CHAPITRE XLIII
Sur la notion de l’élite
Il est un mot que nous avons employé assez fréquemment en d’autres occasions, et dont il nous faut encore préciser ici le sens en nous plaçant plus spécialement au point de vue proprement initiatique, ce que nous n’avions pas fait alors, du moins explicitement : ce mot est celui d’« élite », dont nous nous sommes servi pour désigner quelque chose qui n’existe plus dans l’état actuel du monde occidental, et dont la constitution, ou plutôt la reconstitution, nous apparaissait comme la condition première et essentielle d’un redressement intellectuel et d’une restauration traditionnelle(1). Ce mot, il faut bien le dire, est encore de ceux dont on abuse étrangement à notre époque, au point de les employer, de la façon la plus courante, dans des acceptions qui n’ont plus rien de commun avec ce qu’ils devraient normalement signifier ; ces déformations, comme nous l’avons fait remarquer à d’autres propos, prennent souvent une véritable allure de caricature et de parodie, et il en est notamment ainsi lorsqu’il s’agit de mots qui, antérieurement à toute déviation profane, ont été en quelque sorte consacrés par un usage traditionnel, ce qui est bien le cas, comme on va le voir, en ce qui concerne le mot « élite »(2). De tels mots se rattachent d’une certaine façon, à titre de termes « techniques », au symbolisme initiatique lui-même, et ce n’est pas parce que des profanes s’emparent parfois d’un symbole qu’ils sont incapables de comprendre, le détournent de son sens et en font une application illégitime, que ce symbole cesse d’être en lui-même ce qu’il est véritablement ; il n’y a donc aucune raison valable pour que l’abus qui est fait d’un mot nous oblige à en éviter l’emploi, et d’ailleurs, s’il devait en être ainsi, nous ne voyons pas trop, avec tout le désordre dont témoigne le langage actuel, quels termes pourraient bien rester finalement à notre disposition.
Quand nous avons employé le mot d’« élite » comme nous le disions tout à l’heure, les fausses conceptions auxquelles on l’applique communément ne nous étaient pas encore apparues comme si répandues que nous l’avons constaté depuis lors, et peut-être ne l’étaient-elles réellement pas encore, car tout cela va visiblement en s’aggravant de plus en plus rapidement ; en fait, on n’a jamais tant parlé de « l’élite », à chaque instant et de tous les côtés, que depuis qu’elle n’existe plus, et, bien entendu, ce qu’on veut désigner par là n’est jamais l’élite prise dans son vrai sens. Il y a même mieux encore : on en est arrivé maintenant à parler « des élites », terme dans lequel on prétend comprendre tous les individus qui dépassent tant soit peu la « moyenne » dans un ordre d’activité quelconque, fût-il le plus inférieur en lui-même et le plus éloigné de toute intellectualité(3). Remarquons tout d’abord que le pluriel est ici un véritable non-sens : sans même sortir d’un simple point de vue profane, on pourrait déjà dire que ce mot est de ceux qui ne sont pas susceptibles de pluriel, parce que leur sens est en quelque sorte celui d’un « superlatif », ou encore parce qu’ils impliquent l’idée de quelque chose qui, par sa nature même, n’est pas susceptible de se fragmenter et de se subdiviser ; mais, pour nous, il y a lieu de faire appel ici à quelques autres considérations d’un ordre plus profond.
Parfois, pour plus de précision et pour écarter tout malentendu possible, nous avons employé l’expression d’« élite intellectuelle » ; mais, à vrai dire, il y a là presque un pléonasme, car il n’est même pas concevable que l’élite puisse être autre qu’intellectuelle, ou, si l’on préfère, spirituelle, ces deux mots étant en somme équivalents pour nous, dès lors que nous nous refusons absolument à confondre l’intellectualité vraie avec la « rationalité ». La raison en est que la distinction qui détermine l’élite ne peut, par définition même, s’opérer que « par en haut », c’est-à-dire sous le rapport des possibilités les plus élevées de l’être ; et il est facile de s’en rendre compte en réfléchissant quelque peu au sens propre du mot, tel qu’il résulte directement de son étymologie. En effet, au point de vue proprement traditionnel, ce qui donne à ce mot d’« élite » toute sa valeur, c’est qu’il est dérivé d’« élu » ; et c’est bien là, disons-le nettement, ce qui nous a amené à l’employer comme nous l’avons fait de préférence à tout autre ; mais encore faut-il préciser un peu davantage comment ceci doit être entendu(4). Il ne faudrait pas croire que nous nous arrêtions là au sens religieux et exotérique qui est sans doute celui où l’on parle le plus habituellement des « élus », bien que ce soit déjà, assurément, quelque chose qui pourrait donner lieu assez aisément à une transposition analogique appropriée à ce dont il s’agit effectivement ; mais il y a encore autre chose, dont on pourrait d’ailleurs trouver une indication jusque dans la parole évangélique bien connue et souvent citée, mais peut-être insuffisamment comprise : Multi vocati, electi pauci.
