CHAPITRE XVII
Mythes, mystères et symboles

Les considérations que nous venons d’exposer nous amènent assez naturellement à examiner une autre question connexe, celle des rapports du symbole avec ce qu’on appelle le « mythe » ; à ce sujet, nous devons faire remarquer tout d’abord qu’il nous est arrivé parfois de parler d’une certaine dégénérescence du symbolisme comme ayant donné naissance à la « mythologie », prenant ce dernier mot dans le sens qu’on lui donne habituellement, et qui est en effet exact quand il s’agit de l’antiquité dite « classique », mais qui peut-être ne trouverait pas à s’appliquer valablement en dehors de cette période des civilisations grecque et latine. Aussi pensons-nous qu’il convient, partout ailleurs, d’éviter l’emploi de ce terme, qui ne peut que donner lieu à des équivoques fâcheuses et à des assimilations injustifiées ; mais, si l’usage impose cette restriction, il faut dire cependant que le mot « mythe », en lui-même et dans sa signification originelle, ne contient rien qui marque une telle dégénérescence, assez tardive en somme, et due uniquement à une incompréhension plus ou moins complète de ce qui subsistait d’une tradition fort antérieure. Il convient d’ajouter que, si l’on peut parler de « mythes » en ce qui concerne cette tradition même, à la condition de rétablir le vrai sens du mot et d’écarter tout ce qui s’y attache trop souvent de « péjoratif » dans le langage courant, il n’y avait pas alors, en tout cas, de « mythologie », celle-ci, telle que l’entendent les modernes, n’étant rien de plus qu’une étude entreprise « de l’extérieur », et impliquant par conséquent, pourrait-on dire, une incompréhension au second degré.

La distinction qu’on a voulu parfois établir entre « mythes » et « symboles » n’est pas fondée en réalité : pour certains, tandis que le mythe est un récit présentant un autre sens que celui que les mots qui le composent expriment directement et littéralement, le symbole serait essentiellement une représentation figurative de certaines idées par un schéma géométrique ou par un dessin quelconque ; le symbole serait donc proprement un mode graphique d’expression, et le mythe un mode verbal. Suivant ce que nous avons expliqué précédemment, il y a là, en ce qui concerne la signification donnée au symbole, une restriction tout à fait inacceptable, car toute image qui est prise pour représenter une idée, pour l’exprimer ou la suggérer d’une façon quelconque et à quelque degré que ce soit, est par là même un signe ou, ce qui revient au même, un symbole de cette idée ; peu importe qu’il s’agisse d’une image visuelle ou de toute autre sorte d’image, car cela n’introduit ici aucune différence essentielle et ne change absolument rien au principe même du symbolisme. Celui-ci, dans tous les cas, se base toujours sur un rapport d’analogie ou de correspondance entre l’idée qu’il s’agit d’exprimer et l’image, graphique, verbale ou autre, par laquelle on l’exprime ; à ce point de vue tout à fait général, les mots eux-mêmes, comme nous l’avons déjà dit, ne sont et ne peuvent être autre chose que des symboles. On pourrait même, au lieu de parler d’une idée et d’une image comme nous venons de le faire, parler plus généralement encore de deux réalités quelconques, d’ordres différents, entre lesquelles il existe une correspondance ayant son fondement à la fois dans la nature de l’une et de l’autre : dans ces conditions, une réalité d’un certain ordre peut être représentée par une réalité d’un autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-là.

Ayant ainsi rappelé le principe du symbolisme, nous voyons que celui-ci est évidemment susceptible d’une multitude de modalités diverses ; le mythe n’en est qu’un simple cas particulier, constituant une de ces modalités ; on pourrait dire que le symbole est le genre, et que le mythe en est une des espèces. En d’autres termes, on peut envisager un récit symbolique, aussi bien et au même titre qu’un dessin symbolique, ou que beaucoup d’autres choses encore qui ont le même caractère et qui jouent le même rôle ; les mythes sont des récits symboliques, de même que les « paraboles », qui, au fond, n’en diffèrent pas essentiellement(1) ; il ne nous semble pas qu’il y ait là quelque chose qui puisse donner lieu à la moindre difficulté, dès lors qu’on a bien compris la notion générale et fondamentale du symbolisme.

