CHAPITRE XLI
Quelques considérations
sur l’hermétisme

Nous avons dit précédemment que les Rose-Croix étaient proprement des êtres parvenus à l’achèvement effectif des « petits mystères », et que l’initiation rosicrucienne, inspirée par eux, était une forme particulière se rattachant à l’hermétisme chrétien ; en rapprochant ceci de ce que nous venons d’expliquer en dernier lieu, on doit pouvoir comprendre déjà que l’hermétisme, d’une façon générale, appartient au domaine de ce qui est désigné comme l’« initiation royale ». Cependant, il sera bon d’apporter encore quelques précisions à ce sujet, car, là encore, bien des confusions se sont introduites, et le mot « hermétisme » lui-même est employé par beaucoup de nos contemporains d’une façon fort vague et incertaine ; nous ne voulons pas seulement parler en cela des occultistes, pour lesquels la chose est trop évidente, mais il en est d’autres qui, tout en étudiant la question d’une façon plus sérieuse, paraissent, peut-être à cause de certaines idées préconçues, ne pas s’être rendu très exactement compte de ce dont il s’agit en réalité.

Il faut noter tout d’abord que ce mot « hermétisme » indique qu’il s’agit d’une tradition d’origine égyptienne, revêtue par la suite d’une forme hellénisée, sans doute à l’époque alexandrine, et transmise sous cette forme, au moyen âge, à la fois au monde islamique et au monde chrétien, et, ajouterons-nous, au second en grande partie par l’intermédiaire du premier(1), comme le prouvent les nombreux termes arabes ou arabisés adoptés par les hermétistes européens, à commencer par le mot même d’« alchimie » (el-kimyâ)(2). Il serait donc tout à fait abusif d’étendre cette désignation à d’autres formes traditionnelles, tout autant qu’il le serait, par exemple, d’appeler « Kabbale » autre chose que l’ésotérisme hébraïque(3) ; ce n’est pas, bien entendu, qu’il n’en existe pas d’équivalents ailleurs, et il en existe même si bien que cette science traditionnelle qu’est l’alchimie(4) a son exacte correspondance dans des doctrines comme celles de l’Inde, du Thibet et de la Chine, bien qu’avec des modes d’expression et des méthodes de réalisation naturellement assez différents ; mais, dès lors qu’on prononce le nom d’« hermétisme », on spécifie par là une forme nettement déterminée, dont la provenance ne peut être que gréco-égyptienne. En effet, la doctrine ainsi désignée est par là même rapportée à Hermès, en tant que celui-ci était considéré par les Grecs comme identique au Thoth égyptien ; ceci présente d’ailleurs cette doctrine comme essentiellement dérivée d’un enseignement sacerdotal, car Thoth, dans son rôle de conservateur et de transmetteur de la tradition, n’est pas autre chose que la représentation même de l’antique sacerdoce égyptien, ou plutôt, pour parler plus exactement, du principe d’inspiration « supra-humaine » dont celui-ci tenait son autorité et au nom duquel il formulait et communiquait la connaissance initiatique. Il ne faudrait pas voir là la moindre contradiction avec le fait que cette doctrine appartient proprement au domaine de l’initiation royale, car il doit être bien entendu que, dans toute tradition régulière et complète, c’est le sacerdoce qui, en vertu de sa fonction essentielle d’enseignement, confère également les deux initiations, directement ou indirectement, et qui assure ainsi la légitimité effective de l’initiation royale elle-même, en la rattachant à son principe supérieur, de la même façon que le pouvoir temporel ne peut tirer sa légitimité que d’une consécration reçue de l’autorité spirituelle(5).

