CHAPITRE XXXVI
Initiation et « service »

Parmi les caractères des organisations pseudo-initiatiques modernes, il n’en est peut-être guère de plus général ni de plus frappant que le fait d’attribuer une valeur ésotérique et initiatique à des considérations qui ne peuvent réellement avoir un sens plus ou moins acceptable que dans le domaine le plus purement exotérique ; une telle confusion, qui s’accorde bien avec l’emploi de ces images tirées de la « vie ordinaire » dont nous avons parlé plus haut, est d’ailleurs en quelque sorte inévitable de la part de profanes qui, voulant se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, ont la prétention de parler de choses qu’ils ignorent et dont ils se font naturellement une idée à la mesure de ce qu’ils sont capables de comprendre. Non moins naturellement, les considérations de cette sorte sur lesquelles ils insistent le plus sont toujours en conformité avec les tendances prédominantes de l’époque actuelle, et elles suivent même celles-ci dans leurs variations plus ou moins secondaires ; on pourrait se demander, à ce propos, comment le fait de subir ainsi l’influence du monde profane peut se concilier avec les moindres prétentions initiatiques ; mais, bien entendu, les intéressés ne s’aperçoivent nullement de ce qu’il y a là de contradictoire. On pourrait facilement citer de telles organisations qui, à leurs débuts, donnaient l’illusion d’une sorte d’intellectualité, du moins à ceux qui n’allaient pas au fond des choses, et qui, par la suite, en sont venues à se confiner de plus en plus dans les pires banalités sentimentales ; et il est évident que ce déploiement du sentimentalisme ne fait que correspondre à ce qu’on peut constater aussi présentement dans le « monde extérieur ». On rencontre d’ailleurs, de part et d’autre, exactement les mêmes formules aussi vides que grandiloquentes, dont l’effet relève de ces « suggestions » auxquelles nous avons fait allusion, quoique ceux qui les emploient ne soient certes pas toujours conscients eux-mêmes des fins auxquelles tout cela tend ; et le ridicule qu’elles ont aux yeux de quiconque sait tant soit peu réfléchir se trouve encore accru dans le cas où elles servent à des parodies d’ésotérisme. Ce ridicule est d’ailleurs une véritable « marque » des influences qui agissent réellement derrière tout cela, même si ceux qui leur obéissent sont bien loin de s’en douter ; mais, sans insister davantage sur ces remarques d’ordre général, nous voulons seulement envisager ici un cas qui nous paraît particulièrement significatif, et qui, au surplus, se rattache d’une certaine façon à ce que nous avons indiqué tout à l’heure à propos de la « passivité ».

Dans la phraséologie spéciale des organisations dont il s’agit, il est des mots qui reviennent uniformément avec une insistance toujours croissante : ces mots sont ceux de « service » et de « serviteurs » ; de plus en plus, on les retrouve partout et à tout propos ; il y a là comme une sorte d’obsession, et on peut légitimement se demander à quel genre de « suggestion » ils correspondent encore. Sans doute, il faut faire là une part à la manie occidentale de l’« humilité » ou du moins, pour parler plus exactement, de son étalage extérieur, car la réalité peut être bien différente, tout comme lorsque, dans les mêmes milieux, les querelles les plus violentes et les plus haineuses s’accompagnent de grands discours sur la « fraternité universelle ». Il est d’ailleurs bien entendu que, dans ce cas, il s’agit d’une humilité toute « laïque » et « démocratique », en parfait accord avec un « idéal » qui consiste, non pas à élever l’inférieur dans la mesure où il en est capable, mais au contraire à abaisser le supérieur à son niveau ; il est clair, en effet, qu’il faut être pénétré de cet « idéal » moderne, essentiellement anti-hiérarchique, pour ne pas s’apercevoir de ce qu’il y a de déplaisant dans de semblables expressions, même s’il arrive que les intentions qu’elles recouvrent n’aient rien que de louable en elles-mêmes ; il faudrait sans doute, sous ce dernier rapport, distinguer entre les applications très diverses qui peuvent en être faites, mais ce qui nous importe ici, c’est seulement l’état d’esprit que trahissent les mots employés.