Mais, cela dit, il y a lieu de préciser la signification propre du mot « mythe » lui-même, qui peut nous amener à certaines remarques qui ne sont pas sans importance, et qui se rattachent au caractère et à la fonction du symbolisme envisagé dans le sens plus déterminé où il se distingue du langage ordinaire et s’y oppose même à certains égards. On regarde communément ce mot « mythe » comme synonyme de « fable », en entendant simplement par là une fiction quelconque, le plus souvent revêtue d’un caractère plus ou moins poétique ; c’est là l’effet de la dégénérescence dont nous parlions tout d’abord, et les Grecs, à la langue desquels ce terme est emprunté, ont certainement eux-mêmes leur part de responsabilité dans ce qui est, à vrai dire, une altération profonde et une déviation du sens primitif. Chez eux, en effet, la fantaisie individuelle commença assez tôt à se donner libre cours dans toutes les formes de l’art, qui, au lieu de demeurer proprement hiératique et symbolique comme chez les Égyptiens et les peuples de l’Orient, prit bientôt par là une tout autre direction, visant beaucoup moins à instruire qu’à plaire, et aboutissant à des productions dont la plupart sont à peu près dépourvues de toute signification réelle et profonde (sauf ce qui pouvait y subsister encore, fût-ce inconsciemment, d’éléments ayant appartenu à la tradition antérieure), et où, en tout cas, on ne retrouve plus trace de cette science éminemment « exacte » qu’est le véritable symbolisme ; c’est là, en somme, le début de ce qu’on peut appeler l’art profane ; et il coïncide sensiblement avec celui de cette pensée également profane qui, due à l’exercice de la même fantaisie individuelle dans un autre domaine, devait être connue sous le nom de « philosophie ». La fantaisie dont il s’agit s’exerça en particulier sur les mythes préexistants : les poètes, qui dès lors, n’étaient plus des écrivains sacrés comme à l’origine et ne possédaient plus l’inspiration « supra-humaine », en les développant et les modifiant au gré de leur imagination, en les entourant d’ornements superflus et vains, les obscurcirent et les dénaturèrent, si bien qu’il devint souvent fort difficile d’en retrouver le sens et d’en dégager les éléments essentiels, sauf peut-être par comparaison avec les symboles similaires qu’on peut rencontrer ailleurs et qui n’ont pas subi la même déformation ; et l’on peut dire que finalement le mythe ne fut plus, au moins pour le plus grand nombre, qu’un symbole incompris, ce qu’il est resté pour les modernes. Mais ce n’est là que l’abus et, pourrions-nous dire, la « profanation » au sens propre du mot ; ce qu’il faut considérer, c’est que le mythe, avant toute déformation, était essentiellement un récit symbolique, comme nous l’avons dit plus haut, et que c’était là son unique raison d’être ; et, à ce point de vue déjà, « mythe » n’est pas entièrement synonyme de « fable », car ce dernier mot (en latin fabula, de fari, parler) ne désigne étymologiquement qu’un récit quelconque, sans en spécifier aucunement l’intention ou le caractère ; ici aussi, d’ailleurs, le sens de « fiction » n’est venu s’y attacher qu’ultérieurement. Il y a plus : ces deux termes de « mythe » et de « fable », qu’on en est arrivé à prendre pour équivalents, sont dérivés de racines qui ont en réalité une signification tout opposée, car, tandis que la racine de « fable » désigne la parole, celle de « mythe », si étrange que cela puisse sembler à première vue lorsqu’il s’agit d’un récit, désigne au contraire le silence.

En effet, le mot grec muthos, « mythe », vient de la racine mu, et celle-ci (qui se retrouve dans le latin mutus, muet) représente la bouche fermée, et par suite le silence(2) ; c’est là le sens du verbe muein, fermer la bouche, se taire (et, par extension, il en arrive à signifier aussi fermer les yeux, au propre et au figuré) ; l’examen de quelques-uns des dérivés de ce verbe est particulièrement instructif. Ainsi, de muô (à l’infinitif muein) sont dérivés immédiatement deux autres verbes qui n’en diffèrent que très peu par leur forme, muaô et mueô ; le premier a les mêmes acceptions que muô, et il faut y joindre un autre dérivé, mullô, qui signifie encore fermer les lèvres, et aussi murmurer sans ouvrir la bouche(3). Quant à mueô, et c’est là ce qu’il y a de plus important, il signifie initier (aux « mystères », dont le nom est tiré aussi de la même racine comme on le verra tout à l’heure, et précisément par l’intermédiaire de mueô et mustês), et, par suite, à la fois instruire (mais tout d’abord instruire sans paroles, ainsi qu’il en était effectivement dans les mystères) et consacrer ; nous devrions même dire en premier lieu consacrer, si l’on entend par « consécration », comme il se doit normalement, la transmission d’une influence spirituelle, ou le rite par lequel celle-ci est régulièrement transmise ; et de cette dernière acception est provenue plus tard pour le même mot, dans le langage ecclésiastique chrétien, celle de conférer l’ordination, qui en effet est bien aussi une « consécration » en ce sens, quoique dans un ordre différent de l’ordre initiatique.

