CHAPITRE XX
À propos de
« magie cérémonielle »

Pour compléter ce qui vient d’être dit sur les cérémonies et sur leurs différences essentielles avec les rites, nous envisagerons encore un cas spécial que nous avons laissé de côté intentionnellement : ce cas est celui où il est question de « cérémonies magiques », et, bien qu’il soit assurément en dehors du sujet principal de notre étude, nous ne croyons pas inutile de le traiter avec quelque détail, puisque la magie est, comme nous l’avons déjà dit, ce qui donne lieu à une bonne partie des équivoques créées et entretenues, au sujet de l’initiation, par une foule de pseudo-initiés de tout genre ; du reste, le terme de « magie » est sans cesse appliqué aujourd’hui à tort et à travers aux choses les plus diverses, et parfois sans le moindre rapport avec ce qu’il désigne réellement. Tout ce qui semble plus ou moins bizarre, tout ce qui sort de l’ordinaire (ou de ce qu’on est convenu de considérer comme tel), est « magique » pour certains ; nous avons déjà signalé l’application que quelques-uns font de cette épithète à l’efficacité propre des rites, le plus souvent d’ailleurs avec l’intention d’en nier la réalité ; et à vrai dire, dans le langage vulgaire, le mot en est même arrivé à n’avoir plus guère d’autre sens que celui-là. Pour d’autres, la « magie » prend l’aspect d’une chose plutôt « littéraire », un peu à la façon dont on parle couramment aussi de la « magie du style » ; et c’est surtout à la poésie (ou tout au moins à certaine poésie, sinon à toute indistinctement) qu’ils veulent attribuer ce caractère « magique ». Dans ce dernier cas, il y a une confusion peut-être moins grossière, mais qu’il importe d’autant plus de dissiper : il est exact que la poésie, à ses origines et avant qu’elle n’ait dégénéré en simple « littérature » et en expression d’une pure fantaisie individuelle, était quelque chose de tout différent, dont la notion peut en somme se rattacher directement à celle des mantras(1) ; il pouvait donc y avoir réellement alors une poésie magique, aussi bien qu’une poésie destinée à produire des effets d’un ordre beaucoup plus élevé(2) ; mais, dès lors qu’il s’agit au contraire de poésie profane (et c’est bien celle-ci que les modernes ont en vue inévitablement, puisque, même quand il leur arrive de se trouver en présence de l’autre, ils ne savent pas l’en distinguer et croient encore n’avoir affaire qu’à de la « littérature »), il ne peut plus être question de rien de tel, non plus, quoi qu’on en puisse dire (et ceci est encore un autre abus de langage), que d’« inspiration » au seul véritable sens de ce mot, c’est-à-dire au sens proprement « supra-humain ». Nous ne contestons pas, bien entendu, que la poésie profane, comme d’ailleurs n’importe quelle expression d’idées ou de sentiments quelconques, puisse produire des effets psychologiques ; mais cela est une tout autre question et, précisément, n’a absolument rien à voir avec la magie ; cependant, ce point est à retenir, car il peut y avoir là la source d’une confusion qui, en ce cas, serait simplement corrélative d’une autre erreur que les modernes commettent fréquemment aussi quant à la nature de la magie elle-même, et sur laquelle nous allons avoir à revenir par la suite.

Cela dit, nous rappellerons que la magie est proprement une science, on peut même dire une science « physique » au sens étymologique de ce mot, puisqu’il s’agit des lois et de la production de certains phénomènes (et c’est d’ailleurs, comme nous l’avons déjà indiqué, le caractère « phénoménique » de la magie qui intéresse certains Occidentaux modernes, parce qu’il satisfait leurs tendances « expérimentalistes ») ; seulement, il importe de préciser que les forces qui interviennent ici appartiennent à l’ordre subtil, et non pas à l’ordre corporel, et c’est en cela qu’il serait complètement faux de vouloir assimiler cette science à la « physique » prise dans le sens restreint où l’entendent les modernes ; cette erreur se rencontre du reste aussi en fait, puisque certains ont cru pouvoir rapporter les phénomènes magiques à l’électricité ou à des « radiations » quelconques du même ordre. Maintenant, si la magie a ce caractère de science, on se demandera peut-être comment il est possible qu’il soit question de rites magiques, et il faut reconnaître que cela doit être en effet assez embarrassant pour les modernes, étant donnée l’idée qu’ils se font des sciences ; là où ils voient des rites, ils pensent qu’il s’agit nécessairement de tout autre chose, qu’ils cherchent presque toujours à identifier plus ou moins complètement avec la religion ; mais, disons-le nettement tout de suite, les rites magiques n’ont en réalité, quant à leur but propre, aucun point commun avec les rites religieux, ni d’ailleurs (et nous serions même tenté de dire à plus forte raison) avec les rites initiatiques, comme le voudraient, d’un autre côté, les partisans de certaines des conceptions pseudo-initiatiques qui ont cours à notre époque ; et pourtant, quoiqu’ils soient entièrement en dehors de ces catégories, il y a bien véritablement aussi des rites magiques.

