CHAPITRE XXV
Des épreuves initiatiques

Nous envisagerons maintenant la question de ce qu’on appelle les « épreuves » initiatiques, qui ne sont en somme qu’un cas particulier des rites de cet ordre, mais un cas assez important pour mériter d’être traité à part, d’autant plus qu’il donne lieu encore à bien des conceptions erronées ; le mot même d’« épreuves », qui est employé en de multiples sens, est peut-être pour quelque chose dans ces équivoques, à moins pourtant que certaines des acceptions qu’il a prises couramment ne proviennent déjà de confusions préalables, ce qui est également fort possible. On ne voit pas très bien, en effet, pourquoi on qualifie communément d’« épreuve » tout événement pénible, ni pourquoi on dit de quelqu’un qui souffre qu’il est « éprouvé » ; il est difficile de voir là autre chose qu’un simple abus de langage, dont il pourrait d’ailleurs n’être pas sans intérêt de rechercher l’origine. Quoi qu’il en soit, cette idée vulgaire des « épreuves de la vie » existe, même si elle ne répond à rien de nettement défini, et c’est elle surtout qui a donné naissance à de fausses assimilations en ce qui concerne les épreuves initiatiques, à tel point que certains ont été jusqu’à ne voir dans celles-ci qu’une sorte d’image symbolique de celles-là, ce qui, par un étrange renversement des choses, donnerait à supposer que ce sont les faits de la vie humaine extérieure qui ont une valeur effective et qui comptent véritablement au point de vue initiatique lui- même. Ce serait vraiment trop simple s’il en était ainsi, et alors tous les hommes seraient, sans s’en douter, des candidats à l’initiation ; il suffirait à chacun d’avoir traversé quelques circonstances difficiles, ce qui arrive plus ou moins à tout le monde, pour atteindre cette initiation, dont on serait d’ailleurs bien en peine de dire par qui et au nom de quoi elle serait conférée. Nous pensons en avoir déjà dit assez sur la vraie nature de l’initiation pour n’avoir pas à insister sur l’absurdité de telles conséquences ; la vérité est que la « vie ordinaire », telle qu’on l’entend aujourd’hui, n’a absolument rien à voir avec l’ordre initiatique, puisqu’elle correspond à une conception entièrement profane ; et, si l’on envisageait au contraire la vie humaine suivant une conception traditionnelle et normale, on pourrait dire que c’est elle qui peut être prise comme un symbole, et non pas l’inverse.

Ce dernier point mérite que nous nous y arrêtions un instant : on sait que le symbole doit toujours être d’un ordre inférieur à ce qui est symbolisé (ce qui, rappelons-le en passant, suffit à écarter toutes les interprétations « naturalistes » imaginées par les modernes) ; les réalités du domaine corporel, étant celles de l’ordre le plus bas et le plus étroitement limité, ne sauraient donc être symbolisées par quoi que ce soit, et d’ailleurs elles n’en ont nul besoin, puisqu’elles sont directement et immédiatement saisissables pour tout le monde. Par contre, tout événement ou phénomène quelconque, si insignifiant qu’il soit, pourra toujours, en raison de la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalités, être pris comme symbole d’une réalité d’ordre supérieur, dont il est en quelque sorte une expression sensible, par là même qu’il en est dérivé comme une conséquence l’est de son principe ; et à ce titre, si dépourvu de valeur et d’intérêt qu’il soit en lui-même, il pourra présenter une signification profonde à celui qui est capable de voir au delà des apparences immédiates. Il y a là une transposition dont le résultat n’aura évidemment plus rien de commun avec la « vie ordinaire », ni même avec la vie extérieure de quelque façon qu’on l’envisage, celle-ci ayant simplement fourni le point d’appui permettant, à un être doué d’aptitudes spéciales, de sortir de ses limitations ; et ce point d’appui, nous y insistons, pourra être tout à fait quelconque, tout dépendant ici de la nature propre de l’être qui s’en servira. Par conséquent, et ceci nous ramène à l’idée commune des « épreuves », il n’y a rien d’impossible à ce que la souffrance soit, dans certains cas particuliers, l’occasion ou le point de départ d’un développement de possibilités latentes, mais exactement comme n’importe quoi d’autre peut l’être dans d’autres cas ; l’occasion, disons-nous, et rien de plus ; et cela ne saurait autoriser à attribuer à la souffrance en elle-même aucune vertu spéciale et privilégiée, en dépit de toutes les déclamations accoutumées sur ce sujet. Remarquons d’ailleurs que ce rôle tout contingent et accidentel de la souffrance, même ramené ainsi à ses justes proportions, est certainement beaucoup plus restreint dans l’ordre initiatique que dans certaines autres « réalisations » d’un caractère plus extérieur ; c’est surtout chez les mystiques qu’il devient en quelque sorte habituel et paraît acquérir une importance de fait qui peut faire illusion (et, bien entendu, à ces mystiques eux-mêmes tous les premiers), ce qui s’explique sans doute, au moins en partie, par des considérations de nature spécifiquement religieuse(1). Il faut encore ajouter que la psychologie profane a certainement contribué pour une bonne part à répandre sur tout cela les idées les plus confuses et les plus erronées ; mais en tout cas, qu’il s’agisse de simple psychologie ou de mysticisme, toutes ces choses n’ont absolument rien de commun avec l’initiation.