Mais, dira-t-on, si le mot « mythe » a une telle origine, comment se fait-il qu’il ait pu servir à désigner un récit d’un certain genre ? C’est que cette idée de « silence » doit être rapportée ici aux choses qui, en raison de leur nature même, sont inexprimables, tout au moins directement et par le langage ordinaire ; une des fonctions générales du symbolisme est effectivement de suggérer l’inexprimable, de le faire pressentir, ou mieux « assentir », par les transpositions qu’il permet d’effectuer d’un ordre à un autre, de l’inférieur au supérieur, de ce qui est le plus immédiatement saisissable à ce qui ne l’est que beaucoup plus difficilement ; et telle est précisément la destination première des mythes. C’est d’ailleurs ainsi que, même à l’époque « classique », Platon a encore recours à l’emploi des mythes lorsqu’il veut exposer des conceptions qui dépassent la portée de ses moyens dialectiques habituels ; et ces mythes, que certainement il n’a point « inventés », mais seulement « adaptés », car ils portent la marque incontestable d’un enseignement traditionnel (comme la portent aussi certains procédés dont il fait usage pour l’interprétation des mots, et qui sont comparables à ceux du nirukta dans la tradition hindoue)(4), ces mythes, disons-nous, sont bien loin de n’être que les ornements littéraires plus ou moins négligeables qu’y voient trop souvent les commentateurs et les « critiques » modernes, pour qui il est assurément beaucoup plus commode de les écarter ainsi sans autre examen que d’en donner une explication même approximative ; ils répondent, tout au contraire, à ce qu’il y a de plus profond dans la pensée de Platon, de plus dégagé des contingences individuelles, et qu’il ne peut, à cause de cette profondeur même, exprimer que symboliquement ; la dialectique contient souvent chez lui une certaine part de « jeu », ce qui est très conforme à la mentalité grecque, mais, quand il l’abandonne pour le mythe, on peut être sûr que le jeu a cessé et qu’il s’agit de choses ayant en quelque façon un caractère « sacré ».

Dans le mythe, ce qu’on dit est donc autre chose que ce qu’on veut dire ; nous pouvons remarquer en passant que c’est là aussi ce que signifie étymologiquement le mot « allégorie » (de allo agoreuein, littéralement « dire autre chose »), qui nous donne encore un autre exemple des déviations de sens dues à l’usage courant, car, en fait, il ne désigne plus actuellement qu’une représentation conventionnelle et « littéraire », d’intention uniquement morale ou psychologique, et qui, le plus souvent, rentre dans la catégorie de ce qu’on appelle communément les « abstractions personnifiées » ; il est à peine besoin de dire que rien ne saurait être plus éloigné du véritable symbolisme. Mais, pour en revenir au mythe, s’il ne dit pas ce qu’il veut dire, il le suggère par cette correspondance analogique qui est le fondement et l’essence même de tout symbolisme ; ainsi, pourrait-on dire, on garde le silence tout en parlant, et c’est de là que le mythe a reçu sa désignation(5).

Il nous reste à attirer l’attention sur la parenté des mots « mythe » et « mystère », issus tous deux de la même racine : le mot grec mustêrion, « mystère », se rattache directement, lui aussi, à l’idée du « silence » ; et ceci, d’ailleurs, peut s’interpréter en plusieurs sens différents, mais liés l’un à l’autre, et dont chacun a sa raison d’être à un certain point de vue. Remarquons tout d’abord que, d’après la dérivation que nous avons indiquée précédemment (de mueô), le sens principal du mot est celui qui se réfère à l’initiation, et c’est bien ainsi, en effet, qu’il faut entendre ce qui était appelé « mystères » dans l’antiquité grecque. D’autre part, ce qui montre encore le destin vraiment singulier de certains mots, c’est qu’un autre terme étroitement apparenté à ceux que nous venons de mentionner est, comme nous l’avons d’ailleurs indiqué déjà, celui de « mystique », qui, étymologiquement, s’applique à tout ce qui concerne les mystères : mustikos, en effet, est l’adjectif de mustês, initié ; il équivaut donc originairement à « initiatique » et désigne tout ce qui se rapporte à l’initiation, à sa doctrine et à son objet même (mais dans ce sens ancien, il ne peut jamais être appliqué à des personnes) ; or, chez les modernes, ce même mot « mystique », seul parmi tous ces termes de souche commune, en est arrivé à désigner exclusivement quelque chose qui, comme nous l’avons vu, n’a absolument rien de commun avec l’initiation, et qui a même des caractères opposés à certains égards.

