CHAPITRE XXXI
De l’enseignement initiatique
Nous devons encore revenir sur les caractères qui sont propres à l’enseignement initiatique, et par lesquels il se différencie profondément de tout enseignement profane ; il s’agit ici de ce qu’on peut appeler l’extériorité de cet enseignement, c’est-à-dire des moyens d’expression par lesquels il peut être transmis dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, à titre de préparation au travail purement intérieur par lequel l’initiation, de virtuelle qu’elle était tout d’abord, deviendra plus ou moins complètement effective. Beaucoup, ne se rendant pas compte de ce que doit être réellement l’enseignement initiatique, n’y voient rien de plus, comme particularité digne de remarque, que l’emploi du symbolisme ; il est d’ailleurs très vrai que celui-ci y joue en effet un rôle essentiel, mais encore faut-il savoir pourquoi il en est ainsi ; or ceux-là, n’envisageant les choses que d’une façon toute superficielle, et s’arrêtant aux apparences et aux formes extérieures, ne comprennent aucunement la raison d’être et même, peut-on dire, la nécessité du symbolisme, que, dans ces conditions, ils ne peuvent trouver qu’étrange et pour le moins inutile. Ils supposent en effet que la doctrine initiatique n’est guère, au fond, qu’une philosophie comme les autres, un peu différente sans doute par sa méthode, mais en tout cas rien de plus, car leur mentalité est ainsi faite qu’ils sont incapables de concevoir autre chose ; et il est bien certain que, pour les raisons que nous avons exposées plus haut, la philosophie n’a rien à voir avec le symbolisme et s’y oppose même en un certain sens. Ceux qui, malgré cette méprise, consentiront tout de même à reconnaître à l’enseignement d’une telle doctrine quelque valeur à un point de vue ou à un autre, et pour des motifs quelconques, qui n’ont habituellement rien d’initiatique, ceux-là même ne pourront jamais arriver qu’à en faire tout au plus une sorte de prolongement de l’enseignement profane, de complément de l’éducation ordinaire, à l’usage d’une élite relative(1). Or mieux vaut peut-être encore nier totalement sa valeur, ce qui équivaut en somme à l’ignorer purement et simplement, que de le rabaisser ainsi et, trop souvent, de présenter en son nom et à sa place l’expression de vues particulières quelconques, plus ou moins coordonnées, sur toute sorte de choses qui, en réalité, ne sont initiatiques ni en elles-mêmes, ni par la façon dont elles sont traitées ; c’est là proprement cette déviation du travail « spéculatif » à laquelle nous avons déjà fait allusion.
Il est aussi une autre manière d’envisager l’enseignement initiatique qui n’est guère moins fausse que celle-là, bien qu’apparemment toute contraire : c’est celle qui consiste à vouloir l’opposer à l’enseignement profane, comme s’il se situait en quelque sorte au même niveau, en lui attribuant pour objet une certaine science spéciale, plus ou moins vaguement définie, à chaque instant mise en contradiction et en conflit avec les autres sciences, bien que toujours déclarée supérieure à celles-ci par hypothèse et sans que les raisons en soient jamais nettement dégagées. Cette façon de voir est surtout celle des occultistes et autres pseudo-initiés, qui d’ailleurs, en réalité, sont loin de mépriser l’enseignement profane autant qu’ils veulent bien le dire, car ils lui font même de nombreux emprunts plus ou moins déguisés, et, au surplus, cette attitude d’opposition ne s’accorde guère avec la préoccupation constante qu’ils ont, d’un autre côté, de trouver des points de comparaison entre la doctrine traditionnelle, ou ce qu’ils croient être tel, et les sciences modernes ; il est vrai qu’opposition et comparaison supposent également, au fond, qu’il s’agit de choses du même ordre. Il y a là une double erreur : d’une part, la confusion de la connaissance initiatique avec l’étude d’une science traditionnelle plus ou moins secondaire (que ce soit la magie ou toute autre chose de ce genre), et, d’autre part, l’ignorance de ce qui fait la différence essentielle entre le point de vue des sciences traditionnelles et celui des sciences profanes ; mais, après tout ce que nous avons déjà dit, il n’y a pas lieu d’insister plus longuement là-dessus.
