CHAPITRE XXIX
« Opératif » et « spéculatif »

Lorsque nous avons traité la question des qualifications initiatiques, nous avons fait allusion à une certaine méprise très répandue sur le sens du mot « opératif », et aussi, par suite, sur celui du mot « spéculatif » qui en est en quelque sorte l’opposé ; et, comme nous le disions alors, il nous paraît qu’il y a lieu d’insister plus spécialement sur ce sujet, parce qu’il y a un étroit rapport entre cette méprise et la méconnaissance générale de ce que doit être réellement l’initiation. Historiquement, si l’on peut dire, la question se pose d’une façon plus particulière à propos de la Maçonnerie, puisque c’est là que les termes dont il s’agit sont employés habituellement ; mais il n’est pas difficile de comprendre qu’elle a au fond une portée beaucoup plus étendue, et qu’il y a même là quelque chose qui, suivant des modalités diverses, est susceptible de s’appliquer à toutes les formes initiatiques ; c’est ce qui en fait toute l’importance au point de vue où nous nous plaçons.

Le point de départ de l’erreur que nous signalons consiste en ceci : du fait que la forme de l’initiation maçonnique est liée à un métier, ce qui d’ailleurs, comme nous l’avons indiqué, est fort loin d’être un cas exceptionnel, et que ses symboles et ses rites, en un mot ses méthodes propres, dans tout ce qu’elles ont de « spécifique », prennent essentiellement leur appui dans le métier de constructeur, on en est arrivé à confondre « opératif » avec « corporatif », s’arrêtant ainsi à l’aspect le plus extérieur et le plus superficiel des choses, ainsi qu’il est naturel pour qui n’a aucune idée ni même aucun soupçon de la « réalisation » initiatique. L’opinion la plus répandue pourrait donc se formuler ainsi : les Maçons « opératifs » étaient exclusivement des hommes de métier ; peu à peu, ils « acceptèrent » parmi eux, à titre honorifique en quelque sorte, des personnes étrangères à l’art de bâtir(1) ; mais, finalement, il arriva que ce second élément devint prédominant, et c’est de là que résulta la transformation de la Maçonnerie « opérative » en Maçonnerie « spéculative », n’ayant plus avec le métier qu’un rapport fictif ou « idéal ». Cette Maçonnerie « spéculative » date, comme on le sait, du début du xviiie siècle ; mais certains, constatant la présence de membres non ouvriers dans l’ancienne Maçonnerie « opérative », croient pouvoir en conclure que ceux-là étaient déjà des Maçons « spéculatifs ». Dans tous les cas, on semble penser, d’une façon à peu près unanime, que le changement qui donna naissance à la Maçonnerie « spéculative » marque une supériorité par rapport à ce dont celle-ci est dérivée, comme si elle représentait un « progrès » dans le sens « intellectuel » et répondait à une conception d’un niveau plus élevé ; et on ne se fait pas faute, à cet égard, d’opposer les « spéculations » de la « pensée » aux occupations de métier, comme si c’était là ce dont il s’agit quand on a affaire à des choses qui relèvent, non pas de l’ordre des activités profanes, mais du domaine initiatique.

En fait, il n’y avait anciennement d’autre distinction que celle des Maçons « libres », qui étaient les hommes de métier, s’appelant ainsi à cause des franchises qui avaient été accordées par les souverains à leurs corporations, et sans doute aussi (nous devrions peut-être même dire avant tout) parce que la condition d’homme libre de naissance était une des qualifications requises pour être admis à l’initiation(2), et des Maçons « acceptés », qui, eux, n’étaient pas des professionnels, et parmi lesquels une place à part était faite aux ecclésiastiques, qui étaient initiés dans des Loges spéciales(3) pour pouvoir remplir la fonction de « chapelain » dans les Loges ordinaires ; mais les uns et les autres étaient également, bien qu’à des titres différents, des membres d’une seule et même organisation, qui était la Maçonnerie « opérative » ; et comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’aucune Loge n’aurait pu fonctionner normalement sans être pourvue d’un « chapelain », donc sans compter tout au moins un Maçon « accepté » parmi ses membres(4) ? Il est exact, par ailleurs, que c’est parmi les Maçons « acceptés » et par leur action que s’est formée la Maçonnerie « spéculative »(5) ; et ceci peut en somme s’expliquer assez simplement par le fait que, n’étant pas rattachés directement au métier, et n’ayant pas, par là même, une base aussi solide pour le travail initiatique sous la forme dont il s’agit, ils pouvaient, plus facilement ou plus complètement que d’autres, perdre de vue une partie de ce que comporte l’initiation, et nous dirons même la partie la plus importante, puisque c’est celle qui concerne proprement la « réalisation »(6). Encore faut-il ajouter qu’ils étaient peut-être aussi, par leur situation sociale et leurs relations extérieures, plus accessibles à certaines influences du monde profane, politiques, philosophiques ou autres, agissant également dans le même sens, en les « distrayant », dans l’acception propre du mot, du travail initiatique, si même elles n’allaient pas jusqu’à les amener à commettre de fâcheuses confusions entre les deux domaines, ainsi que cela ne s’est vu que trop souvent par la suite.

