CHAPITRE VII
Contre le mélange
des formes traditionnelles

Comme nous l’avons déjà dit ailleurs(1), il y a, suivant la tradition hindoue, deux façons opposées, l’une inférieure et l’autre supérieure, d’être en dehors des castes : on peut être « sans caste » (avarna), au sens « privatif », c’est-à-dire au-dessous d’elles ; et l’on peut au contraire être « au delà des castes » (ativarna) ou au-dessus d’elles, bien que ce second cas soit incomparablement plus rare que le premier, surtout dans les conditions de l’époque actuelle(2). D’une manière analogue, on peut être aussi en deçà ou au delà des formes traditionnelles : l’homme « sans religion », par exemple, tel qu’on le rencontre couramment dans le monde occidental moderne, est incontestablement dans le premier cas ; le second, par contre, s’applique exclusivement à ceux qui ont pris effectivement conscience de l’unité et de l’identité fondamentales de toutes les traditions ; et, ici encore, ce second cas ne peut être actuellement que très exceptionnel. Que l’on comprenne bien, d’ailleurs, que, en parlant de conscience effective, nous voulons dire par là que des notions simplement théoriques sur cette unité et cette identité, tout en étant assurément déjà loin d’être négligeables, sont tout à fait insuffisantes pour que quelqu’un puisse estimer avoir dépassé le stade où il est nécessaire d’adhérer à une forme déterminée et de s’y tenir strictement. Ceci, bien entendu, ne signifie nullement que celui qui est dans ce cas ne doit pas s’efforcer en même temps de comprendre les autres formes aussi complètement et aussi profondément que possible, mais seulement que, pratiquement, il ne doit pas faire usage de moyens rituels ou autres appartenant en propre à plusieurs formes différentes, ce qui, comme nous le disions plus haut, serait non seulement inutile et vain, mais même nuisible et dangereux à divers égards(3).

Les formes traditionnelles peuvent être comparées à des voies qui conduisent toutes à un même but(4), mais qui, en tant que voies, n’en sont pas moins distinctes ; il est évident qu’on n’en peut suivre plusieurs à la fois, et que, lorsqu’on s’est engagé dans l’une d’elles, il convient de la suivre jusqu’au bout et sans s’en écarter, car vouloir passer de l’une à l’autre serait bien le meilleur moyen de ne pas avancer en réalité, sinon même de risquer de s’égarer tout à fait. Il n’y a que celui qui est parvenu au terme qui, par là même, domine toutes les voies, et cela parce qu’il n’a plus à les suivre ; il pourra donc, s’il y a lieu, pratiquer indistinctement toutes les formes, mais précisément parce qu’il les a dépassées et que, pour lui, elles sont désormais unifiées dans leur principe commun. Généralement, d’ailleurs, il continuera alors à s’en tenir extérieurement à une forme définie, ne serait-ce qu’à titre d’« exemple » pour ceux qui l’entourent et qui ne sont pas parvenus au même point que lui ; mais, si des circonstances particulières viennent à l’exiger, il pourra tout aussi bien participer à d’autres formes, puisque, de ce point où il est, il n’y a plus entre elles aucune différence réelle. Du reste, dès lors que ces formes sont ainsi unifiées pour lui, il ne saurait plus aucunement y avoir en cela mélange ou confusion quelconque, ce qui suppose nécessairement l’existence de la diversité comme telle ; et, encore une fois, il s’agit de celui-là seul qui est effectivement au delà de cette diversité : les formes, pour lui, n’ont plus le caractère de voies ou de moyens, dont il n’a plus besoin, et elles ne subsistent plus qu’en tant qu’expressions de la Vérité une, expressions dont il est tout aussi légitime de se servir suivant les circonstances qu’il l’est de parler en différentes langues pour se faire comprendre de ceux à qui l’on s’adresse(5).

Il y a en somme, entre ce cas et celui d’un mélange illégitime des formes traditionnelles, toute la différence que nous avons indiquée comme étant, d’une façon générale, celle de la synthèse et du syncrétisme, et c’est pourquoi il était nécessaire, à cet égard, de bien préciser celle-ci tout d’abord. En effet, celui qui envisage toutes les formes dans l’unité même de leur principe, comme nous venons de le dire, en a par là même une vue essentiellement synthétique, au sens le plus rigoureux du mot ; il ne peut se placer qu’à l’intérieur de toutes également, et même, devrions-nous dire, au point qui est pour toutes le plus intérieur, puisque c’est véritablement leur centre commun. Pour reprendre la comparaison que nous avons employée tout à l’heure, toutes les voies, partant de points différents, vont en se rapprochant de plus en plus, mais en demeurant toujours distinctes, jusqu’à ce qu’elles aboutissent à ce centre unique(6) ; mais, vues du centre même, elles ne sont plus en réalité qu’autant de rayons qui en émanent et par lesquels il est en relation avec les points multiples de la circonférence(7). Ces deux sens, inverses l’un de l’autre, suivant lesquels les mêmes voies peuvent être envisagées, correspondent très exactement à ce que sont les points de vue respectifs de celui qui est « en chemin » vers le centre et de celui qui y est parvenu, et dont les états, précisément, sont souvent décrits ainsi, dans le symbolisme traditionnel, comme ceux du « voyageur » et du « sédentaire ». Ce dernier est encore comparable à celui qui, se tenant au sommet d’une montagne, en voit également, et sans avoir à se déplacer, les différents versants, tandis que celui qui gravit cette même montagne n’en voit que la partie la plus proche de lui ; et il est bien évident que la vue qu’en a le premier peut seule être dite synthétique.