Cela dit, la question principale qui se pose est celle-ci : ce qui s’est maintenu sous ce nom d’« hermétisme » peut-il être regardé comme constituant une doctrine traditionnelle complète en elle-même ? La réponse ne peut être que négative, car il ne s’agit là strictement que d’une connaissance d’ordre non pas métaphysique, mais seulement cosmologique, en entendant d’ailleurs ce mot dans sa double application « macrocosmique » et « microcosmique », car il va de soi que, dans toute conception traditionnelle, il y a toujours une étroite correspondance entre ces deux points de vue. Il n’est donc pas admissible que l’hermétisme, au sens que ce mot a pris dès l’époque alexandrine et gardé constamment depuis lors, représente, fût-ce à titre de « réadaptation », l’intégralité de la tradition égyptienne, d’autant plus que cela serait nettement contradictoire avec le rôle essentiel joué dans celle-ci par le sacerdoce et que nous venons de rappeler ; bien que, à vrai dire, le point de vue cosmologique semble y avoir été particulièrement développé, dans la mesure du moins où il est encore possible actuellement d’en savoir quelque chose de tant soit peu précis, et qu’il soit en tout cas ce qu’il y a de plus apparent dans tous les vestiges qui en subsistent, qu’il s’agisse de textes ou de monuments, il ne faut pas oublier qu’il ne peut jamais être qu’un point de vue secondaire et contingent, une application de la doctrine principielle à la connaissance de ce que nous pouvons appeler le « monde intermédiaire », c’est-à-dire du domaine de manifestation subtile où se situent les prolongements extra-corporels de l’individualité humaine, ou les possibilités mêmes dont le développement concerne proprement les « petits mystères »(6).

Il pourrait être intéressant, mais sans doute assez difficile, de rechercher comment cette partie de la tradition égyptienne a pu se trouver en quelque sorte isolée et se conserver d’une façon apparemment indépendante, puis s’incorporer à l’ésotérisme islamique et à l’ésotérisme chrétien du moyen âge (ce que n’aurait d’ailleurs pu faire une doctrine complète), au point de devenir véritablement partie intégrante de l’un et de l’autre, et de leur fournir tout un symbolisme qui, par une transposition convenable, a pu même y servir parfois de véhicule à des vérités d’un ordre plus élevé(7). Nous ne voulons pas entrer ici dans ces considérations historiques fort complexes ; quoi qu’il en soit de cette question particulière, nous rappellerons que les sciences de l’ordre cosmologique sont effectivement celles qui, dans les civilisations traditionnelles, ont été surtout l’apanage des Kshatriyas ou de leurs équivalents, tandis que la métaphysique pure était proprement, comme nous l’avons déjà dit, celui des Brâhmanes. C’est pourquoi, par un effet de la révolte des Kshatriyas contre l’autorité spirituelle des Brâhmanes, on a pu voir se constituer parfois des courants traditionnels incomplets, réduits à ces seules sciences séparées de leur principe transcendant, et même, ainsi que nous l’indiquions plus haut, déviés dans le sens « naturaliste », par négation de la métaphysique et méconnaissance du caractère subordonné de la science « physique »(8), aussi bien (les deux choses se tenant étroitement, comme les explications que nous avons déjà données doivent le faire suffisamment comprendre) que de l’origine essentiellement sacerdotale de tout enseignement initiatique, même plus particulièrement destiné à l’usage des Kshatriyas. Ce n’est pas à dire, assurément, que l’hermétisme constitue en lui-même une telle déviation ou qu’il implique quoi que ce soit d’illégitime, ce qui aurait évidemment rendu impossible son incorporation à des formes traditionnelles orthodoxes ; mais il faut bien reconnaître qu’il peut s’y prêter assez aisément par sa nature même, pour peu qu’il se présente des circonstances favorables à cette déviation(9), et c’est là du reste, plus généralement, le danger de toutes les sciences traditionnelles, lorsqu’elles sont cultivées en quelque sorte pour elles-mêmes, ce qui expose à perdre de vue leur rattachement à l’ordre principiel. L’alchimie, qu’on pourrait définir comme étant pour ainsi dire la « technique » de l’hermétisme, est bien réellement « un art royal », si l’on entend par là un mode d’initiation plus spécialement approprié à la nature des Kshatriyas(10) ; mais cela même marque précisément sa place exacte dans l’ensemble d’une tradition régulièrement constituée, et, en outre, il ne faut pas confondre les moyens d’une réalisation initiatique, quels qu’ils puissent être, avec son but, qui, en définitive, est toujours de connaissance pure.