Au fond, nous pourrions dire que l’élite, telle que nous l’entendons, représente l’ensemble de ceux qui possèdent les qualifications requises pour l’initiation, et qui sont naturellement toujours une minorité parmi les hommes ; en un sens, ceux-ci sont tous « appelés », en raison de la situation « centrale » qu’occupe l’être humain dans cet état d’existence, parmi tous les autres êtres qui s’y trouvent également(5), mais il y a peu d’« élus », et, dans les conditions de l’époque actuelle, il y en a assurément moins que jamais(6). On pourrait objecter que cette élite existe toujours en fait, car, si peu nombreux que soient ceux qui sont qualifiés, au sens initiatique du mot, il en est pourtant au moins quelques-uns, et d’ailleurs, ici, le nombre importe peu(7) ; cela est vrai, mais ils ne représentent ainsi qu’une élite virtuelle, ou, pourrait-on dire, la possibilité de l’élite, et, pour que celle-ci soit effectivement constituée, il faut avant tout qu’eux-mêmes prennent conscience de leur qualification. D’autre part, il doit être bien entendu que, comme nous l’avons expliqué précédemment, les qualifications initiatiques, telles qu’on peut les déterminer au point de vue proprement « technique », ne sont pas toutes d’ordre exclusivement intellectuel, mais comportent aussi la considération des autres éléments constitutifs de l’être humain ; mais cela ne change absolument rien à ce que nous avons dit de la définition de l’élite, puisque, quelles que soient ces qualifications en elles-mêmes, c’est toujours en vue d’une réalisation essentiellement intellectuelle ou spirituelle qu’elles doivent être envisagées, et que c’est en cela que réside en définitive leur unique raison d’être.
Normalement, tous ceux qui sont ainsi qualifiés devraient avoir, par là même, la possibilité d’obtenir l’initiation ; s’il n’en est pas ainsi en fait, cela tient en somme uniquement à l’état présent du monde occidental, et, à cet égard, la disparition de l’élite consciente d’elle-même et l’absence d’organisations initiatiques adéquates pour la recevoir apparaissent comme deux faits étroitement liés entre eux, corrélatifs en quelque sorte, sans même peut-être qu’il y ait lieu de se demander lequel a pu être une conséquence de l’autre. Mais, d’autre part, il est évident que des organisations initiatiques, qui seraient vraiment et pleinement ce qu’elles doivent être, et non pas simplement des vestiges plus ou moins dégénérés de ce qui fut autrefois, ne pourraient se former que si elles trouvaient des éléments possédant, non seulement l’aptitude initiale nécessaire à titre de condition préalable, mais aussi les dispositions effectives déterminées par la conscience de cette aptitude, car c’est à eux qu’il appartient avant tout d’« aspirer » à l’initiation, et ce serait renverser les rapports que de penser que celle-ci doit venir à eux indépendamment de cette aspiration, qui est comme une première manifestation de l’attitude essentiellement « active » exigée par tout ce qui est d’ordre véritablement initiatique. C’est pourquoi la reconstitution de l’élite, nous voulons dire de l’élite consciente de ses possibilités initiatiques, bien que ce ne puissent être que des possibilités latentes et non développées tant qu’un rattachement traditionnel régulier n’est pas obtenu, est ici la condition première dont dépend tout le reste, de même que la présence de matériaux préalablement préparés est indispensable à la construction d’un édifice, quoique ces matériaux ne puissent évidemment remplir leur destination que lorsqu’ils auront trouvé leur place dans l’édifice lui-même.
En supposant l’initiation, en tant que rattachement à une « chaîne » traditionnelle, réellement obtenue par ceux qui appartiennent à l’élite, il restera encore à considérer, pour chacun d’eux, la possibilité d’aller plus ou moins loin, c’est-à-dire d’abord de passer de l’initiation virtuelle à l’initiation effective, puis d’atteindre dans celle-ci la possession de tel ou tel degré plus ou moins élevé, suivant l’étendue de ses propres possibilités particulières. Il y aura donc lieu, pour le passage d’un degré à un autre, de considérer ce qu’on pourrait appeler une élite à l’intérieur de l’élite même(8), et c’est en ce sens que certains ont pu parler de l’« élite de l’élite »(9) ; en d’autres termes, on peut envisager des « élections » successives, et de plus en plus restreintes quant au nombre des individus qu’elles concernent, s’opérant toujours « par en haut » et suivant le même principe, et correspondant en somme aux différents degrés de la hiérarchie initiatique(10). Ainsi, de proche en proche, on peut aller jusqu’à l’« élection » suprême, celle qui se réfère à l’« adeptat », c’est-à-dire à l’accomplissement du but ultime de toute initiation ; et, par conséquent, l’élu au sens le plus complet de ce mot, celui qu’on pourrait appeler l’« élu parfait », sera celui qui parviendra finalement à la réalisation de l’« Identité Suprême »(11).