Cependant, si ces considérations générales sont également valables dans tous les cas, elles ne suffisent pas quand il s’agit plus spécialement de pseudo-initiation ; il y a alors, en outre, une confusion due à la prépondérance attribuée par les modernes à l’action d’une part, au point de vue social de l’autre, et qui les porte à s’imaginer que ces choses doivent intervenir jusque dans un domaine où elles n’ont que faire en réalité. Par un de ces étranges renversements de tout ordre normal dont notre époque est coutumière, les activités les plus extérieures arrivent à être considérées comme des conditions essentielles de l’initiation, parfois même comme son but, car, si incroyable que cela soit, il en est qui vont jusqu’à ne pas y voir autre chose qu’un moyen de mieux « servir » ; et, qu’on le remarque bien, il y a encore une circonstance aggravante en ce que ces activités sont conçues en fait de la façon la plus profane, étant dépourvues du caractère traditionnel, bien que naturellement tout exotérique, qu’elles pourraient du moins revêtir si elles étaient envisagées à un point de vue religieux ; mais il y a certes bien loin de la religion au simple moralisme « humanitaire » qui est le fait des pseudo-initiés de toute catégorie !

D’autre part, il est incontestable que le sentimentalisme, sous toutes ses formes, dispose toujours à une certaine « passivité » ; c’est par là que nous rejoignons la question que nous avons déjà traitée précédemment, et c’est là aussi que se trouve, très probablement, la raison d’être principale de la « suggestion » que nous avons maintenant en vue, et en tout cas ce qui la rend particulièrement dangereuse. En effet, à force de répéter à quelqu’un qu’il doit « servir » n’importe quoi, fût-ce de vagues entités « idéales », on finit par le mettre dans de telles dispositions qu’il sera prêt à « servir » effectivement, quand l’occasion s’en offrira à lui, tout ce qui prétendra incarner ces entités ou les représenter de façon plus positive ; et les ordres qu’il pourra en recevoir, quel qu’en soit le caractère, et même s’ils vont jusqu’aux pires extravagances, trouveront alors en lui l’obéissance d’un véritable « serviteur ». On comprendra sans peine que ce moyen soit un des meilleurs qu’il est possible de mettre en œuvre pour préparer des instruments que la contre-initiation pourra utiliser à son gré ; et il a encore, par surcroît, l’avantage d’être un des moins compromettants, puisque la « suggestion », dans des cas de ce genre, peut fort bien être exercée par de vulgaires dupes, c’est-à-dire par d’autres instruments inconscients, sans que ceux qui les mènent à leur insu aient jamais besoin d’y intervenir directement.

Qu’on n’objecte pas que, là où il est ainsi question de « service », il pourrait en somme s’agir de ce que la tradition hindoue appellerait une voie de bhakti ; en dépit de l’élément sentimental que celle-ci implique dans une certaine mesure (mais sans pourtant jamais dégénérer pour cela en « sentimentalisme »), c’est là tout autre chose ; et, même si l’on veut rendre bhakti, en langage occidental, par « dévotion » comme on le fait le plus ordinairement, bien que ce ne soit là tout au plus qu’une acception dérivée et que le sens premier et essentiel du mot soit en réalité celui de « participation », ainsi que l’a montré M. Ananda K. Coomaraswamy, « dévotion » n’est pas « service », ou, du moins, ce serait exclusivement « service divin », et non pas, comme nous le disions tout à l’heure, « service » de n’importe qui ou de n’importe quoi. Quant au « service » d’un guru, si l’on tient à employer ce mot, là où une telle chose existe, ce n’est, redisons-le, qu’à titre de discipline préparatoire, concernant uniquement ce qu’on pourrait appeler les « aspirants », et non point ceux qui sont déjà parvenus à une initiation effective ; et nous voilà encore bien loin du caractère de haute finalité spirituelle attribué si curieusement au « service » par les pseudo-initiés. Enfin, puisqu’il faut tâcher de prévoir toutes les objections possibles, pour ce qui est des liens existant entre les membres d’une organisation initiatique, on ne peut évidemment donner le nom de « service » à l’aide apportée par le supérieur comme tel à l’inférieur, ni plus généralement à des relations où la double hiérarchie des degrés et des fonctions, sur laquelle nous reviendrons encore par la suite, doit toujours être rigoureusement observée.

Nous n’insisterons pas plus longuement sur ce sujet, somme toute assez désagréable ; mais du moins avons-nous cru nécessaire, en voyant à combien de « services » divers et suspects les gens sont aujourd’hui invités de toutes parts, de signaler le danger qui se cache là-dessous et de dire aussi nettement que possible ce qu’il en est. Pour conclure en deux mots, nous ajouterons simplement ceci : l’initié n’a pas à être un « serviteur », ou, du moins, il ne doit l’être que de la Vérité(1).