Maintenant, si l’enseignement initiatique n’est ni le prolongement de l’enseignement profane, comme le voudraient les uns, ni son antithèse, comme le soutiennent les autres, s’il ne constitue ni un système philosophique ni une science spécialisée, c’est qu’il est en réalité d’un ordre totalement différent ; mais il ne faudrait d’ailleurs pas chercher à en donner une définition à proprement parler, ce qui serait encore le déformer inévitablement. Cela, l’emploi constant du symbolisme dans la transmission de cet enseignement peut déjà suffire à le faire entrevoir, dès lors qu’on admet, comme il est simplement logique de le faire sans même aller jusqu’au fond des choses, qu’un mode d’expression tout différent du langage ordinaire doit être fait pour exprimer des idées également autres que celles qu’exprime ce dernier, et des conceptions qui ne se laissent pas traduire intégralement par des mots, pour lesquelles il faut un langage moins borné, plus universel, parce qu’elles sont elles-mêmes d’un ordre plus universel. Il faut d’ailleurs ajouter que, si les conceptions initiatiques sont essentiellement autres que les conceptions profanes, c’est qu’elles procèdent avant tout d’une autre mentalité que celles-ci(2), dont elles diffèrent moins encore par leur objet que par le point de vue sous lequel elles envisagent cet objet ; et il en est forcément ainsi dès lors que celui-ci ne peut être « spécialisé », ce qui reviendrait à prétendre imposer à la connaissance initiatique une limitation qui est incompatible avec sa nature même. Il est dès lors facile d’admettre que, d’une part, tout ce qui peut être considéré du point de vue profane peut l’être aussi, mais alors d’une tout autre façon et avec une autre compréhension, du point de vue initiatique (car, comme nous l’avons dit souvent, il n’y a pas en réalité un domaine profane auquel certaines choses appartiendraient par leur nature, mais seulement un point de vue profane, qui n’est au fond qu’une façon illégitime et déviée d’envisager ces choses)(3), tandis que, d’autre part, il y a des choses qui échappent complètement à tout point de vue profane(4) et qui sont exclusivement propres au seul domaine initiatique.
Que le symbolisme, qui est comme la forme sensible de tout enseignement initiatique, soit en effet réellement un langage plus universel que les langages vulgaires, c’est ce que nous avons déjà expliqué précédemment, et il n’est pas permis d’en douter un seul instant si l’on considère seulement que tout symbole est susceptible d’interprétations multiples, non point en contradiction entre elles, mais au contraire se complétant les unes les autres, et toutes également vraies quoique procédant de points de vue différents ; et, s’il en est ainsi, c’est que ce symbole est moins l’expression d’une idée nettement définie et délimitée (à la façon des idées « claires et distinctes » de la philosophie cartésienne, supposées entièrement exprimables par des mots) que la représentation synthétique et schématique de tout un ensemble d’idées et de conceptions que chacun pourra saisir selon ses aptitudes intellectuelles propres et dans la mesure où il est préparé à leur compréhension. Ainsi, le symbole, pour qui parviendra à pénétrer sa signification profonde, pourra faire concevoir incomparablement plus que tout ce qu’il est possible d’exprimer directement ; aussi est-il le seul moyen de transmettre, autant qu’il se peut, tout cet inexprimable qui constitue le domaine propre de l’initiation, ou plutôt, pour parler plus rigoureusement, de déposer les conceptions de cet ordre en germe dans l’intellect de l’initié, qui devra ensuite les faire passer de la puissance à l’acte, les développer et les élaborer par son travail personnel, car nul ne peut rien faire de plus que de l’y préparer en lui traçant, par des formules appropriées, le plan qu’il aura par la suite à réaliser en lui-même pour parvenir à la possession effective de l’initiation qu’il n’a reçue de l’extérieur que virtuellement. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que, si l’initiation symbolique, qui n’est que la base et le support de l’initiation effective, est forcément la seule qui puisse être donnée extérieurement, du moins peut-elle être conservée et transmise même par ceux qui n’en comprennent ni le sens ni la portée ; il suffit que les symboles soient maintenus intacts pour qu’ils soient toujours susceptibles d’éveiller, en celui qui en est capable, toutes les conceptions dont ils figurent la synthèse. C’est en cela, rappelons-le encore, que réside le vrai secret initiatique, qui est inviolable de sa nature et qui se défend de lui-même contre la curiosité des profanes, et dont le secret relatif de certains signes extérieurs n’est qu’une figuration symbolique ; ce secret, chacun pourra le pénétrer plus ou moins selon l’étendue de son horizon intellectuel, mais, alors même qu’il l’aurait pénétré intégralement, il ne pourra jamais communiquer effectivement à un autre ce qu’il en aura compris lui-même ; tout au plus pourra-t-il aider à parvenir à cette compréhension ceux-là seuls qui y sont actuellement aptes.