D’un autre côté, il faut se méfier particulièrement d’une certaine assimilation qu’on tend parfois à établir entre l’hermétisme et la « magie » ; même si l’on veut alors prendre celle-ci dans un sens assez différent de celui où on l’entend d’ordinaire, il est fort à craindre que cela même, qui est en somme un abus de langage, ne puisse que provoquer des confusions plutôt fâcheuses. La magie, dans son sens propre, n’est en effet, comme nous l’avons amplement expliqué, qu’une des plus inférieures parmi toutes les applications de la connaissance traditionnelle, et nous ne voyons pas qu’il puisse y avoir le moindre avantage à en évoquer l’idée quand il s’agit en réalité de choses qui, même encore contingentes, sont tout de même d’un niveau notablement plus élevé. Du reste, il se peut qu’il y ait là encore autre chose qu’une simple question de terminologie mal appliquée : ce mot de « magie » exerce sur certains, à notre époque, une étrange fascination, et, comme nous l’avons déjà noté, la prépondérance accordée à un tel point de vue, ne serait-ce même qu’en intention, est encore liée à l’altération des sciences traditionnelles séparées de leur principe métaphysique ; c’est sans doute là l’écueil principal auquel risque de se heurter toute tentative de reconstitution ou de restauration de telles sciences, si l’on ne commence par ce qui est véritablement le commencement sous tous les rapports, c’est-à-dire par le principe même, qui est aussi, en même temps, la fin en vue de quoi tout le reste doit être normalement ordonné.

Un autre point sur lequel il y a lieu d’insister, c’est la nature purement « intérieure » de la véritable alchimie, qui est proprement d’ordre psychique quand on la prend dans son application la plus immédiate, et d’ordre spirituel quand on la transpose dans son sens supérieur ; c’est là, en réalité, ce qui en fait toute la valeur au point de vue initiatique. Cette alchimie n’a donc absolument rien à voir avec les opérations matérielles d’une « chimie » quelconque, au sens actuel de ce mot ; presque tous les modernes se sont étrangement mépris là-dessus, aussi bien ceux qui ont voulu se poser en défenseurs de l’alchimie que ceux qui, au contraire, se sont faits ses détracteurs ; et cette méprise est encore moins excusable chez les premiers que chez les seconds, qui, du moins, n’ont certes jamais prétendu à la possession d’une connaissance traditionnelle quelconque. Il est pourtant bien facile de voir en quels termes les anciens hermétistes parlent des « souffleurs » et « brûleurs de charbon », en lesquels il faut reconnaître les véritables précurseurs des chimistes actuels, si peu flatteur que ce soit pour ces derniers ; et, même au xviiie siècle encore, un alchimiste comme Pernéty ne manque pas de souligner en toute occasion la différence de la « philosophie hermétique » et de la « chymie vulgaire ». Ainsi, comme nous l’avons déjà dit bien des fois en montrant le caractère de « résidu » qu’ont les sciences profanes par rapport aux sciences traditionnelles (mais ce sont là des choses tellement étrangères à la mentalité actuelle qu’on ne saurait jamais trop y revenir), ce qui a donné naissance à la chimie moderne, ce n’est point l’alchimie, avec laquelle elle n’a en somme aucun rapport réel (pas plus que n’en a d’ailleurs l’« hyperchimie » imaginée par quelques occultistes contemporains)(11) ; c’en est seulement une déformation ou une déviation, issue de l’incompréhension de ceux qui, profanes dépourvus de toute qualification initiatique et incapables de pénétrer dans une mesure quelconque le vrai sens des symboles, prirent tout à la lettre, suivant l’acception la plus extérieure et la plus vulgaire des termes employés, et, croyant par suite qu’il ne s’agissait en tout cela que d’opérations matérielles, se lancèrent dans une expérimentation plus ou moins désordonnée, et en tout cas assez peu digne d’intérêt à plus d’un égard(12). Dans le monde arabe également, l’alchimie matérielle a toujours été fort peu considérée, parfois même assimilée à une sorte de sorcellerie, tandis que, par contre, on y tenait fort en honneur l’alchimie « intérieure » et spirituelle, souvent désignée sous le nom de kimyâ el-saâdah ou « alchimie de la félicité »(13).