Revenons maintenant aux divers sens du mot « mystère » : au sens le plus immédiat, nous dirions volontiers le plus grossier ou tout au moins le plus extérieur, le mystère est ce dont on ne doit pas parler, ce sur quoi il convient de garder le silence, ou ce qu’il est interdit de faire connaître au dehors ; c’est ainsi qu’on l’entend le plus communément, même lorsqu’il s’agit des mystères antiques ; et, dans l’acception plus courante qu’il a reçue ultérieurement, le mot n’a même guère gardé d’autre sens que celui-là. Pourtant, cette interdiction de révéler certains rites et certains enseignements doit en réalité, tout en faisant la part des considérations d’opportunité qui ont pu assurément y jouer parfois un rôle, mais qui n’ont jamais qu’un caractère purement contingent, être envisagée surtout comme ayant, elle aussi, une valeur de symbole ; nous nous sommes déjà expliqué sur ce point en parlant de la véritable nature du secret initiatique. Comme nous l’avons dit à ce propos, ce qu’on a appelé la « discipline du secret », qui était de rigueur tout aussi bien dans la primitive Église chrétienne que dans les anciens mystères (et les adversaires religieux de l’ésotérisme devraient bien s’en souvenir), est fort loin de nous apparaître uniquement comme une simple précaution contre l’hostilité, du reste très réelle et souvent dangereuse, due à l’incompréhension du monde profane ; nous y voyons d’autres raisons d’un ordre beaucoup plus profond, et qui peuvent être indiquées par les autres sens contenus dans le mot « mystère ». Nous pouvons d’ailleurs ajouter que ce n’est pas par une simple coïncidence qu’il y a une étroite similitude entre les mots « sacré » (sacratum) et « secret » (secretum) : il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de ce qui est mis à part (secernere, mettre à part, d’où le participe secretum), réservé, séparé du domaine profane ; de même, le lieu consacré est appelé templum, dont la racine tem (qui se retrouve dans le grec temnô, couper, retrancher, séparer, d’où temenos, enceinte sacrée) exprime aussi la même idée ; et la « contemplation », dont le nom provient de la même racine, se rattache encore à cette idée par son caractère strictement « intérieur »(6).

Suivant le second sens du mot « mystère », qui est déjà moins extérieur, il désigne ce qu’on doit recevoir en silence(7), ce sur quoi il ne convient pas de discuter ; à ce point de vue, toutes les doctrines traditionnelles, y compris les dogmes religieux qui en constituent un cas particulier, peuvent être appelées mystères (l’acception de ce mot s’étendant alors à des domaines autres que le domaine initiatique, mais où s’exerce également une influence « non-humaine »), parce que ce sont des vérités qui, par leur nature essentiellement supra-individuelle et supra-rationnelle, sont au-dessus de toute discussion(8). Or on peut dire, pour relier ce sens au premier, que répandre inconsidérément parmi les profanes les mystères ainsi entendus, c’est inévitablement les livrer à la discussion, procédé profane par excellence, avec tous les inconvénients qui peuvent en résulter et que résume parfaitement ce mot de « profanation » que nous employions déjà précédemment à un autre propos, et qui doit être pris ici dans son acception à la fois la plus littérale et la plus complète ; le travail destructif de la « critique » moderne à l’égard de toute tradition est un exemple trop éloquent de ce que nous voulons dire pour qu’il soit nécessaire d’y insister davantage(9).

Enfin, il est un troisième sens, le plus profond de tous, suivant lequel le mystère est proprement l’inexprimable, qu’on ne peut que contempler en silence (et il convient de se rappeler ici ce que nous disions tout à l’heure de l’origine du mot « contemplation ») ; et, comme l’inexprimable est en même temps et par là même l’incommunicable, l’interdiction de révéler l’enseignement sacré symbolise, à ce nouveau point de vue, l’impossibilité d’exprimer par des paroles le véritable mystère dont cet enseignement n’est pour ainsi dire que le vêtement, le manifestant et le voilant tout ensemble(10). L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées, qui seront comme les supports de la contemplation ; d’après ce que nous avons expliqué, cela revient à dire qu’un tel enseignement prend nécessairement la forme symbolique. Tel fut toujours, et chez tous les peuples, un des caractères essentiels de l’initiation aux mystères, par quelque nom qu’on l’ait d’ailleurs désignée ; on peut donc dire que les symboles, et en particulier les mythes lorsque cet enseignement se traduisit en paroles, constituent véritablement, dans leur destination première, le langage même de cette initiation.