C’est ici que, tout en étant parti de considérations historiques pour la commodité de notre exposé, nous touchons au fond même de la question : le passage de l’« opératif » au « spéculatif », bien loin de constituer un « progrès » comme le voudraient les modernes qui n’en comprennent pas la signification, est exactement tout le contraire au point de vue initiatique ; il implique, non pas forcément une déviation à proprement parler, mais du moins une dégénérescence au sens d’un amoindrissement ; et, comme nous venons de le dire, cet amoindrissement consiste dans la négligence et l’oubli de tout ce qui est « réalisation », car c’est là ce qui est véritablement « opératif », pour ne plus laisser subsister qu’une vue purement théorique de l’initiation. Il ne faut pas oublier, en effet, que « spéculation » et « théorie » sont synonymes ; et il est bien entendu que le mot « théorie » ne doit pas être pris ici dans son sens originel de « contemplation », mais uniquement dans celui qu’il a toujours dans le langage actuel, et que le mot « spéculation » exprime sans doute plus nettement, puisqu’il donne, par sa dérivation même, l’idée de quelque chose qui n’est qu’un « reflet », comme l’image vue dans un miroir(7), c’est-à-dire une connaissance indirecte, par opposition à la connaissance effective qui est la conséquence immédiate de la « réalisation », ou qui plutôt ne fait qu’un avec celle-ci. D’un autre côté, le mot « opératif » ne doit pas être considéré exactement comme un équivalent de « pratique », en tant que ce dernier terme se rapporte toujours à l’« action » (ce qui est d’ailleurs strictement conforme à son étymologie), de sorte qu’il ne saurait être employé ici sans équivoque ni impropriété(8) ; en réalité, il s’agit de cet « accomplissement » de l’être qu’est la « réalisation » initiatique, avec tout l’ensemble des moyens de divers ordres qui peuvent être employés en vue de cette fin ; et il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’un mot de même origine, celui d’« œuvre », est aussi usité précisément en ce sens dans la terminologie alchimique.

Il est dès lors facile de se rendre compte de ce qui reste dans le cas d’une initiation qui n’est plus que « spéculative » : la transmission initiatique subsiste bien toujours, puisque la « chaîne » traditionnelle n’a pas été interrompue ; mais, au lieu de la possibilité d’une initiation effective toutes les fois que quelque défaut individuel ne vient pas y faire obstacle, on n’a plus qu’une initiation virtuelle, et condamnée à demeurer telle par la force même des choses, puisque la limitation « spéculative » signifie proprement que ce stade ne peut plus être dépassé, tout ce qui va plus loin étant de l’ordre « opératif » par définition même. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les rites n’aient plus d’effet en pareil cas, car ils demeurent toujours, et même si ceux qui les accomplissent n’en sont plus conscients, le véhicule de l’influence spirituelle ; mais cet effet est pour ainsi dire « différé » quant à son développement « en acte », et il n’est que comme un germe auquel manquent les conditions nécessaires à son éclosion, ces conditions résidant dans le travail « opératif » par lequel seul l’initiation peut être rendue effective.

À ce propos, nous devons encore insister sur le fait qu’une telle dégénérescence d’une organisation initiatique ne change pourtant rien à sa nature essentielle, et que même la continuité de la transmission suffit pour que, si des circonstances plus favorables se présentaient, une restauration soit toujours possible, cette restauration devant alors nécessairement être conçue comme un retour à l’état « opératif ». Seulement, il est évident que plus une organisation est ainsi amoindrie, plus il y a de possibilités de déviations au moins partielles, qui d’ailleurs peuvent naturellement se produire dans bien des sens différents ; et ces déviations, tout en n’ayant qu’un caractère accidentel, rendent une restauration de plus en plus difficile en fait, bien que, malgré tout, elle demeure encore possible en principe. Quoi qu’il en soit, une organisation initiatique possédant une filiation authentique et légitime, quel que soit l’état plus ou moins dégénéré auquel elle se trouve réduite présentement, ne saurait assurément jamais être confondue avec une pseudo-initiation quelconque, qui n’est en somme qu’un pur néant, ni avec la contre-initiation, qui, elle, est bien quelque chose, mais quelque chose d’absolument négatif, allant directement à l’encontre du but que se propose essentiellement toute véritable initiation(9).

D’autre part, l’infériorité du point de vue « spéculatif », telle que nous venons de l’expliquer, montre encore, comme par surcroît, que la « pensée », cultivée pour elle-même, ne saurait en aucun cas être le fait d’une organisation initiatique comme telle ; celle-ci n’est point un groupement où l’on doive « philosopher » ou se livrer à des discussions « académiques », non plus qu’à tout autre genre d’occupation profane(10). La « spéculation » philosophique, quand elle s’introduit ici, est déjà une véritable déviation, tandis que la « spéculation » portant sur le domaine initiatique, si elle est réduite à elle-même au lieu de n’être, comme elle le devrait normalement, qu’une simple préparation au travail « opératif », constitue seulement cet amoindrissement dont nous avons parlé précédemment. Il y a encore là une distinction importante, mais que nous croyons suffisamment claire pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister davantage ; en somme, on peut dire qu’il y a déviation, plus ou moins grave suivant les cas, toutes les fois qu’il y a confusion entre le point de vue initiatique et le point de vue profane. Ceci ne doit pas être perdu de vue lorsqu’on veut apprécier le degré de dégénérescence auquel une organisation initiatique peut être parvenue ; mais, en dehors de toute déviation, on peut toujours, d’une façon très exacte, appliquer les termes « opératif » et « spéculatif », à l’égard d’une forme initiatique quelle qu’elle soit, et même si elle ne prend pas un métier comme « support », en les faisant correspondre respectivement à l’initiation effective et à l’initiation virtuelle.