Ce n’est pas à dire, d’ailleurs, qu’il faille nier pour cela la possibilité des transmutations métalliques, qui représentent l’alchimie aux yeux du vulgaire ; mais il faut les réduire à leur juste importance, qui n’est pas plus grande en somme que celle d’expériences « scientifiques » quelconques, et ne pas confondre des choses qui sont d’ordre totalement différent ; on ne voit même pas, a priori, pourquoi il ne pourrait pas arriver que de telles transmutations soient réalisées par des procédés relevant tout simplement de la chimie profane (et, au fond, l’« hyperchimie » à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure n’est pas autre chose qu’une tentative de ce genre)(14). Il y a pourtant un autre aspect de la question : l’être qui est arrivé à la réalisation de certains états intérieurs peut, en vertu de la relation analogique du « microcosme » avec le « macrocosme », produire extérieurement des effets correspondants ; il est donc parfaitement admissible que celui qui est parvenu à un certain degré dans la pratique de l’alchimie « intérieure » soit capable par là même d’accomplir des transmutations métalliques ou d’autres choses du même ordre, mais cela à titre de conséquence tout accidentelle, et sans recourir à aucun des procédés de la pseudo-alchimie matérielle, mais uniquement par une sorte de projection au dehors des énergies qu’il porte en lui-même. Il y a d’ailleurs, ici encore, une distinction essentielle à faire : il peut ne s’agir en cela que d’une action d’ordre psychique, c’est-à-dire de la mise en œuvre d’influences subtiles appartenant au domaine de l’individualité humaine, et alors c’est bien encore de l’alchimie matérielle, si l’on veut, mais opérant par des moyens tout différents de ceux de la pseudo-alchimie, qui se rapportent exclusivement au domaine corporel ; ou bien, pour un être ayant atteint un degré de réalisation plus élevé, il peut s’agir d’une action extérieure de véritables influences spirituelles, comme celle qui se produit dans les « miracles » des religions et dont nous avons dit quelques mots précédemment. Entre ces deux cas, il y a une différence comparable à celle qui sépare la « théurgie » de la magie (bien que, redisons-le encore, ce ne soit pas de magie qu’il s’agit proprement ici, de sorte que nous n’indiquons ceci qu’à titre de similitude), puisque cette différence est, en somme, celle même de l’ordre spirituel et de l’ordre psychique ; si les effets apparents sont parfois les mêmes de part et d’autre, les causes qui les produisent n’en sont pas moins totalement et profondément différentes. Nous ajouterons d’ailleurs que ceux qui possèdent réellement de tels pouvoirs(15) s’abstiennent soigneusement d’en faire étalage pour étonner la foule, et que même ils n’en font généralement aucun usage, du moins en dehors de certaines circonstances particulières où leur exercice se trouve légitimé par d’autres considérations(16).

Quoi qu’il en soit, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, et ce qui est à la base même de tout enseignement véritablement initiatique, c’est que toute réalisation digne de ce nom est d’ordre essentiellement intérieur, même si elle est susceptible d’avoir à l’extérieur des répercussions de quelque genre que ce soit. L’homme ne peut en trouver les principes qu’en lui-même, et il le peut parce qu’il porte en lui la correspondance de tout ce qui existe, car il ne faut pas oublier que, suivant une formule de l’ésotérisme islamique, « l’homme est le symbole de l’Existence universelle »(17) ; et, s’il parvient à pénétrer jusqu’au centre de son propre être, il atteint par là même la connaissance totale, avec tout ce qu’elle implique par surcroît : « celui qui connaît son Soi connaît son Seigneur »(18), et il connaît alors toutes choses dans la suprême unité du Principe même, en lequel est contenue « éminemment » toute réalité.