L’explication est très simple au fond : la magie est une science, comme nous venons de le dire, mais une science traditionnelle ; or, dans tout ce qui présente ce caractère, qu’il s’agisse de sciences, d’art ou de métiers, il y a toujours, ou du moins dès qu’on ne se borne pas à des études simplement théoriques, quelque chose qui, si on le comprend bien, doit être considéré comme constituant de véritables rites ; et il n’y a point lieu de s’en étonner, car toute action accomplie selon des règles traditionnelles, de quelque domaine qu’elle relève, est réellement une action rituelle, ainsi que nous l’avons déjà indiqué précédemment. Naturellement, ces rites devront, dans chaque cas, être d’un genre spécial, leur « technique » étant forcément appropriée au but particulier auquel ils sont destinés ; c’est pourquoi il faut soigneusement éviter toute confusion et toute fausse assimilation telle que celles que nous avons mentionnées tout à l’heure, et cela aussi bien quant aux rites eux-mêmes que quant aux différents domaines auxquels ils se rapportent respectivement, les deux choses étant d’ailleurs étroitement solidaires ; et les rites magiques ne sont ainsi rien de plus qu’une espèce parmi beaucoup d’autres, au même titre que le sont, par exemple, les rites médicaux qui doivent paraître aussi, aux yeux des modernes, une chose fort extraordinaire et même tout à fait incompréhensible, mais dont l’existence dans les civilisations traditionnelles n’en est pas moins un fait incontestable.

Il convient de rappeler aussi que la magie est, parmi les sciences traditionnelles, une de celles qui appartiennent à l’ordre le plus inférieur, car il est bien entendu qu’ici, tout doit être considéré comme strictement hiérarchisé suivant sa nature et son domaine propre ; sans doute est-ce pour cela qu’elle est, peut-être plus que toute autre, sujette à bien des déviations et des dégénérescences(3). Il arrive parfois qu’elle prend un développement hors de toute proportion avec son importance réelle, allant jusqu’à étouffer en quelque sorte les connaissances plus hautes et plus dignes d’intérêt, et certaines civilisations antiques sont mortes de cet envahissement de la magie, comme la civilisation moderne risque de mourir de celui de la science profane, qui représente d’ailleurs une déviation plus grave encore, puisque la magie, malgré tout, est encore une connaissance traditionnelle. Parfois aussi, elle se survit pour ainsi dire à elle-même, sous l’aspect de vestiges plus ou moins informes et incompris, mais encore capables de donner quelques résultats effectifs, et elle peut alors tomber jusqu’au niveau de la basse sorcellerie, ce qui est le cas le plus commun et le plus répandu, ou dégénérer encore de quelque autre façon. Jusqu’ici, nous n’avons pas parlé de cérémonies, mais c’est justement là que nous en venons maintenant, car elles constituent le caractère propre d’une de ces dégénérescences de la magie, au point que celle-ci en a reçu sa dénomination même de « magie cérémonielle ».

Les occultistes seraient assurément peu disposés à admettre que cette « magie cérémonielle », la seule qu’ils connaissent et qu’ils essaient de pratiquer, n’est qu’une magie dégénérée, et pourtant c’est ainsi ; et même, sans vouloir aucunement l’assimiler à la sorcellerie, nous pourrions dire qu’elle est encore plus dégénérée que celle-ci à certains égards, quoique d’une autre façon. Expliquons-nous plus nettement là-dessus : le sorcier accomplit certains rites et prononce certaines formules, généralement sans en comprendre le sens, mais en se contentant de répéter aussi exactement que possible ce qui lui a été enseigné par ceux qui les lui ont transmis (ceci est un point particulièrement important dès lors qu’il s’agit de quelque chose qui présente un caractère traditionnel, comme on peut facilement le comprendre par ce que nous avons expliqué précédemment) ; et ces rites et ces formules, qui ne sont le plus souvent que des restes plus ou moins défigurés de choses très anciennes, et qui ne s’accompagnent certes d’aucune cérémonie, n’en ont pas moins, dans bien des cas, une efficacité certaine (nous n’avons ici à faire aucune distinction entre les intentions bénéfiques ou maléfiques qui peuvent présider à leur usage, puisqu’il s’agit uniquement de la réalité des effets obtenus). Par contre, l’occultiste qui fait de la « magie cérémonielle » n’en obtient généralement aucun résultat sérieux, quelque soin qu’il apporte à se conformer à une multitude de prescriptions minutieuses et compliquées, que d’ailleurs il n’a apprises que par l’étude des livres, et non point par le fait d’une transmission quelconque ; il se peut qu’il arrive parfois à s’illusionner, mais c’est là une tout autre affaire ; et l’on pourrait dire qu’il y a, entre les pratiques du sorcier et les siennes, la même différence qu’entre une chose vivante, fût-elle dans un état de décrépitude, et une chose morte.