D’autre part, celui qui n’est pas au centre est forcément toujours dans une position plus ou moins « extérieure », même à l’égard de sa propre forme traditionnelle, et à plus forte raison à l’égard des autres ; si donc il veut, par exemple, accomplir des rites appartenant à plusieurs formes différentes, prétendant utiliser concurremment les uns et les autres comme moyens ou « supports » de son développement spirituel, il ne pourra réellement les associer ainsi que « du dehors », ce qui revient à dire que ce qu’il fera ne sera pas autre chose que du syncrétisme, puisque celui-ci consiste justement en un tel mélange d’éléments disparates que rien n’unifie véritablement. Tout ce que nous avons dit contre le syncrétisme en général vaut donc dans ce cas particulier, et même, pourrait-on dire, avec certaines aggravations : tant qu’il ne s’agit que de théories, en effet, il peut, tout en étant parfaitement insignifiant et illusoire et en ne représentant qu’un effort dépensé en pure perte, être du moins encore relativement inoffensif ; mais ici, par le contact direct qui est impliqué avec des réalités d’un ordre plus profond, il risque d’entraîner, pour celui qui agit ainsi, une déviation ou un arrêt de ce développement intérieur pour lequel il croyait au contraire, bien à tort, se procurer par là de plus grandes facilités. Un tel cas est assez comparable à celui de quelqu’un qui, sous prétexte d’obtenir plus sûrement une guérison, emploierait à la fois plusieurs médications dont les effets ne feraient que se neutraliser et se détruire, et qui pourraient même, parfois, avoir entre elles des réactions imprévues et plus ou moins dangereuses pour l’organisme ; il est des choses dont chacune est efficace quand on s’en sert séparément, mais qui n’en sont pas moins radicalement incompatibles.

Ceci nous amène à préciser encore un autre point : c’est que, en outre de la raison proprement doctrinale qui s’oppose à la validité de tout mélange des formes traditionnelles, il est une considération qui, pour être d’un ordre plus contingent, n’en est pas moins fort importante au point de vue qu’on peut appeler « technique ». En effet, en supposant que quelqu’un se trouve dans les conditions voulues pour accomplir des rites relevant de plusieurs formes de telle façon que les uns et les autres aient des effets réels, ce qui implique naturellement qu’il ait tout au moins quelques liens effectifs avec chacune de ces formes, il pourra arriver, et même il arrivera presque inévitablement dans la plupart des cas, que ces rites feront entrer en action non pas seulement des influences spirituelles, mais aussi, et même tout d’abord, des influences psychiques qui, ne s’harmonisant pas entre elles, se heurteront et provoqueront un état de désordre et de déséquilibre affectant plus ou moins gravement celui qui les aura imprudemment suscitées ; on conçoit sans peine qu’un tel danger est de ceux auxquels il ne convient pas de s’exposer inconsidérément. Le choc des influences psychiques est d’ailleurs plus particulièrement à redouter, d’une part, comme conséquence de l’emploi des rites les plus extérieurs, c’est-à-dire de ceux qui appartiennent au côté exotérique de différentes traditions, puisque c’est évidemment sous ce rapport surtout que celles-ci se présentent comme exclusives les unes des autres, la divergence des voies étant d’autant plus grande qu’on les considère plus loin du centre ; et, d’autre part, bien que cela puisse sembler paradoxal à qui n’y réfléchit pas suffisamment, l’opposition est alors d’autant plus violente que les traditions auxquelles il est fait appel ont plus de caractères communs, comme, par exemple, dans le cas de celles qui revêtent exotériquement la forme religieuse proprement dite, car des choses qui sont beaucoup plus différentes n’entrent que difficilement en conflit entre elles, du fait de cette différence même ; dans ce domaine comme dans tout autre, il ne peut y avoir de lutte qu’à la condition de se placer sur le même terrain. Nous n’insisterons pas davantage là-dessus, mais il est à souhaiter que du moins cet avertissement suffise à ceux qui pourraient être tentés de mettre en œuvre de tels moyens discordants ; qu’ils n’oublient pas que le domaine purement spirituel est le seul où l’on soit à l’abri de toute atteinte, parce que les oppositions mêmes n’y ont plus aucun sens, et que, tant que le domaine psychique n’est pas complètement et définitivement dépassé, les pires mésaventures demeurent toujours possibles, même, et nous devrions peut-être dire surtout, pour ceux qui font trop résolument profession de n’y pas croire.