Cela étant mis au point, il nous faut encore indiquer l’explication d’un fait qui pourrait paraître, aux yeux de certains, susceptible de donner lieu à une objection : bien que les circonstances difficiles ou pénibles soient assurément, comme nous le disions tout à l’heure, communes à la vie de tous les hommes, il arrive assez fréquemment que ceux qui suivent une voie initiatique les voient se multiplier d’une façon inaccoutumée. Ce fait est dû tout simplement à une sorte d’hostilité inconsciente du milieu, à laquelle nous avons déjà eu l’occasion de faire allusion précédemment : il semble que ce monde, nous voulons dire l’ensemble des êtres et des choses mêmes qui constituent le domaine de l’existence individuelle, s’efforce par tous les moyens de retenir celui qui est près de lui échapper ; de telles réactions n’ont en somme rien que de parfaitement normal et compréhensible, et, si déplaisantes qu’elles puissent être, il n’y a certainement pas lieu de s’en étonner. Il s’agit donc là proprement d’obstacles suscités par des forces adverses, et non point, comme on semble parfois se l’imaginer à tort, d’« épreuves » voulues et imposées par les puissances qui président à l’initiation ; il est nécessaire d’en finir une fois pour toutes avec ces fables, assurément beaucoup plus proches des rêveries occultistes que des réalités initiatiques.

Ce qu’on appelle les épreuves initiatiques est quelque chose de tout différent, et il nous suffira maintenant d’un mot pour couper court définitivement à toute équivoque : ce sont essentiellement des rites, ce que les prétendues « épreuves de la vie » ne sont évidemment en aucune façon ; et elles ne sauraient exister sans ce caractère rituel, ni être remplacées par quoi que ce soit qui ne posséderait pas ce même caractère. On peut voir tout de suite par là que les aspects sur lesquels on insiste généralement le plus sont en réalité tout à fait secondaires : si ces épreuves étaient vraiment destinées, suivant la notion la plus « simpliste », à montrer si un candidat à l’initiation possède les qualités requises, il faut convenir qu’elles seraient fort inefficaces, et l’on comprend que ceux qui s’en tiennent à cette façon de voir soient tentés de les regarder comme sans valeur ; mais, normalement, celui qui est admis à les subir doit déjà avoir été, par d’autres moyens plus adéquats, reconnu « bien et dûment qualifié » ; il faut donc qu’il y ait là tout autre chose. On dirait alors que ces épreuves constituent un enseignement donné sous forme symbolique, et destiné à être médité ultérieurement ; cela est très vrai, mais on peut en dire autant de n’importe quel autre rite, car tous, comme nous l’avons dit précédemment, ont également un caractère symbolique, donc une signification qu’il appartient à chacun d’approfondir selon la mesure de ses propres capacités. La raison d’être essentielle du rite, c’est, ainsi que nous l’avons expliqué en premier lieu, l’efficacité qui lui est inhérente ; cette efficacité est d’ailleurs, cela va de soi, en étroite relation avec le sens symbolique inclus dans sa forme, mais elle n’en est pas moins indépendante d’une compréhension actuelle de ce sens chez ceux qui prennent part au rite. C’est donc à ce point de vue de l’efficacité directe du rite qu’il convient de se placer avant tout ; le reste, quelle qu’en soit l’importance, ne saurait venir qu’au second rang, et tout ce que nous avons dit jusqu’ici est suffisamment explicite à cet égard pour nous dispenser de nous y attarder davantage.