Cet insuccès du « magiste » (puisque c’est là le mot dont les occultistes se servent de préférence, l’estimant sans doute plus honorable et moins vulgaire que celui de « magicien ») a une double raison : d’une part, dans la mesure où il peut encore être question de rites en pareil cas, il les simule plutôt qu’il ne les accomplit vraiment, puisqu’il lui manque la transmission qui serait nécessaire pour les « vivifier » et à laquelle la simple intention ne saurait suppléer en aucune façon ; d’autre part, ces rites sont littéralement étouffés sous le « formalisme » vide des cérémonies, car, incapable de discerner l’essentiel de l’accidentel (et les livres auxquels il s’en rapporte seront d’ailleurs fort loin de l’y aider, car tout y est d’ordinaire mêlé inextricablement, peut-être volontairement dans certains cas et involontairement dans d’autres), le « magiste » s’attachera naturellement surtout au côté extérieur qui le frappe davantage et qui est le plus « impressionnant » ; et c’est là, en somme, ce qui justifie le nom même de la « magie cérémonielle ». En fait, la plupart de ceux qui croient ainsi « faire de la magie » ne font en réalité rien de plus ni d’autre que de s’autosuggestionner purement et simplement ; ce qu’il y a de plus curieux ici, c’est que les cérémonies arrivent à en imposer, non pas seulement aux spectateurs, s’il y en a, mais à ceux mêmes qui les accomplissent, et qui, quand ils sont sincères (nous n’avons à nous occuper que de ce cas, et non de celui où le charlatanisme intervient), sont véritablement, à la façon des enfants, dupes de leur propre jeu. Ceux-là n’obtiennent donc et ne peuvent obtenir que des effets d’ordre exclusivement psychologique, c’est-à-dire de même nature que ceux que produisent les cérémonies en général, et qui sont du reste, au fond, toute la raison d’être de celles-ci ; mais, même s’ils sont restés assez conscients de ce qui se passe en eux et autour d’eux pour se rendre compte que tout se réduit à cela, ils sont bien loin de se douter que, s’il en est ainsi, ce n’est que du fait de leur incapacité et de leur ignorance. Alors, ils s’ingénient à bâtir des théories, en accord avec les conceptions les plus modernes, et rejoignant directement par là, bon gré mal gré, celles de la « science officielle » elle-même, pour expliquer que la magie et ses effets relèvent entièrement du domaine psychologique, comme d’autres le font aussi pour les rites en général ; le malheur est que ce dont ils parlent n’est point la magie, au point de vue de laquelle de pareils effets sont parfaitement nuls et inexistants, et que, confondant les rites avec les cérémonies, ils confondent aussi la réalité avec ce qui n’en est qu’une caricature ou une parodie ; si les « magistes » eux-mêmes en sont là, comment s’étonner que de semblables confusions aient cours parmi le « grand public » ?

Ces remarques suffiront, d’une part, pour rattacher le cas des cérémonies magiques à ce que nous avons dit tout d’abord des cérémonies en général, et, d’autre part, pour montrer d’où proviennent quelques-unes des principales erreurs modernes concernant la magie. Assurément, « faire de la magie », fût-ce de la façon la plus authentique qui puisse être, n’est pas une occupation qui nous paraisse très digne d’intérêt en elle-même ; mais encore devons-nous reconnaître que c’est là une science dont les résultats, quoi qu’on puisse penser de leur valeur, sont tout aussi réels dans leur ordre que ceux de toute autre science, et n’ont rien de commun avec des illusions et des rêveries « psychologiques ». Il faut tout au moins savoir déterminer la vraie nature de chaque chose et la situer à la place qui lui convient, mais c’est justement là ce dont la plupart de nos contemporains se montrent tout à fait incapables, et ce que nous avons déjà appelé le « psychologisme », c’est-à-dire cette tendance à tout ramener à des interprétations psychologiques dont nous avons ici un exemple très net, n’est pas, parmi les manifestations caractéristiques de leur mentalité, une des moins singulières ni des moins significatives ; ce n’est d’ailleurs, au fond, qu’une des formes les plus récentes qu’ait prises l’« humanisme », c’est-à-dire la tendance plus générale de l’esprit moderne à prétendre tout réduire à des éléments purement humains.