elle est régulièrement constituée(7) ; de tels éléments, dont l’adoption aurait un caractère tout artificiel, ne représenteraient que de simples fantaisies superfétatoires, sans aucune efficacité au point de vue initiatique, et qui par conséquent n’ajouteraient absolument rien de réel, mais dont la présence ne pourrait même être, en raison de leur hétérogénéité, qu’une cause de trouble et de désharmonie ; le danger de tels mélanges est du reste loin d’être limité au seul domaine initiatique, et c’est là un point assez important pour mériter d’être traité à part. Les lois qui président au maniement des influences spirituelles sont d’ailleurs chose trop complexe et trop délicate pour que ceux qui n’en ont pas une connaissance suffisante puissent se permettre impunément d’apporter des modifications plus ou moins arbitraires à des formes rituéliques où tout a sa raison d’être, et dont la portée exacte risque fort de leur échapper.

Ce qui résulte clairement de tout cela, c’est la nullité des initiatives individuelles quant à la constitution des organisations initiatiques, soit en ce qui concerne leur origine même, soit sous le rapport des formes qu’elles revêtent ; et l’on peut remarquer à ce propos que, en fait, il n’existe pas de formes rituéliques traditionnelles auxquelles on puisse assigner comme auteurs des individus déterminés. Il est facile de comprendre qu’il en soit ainsi, si l’on réfléchit que le but essentiel et final de l’initiation dépasse le domaine de l’individualité et ses possibilités particulières, ce qui serait impossible si l’on en était réduit à des moyens d’ordre purement humain ; de cette simple remarque, et sans même aller au fond des choses, on peut donc conclure immédiatement qu’il y faut la présence d’un élément « non-humain », et tel est bien en effet le caractère de l’influence spirituelle dont la transmission constitue l’initiation proprement dite.