Pour plus de précision, nous dirons que les épreuves sont des rites préliminaires ou préparatoires à l’initiation proprement dite ; elles en constituent le préambule nécessaire, de telle sorte que l’initiation même est comme leur conclusion ou leur aboutissement immédiat. Il est à remarquer qu’elles revêtent souvent la forme de « voyages » symboliques ; nous ne faisons d’ailleurs que noter ce point en passant, car nous ne pouvons songer à nous étendre ici sur le symbolisme du voyage en général, et nous dirons seulement que, sous cet aspect, elles se présentent comme une « recherche » (ou mieux une « queste », comme on disait dans le langage du moyen âge) conduisant l’être des « ténèbres » du monde profane à la « lumière » initiatique ; mais encore cette forme, qui se comprend ainsi d’elle-même, n’est-elle en quelque sorte qu’accessoire, si bien appropriée qu’elle soit à ce dont il s’agit. Au fond, les épreuves sont essentiellement des rites de purification ; et c’est là ce qui donne l’explication véritable de ce mot même d’« épreuves », qui a ici un sens nettement « alchimique », et non point le sens vulgaire qui a donné lieu aux méprises que nous avons signalées. Maintenant, ce qui importe pour connaître le principe fondamental du rite, c’est de considérer que la purification s’opère par les « éléments », au sens cosmologique de ce terme, et la raison peut en être exprimée très facilement en quelques mots : qui dit élément dit simple, et qui dit simple dit incorruptible. Donc, la purification rituelle aura toujours pour « support » matériel les corps qui symbolisent les éléments et qui en portent les désignations (car il doit être bien entendu que les éléments eux-mêmes ne sont nullement des corps prétendus « simples », ce qui est d’ailleurs une contradiction, mais ce à partir de quoi sont formés tous les corps), ou tout au moins l’un de ces corps ; et ceci s’applique également dans l’ordre traditionnel exotérique, notamment en ce qui concerne les rites religieux, où ce mode de purification est usité non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour d’autres être vivants, pour des objets inanimés, et pour des lieux ou des édifices. Si l’eau semble jouer ici un rôle prépondérant par rapport aux autres corps représentatifs des éléments, il faut dire pourtant que ce rôle n’est pas exclusif ; peut-être pourrait-on expliquer cette prépondérance en remarquant que l’eau est en outre, dans toutes les traditions, plus particulièrement le symbole de la « substance universelle ». Quoi qu’il en soit, il est à peine besoin de dire que les rites dont il s’agit, lustrations, ablutions ou autres (y compris le rite chrétien du baptême, au sujet duquel nous avons déjà indiqué qu’il rentre aussi dans cette catégorie), n’ont, pas plus d’ailleurs que les jeûnes de caractère également rituel ou que l’interdiction de certains aliments, absolument rien à voir avec des prescriptions d’hygiène ou de propreté corporelle, suivant la conception niaise de certains modernes, qui, voulant de parti pris ramener toutes choses à une explication purement humaine, semblent se plaire à choisir toujours l’interprétation la plus grossière qu’il soit possible d’imaginer. Il est vrai que les prétendues explications « psychologiques », si elles sont d’apparence plus subtile, ne valent pas mieux au fond ; toutes négligent pareillement d’envisager la seule chose qui compte en réalité, à savoir que l’action effective des rites n’est pas une « croyance » ni une vue théorique, mais un fait positif.

On peut comprendre maintenant pourquoi, lorsque les épreuves revêtent la forme de « voyages » successifs, ceux-ci sont mis respectivement en rapport avec les différents éléments ; et il nous reste seulement à indiquer en quel sens, au point de vue initiatique, le terme même de « purification » doit être entendu. Il s’agit de ramener l’être à un état de simplicité indifférenciée, comparable, comme nous l’avons dit précédemment, à celui de la materia prima (entendue naturellement ici en un sens relatif), afin qu’il soit apte à recevoir la vibration du Fiat Lux initiatique ; il faut que l’influence spirituelle dont la transmission va lui donner cette « illumination » première ne rencontre en lui aucun obstacle dû à des « préformations » inharmoniques provenant du monde profane(2) ; et c’est pourquoi il doit être réduit tout d’abord à cet état de materia prima, ce qui, si l’on veut bien y réfléchir un instant, montre assez clairement que le processus initiatique et le « Grand Œuvre » hermétique ne sont en réalité qu’une seule et même chose : la conquête de la Lumière divine qui est l’unique essence de toute spiritualité.