Cela n’empêche nullement que les formes sensibles qui sont en usage pour la transmission de l’initiation extérieure et symbolique aient, même en dehors de leur rôle essentiel comme support et véhicule de l’influence spirituelle, leur valeur propre en tant que moyen d’enseignement ; à cet égard, on peut remarquer (et ceci nous ramène à la connexion intime du symbole avec le rite) qu’elles traduisent les symboles fondamentaux en gestes, en prenant ce mot au sens le plus étendu comme nous l’avons déjà fait précédemment, et que, de cette façon, elles font en quelque sorte « vivre » à l’initié l’enseignement qui lui est présenté(5), ce qui est la manière la plus adéquate et la plus généralement applicable de lui en préparer l’assimilation, puisque toutes les manifestations de l’individualité humaine se traduisent nécessairement, dans ses conditions actuelles d’existence, en des modes divers de l’activité vitale. Il ne faudrait d’ailleurs pas prétendre pour cela faire de la vie, comme le voudraient beaucoup de modernes, une sorte de principe absolu ; l’expression d’une idée en mode vital n’est, après tout, qu’un symbole comme les autres, aussi bien que l’est, par exemple, sa traduction en mode spatial, qui constitue un symbole géométrique ou un idéogramme ; mais c’est, pourrait-on dire, un symbole qui, par sa nature particulière, est susceptible de pénétrer plus immédiatement que tout autre à l’intérieur même de l’individualité humaine. Au fond, si tout processus d’initiation présente en ses différentes phases une correspondance, soit avec la vie humaine individuelle, soit même avec l’ensemble de la vie terrestre, c’est que le développement de la manifestation vitale elle-même, particulière ou générale, « microcosmique » ou « macrocosmique », s’effectue suivant un plan analogue à celui que l’initié doit réaliser en lui-même, pour se réaliser lui-même dans la complète expansion de toutes les puissances de son être. Ce sont toujours et partout des plans correspondant à une même conception synthétique, de sorte qu’ils sont principiellement identiques, et, bien que tous différents et indéfiniment variés dans leur réalisation, ils procèdent d’un « archétype » unique, plan universel tracé par la Volonté suprême qui est désignée symboliquement comme le « Grand Architecte de l’Univers ».
Donc tout être tend, consciemment ou non, à réaliser en lui-même, par les moyens appropriés à sa nature particulière, ce que les formes initiatiques occidentales, s’appuyant sur le symbolisme « constructif », appellent le « plan du Grand Architecte de l’Univers »(6), et à concourir par là, selon la fonction qui lui appartient dans l’ensemble cosmique, à la réalisation totale de ce même plan, laquelle n’est en somme que l’universalisation de sa propre réalisation personnelle. C’est au point précis de son développement où un être prend réellement conscience de cette finalité que commence pour lui l’initiation effective, qui doit le conduire par degrés, et selon sa voie personnelle, à cette réalisation intégrale qui s’accomplit, non point dans le développement isolé de certaines facultés spéciales, mais dans le développement complet, harmonique et hiérarchique, de toutes les possibilités impliquées dans l’essence de cet être. D’ailleurs, puisque la fin est nécessairement la même pour tout ce qui a même principe, c’est dans les moyens employés pour y parvenir que réside exclusivement ce qui est propre à chaque être, considéré dans les limites de la fonction spéciale qui est déterminée pour lui par sa nature individuelle, et qui, quelle qu’elle soit, doit être regardée comme un élément nécessaire de l’ordre universel et total ; et, par la nature même des choses, cette diversité des voies particulières subsiste tant que le domaine des possibilités individuelles n’est pas effectivement dépassé.
Ainsi, l’instruction initiatique, envisagée dans son universalité, doit comprendre, comme autant d’applications, en variété indéfinie, d’un même principe transcendant, toutes les voies de réalisation qui sont propres, non seulement à chaque catégorie d’êtres, mais aussi à chaque être individuel considéré en particulier ; et, les comprenant toutes ainsi en elle-même, elle les totalise et les synthétise dans l’unité absolue de la Voie universelle(7). Donc, si les principes de l’initiation sont immuables, ses modalités peuvent et doivent varier de façon à s’adapter aux conditions multiples et relatives de l’existence manifestée, conditions dont la diversité fait que, mathématiquement en quelque sorte, il ne peut pas y avoir deux choses identiques dans tout l’univers, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en d’autres occasions(8). On peut donc dire qu’il est impossible qu’il y ait, pour deux individus différents, deux initiations exactement semblables, même au point de vue extérieur et rituélique, et à plus forte raison au point de vue du travail intérieur de l’initié ; l’unité et l’immutabilité du principe n’exigent nullement une uniformité et une immobilité qui sont d’ailleurs irréalisables en fait, et qui, en réalité, ne représentent que leur reflet « inversé » au plus bas degré de la manifestation ; et la vérité est que l’enseignement initiatique, impliquant une adaptation à la diversité indéfinie des natures individuelles, s’oppose par là à l’uniformité que l’enseignement profane regarde au contraire comme son « idéal ». Les modifications dont il s’agit se limitent d’ailleurs, bien entendu, à la traduction extérieure de la connaissance initiatique et à son assimilation par telle ou telle individualité, car, dans la mesure où une telle traduction est possible, elle doit forcément tenir compte des relativités et des contingences, tandis que ce qu’elle exprime en est indépendant dans l’universalité de son essence principielle, comprenant toutes les possibilités dans la simultanéité d’une synthèse unique.
L’enseignement initiatique, extérieur et transmissible dans des formes, n’est en réalité et ne peut être, nous l’avons déjà dit et nous y insistons encore, qu’une préparation de l’individu à acquérir la véritable connaissance initiatique par l’effet de son travail personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie à suivre, le plan à réaliser, et le disposer à prendre l’attitude mentale et intellectuelle nécessaire pour parvenir à une compréhension effective et non pas simplement théorique ; on peut encore l’assister et le guider en contrôlant son travail d’une façon constante, mais c’est tout, car nul autre, fût-il un « Maître » dans l’acception la plus complète du mot(9), ne peut faire ce travail pour lui. Ce que l’initié doit forcément acquérir par lui-même, parce que personne ni rien d’extérieur à lui ne peut le lui communiquer, c’est en somme la possession effective du secret initiatique proprement dit ; pour qu’il puisse arriver à réaliser cette possession dans toute son étendue et avec tout ce qu’elle implique, il faut que l’enseignement qui sert en quelque sorte de base et de support à son travail personnel soit constitué de telle façon qu’il s’ouvre sur des possibilités réellement illimitées, et qu’ainsi il lui permette d’étendre indéfiniment ses conceptions, en largeur et en profondeur tout à la fois, au lieu de les enfermer, comme le fait tout point de vue profane, dans les limites plus ou moins étroites d’une théorie systématique ou d’une formule verbale quelconque.