CHAPITRE XLIV
De la hiérarchie initiatique

Ce que nous venons d’indiquer en dernier lieu, à propos de la hiérarchie initiatique, a besoin d’être encore précisé à quelques égards, car, à ce sujet comme à tant d’autres, il se produit de trop fréquentes confusions, non seulement dans le monde purement profane, ce dont il n’y aurait en somme pas lieu de s’étonner, mais même parmi ceux qui, à un titre ou à un autre, devraient normalement être plus instruits de ce dont il s’agit. Il semble d’ailleurs que toute idée de hiérarchie, même en dehors du domaine initiatique, soit particulièrement obscurcie à notre époque, et qu’elle soit une de celles contre lesquelles s’acharnent plus spécialement les négations de l’esprit moderne, ce qui, à vrai dire, est parfaitement conforme au caractère essentiellement antitraditionnel de celui-ci, caractère dont, au fond, l’« égalitarisme » sous toutes ses formes représente simplement un des aspects. Il n’en est pas moins étrange et presque incroyable, pour qui n’est pas dépourvu de toute faculté de réflexion, de voir cet « égalitarisme » admis ouvertement, et même proclamé avec insistance, par des membres d’organisations initiatiques qui, si amoindries ou même déviées qu’elles puissent être à bien des points de vue, conservent pourtant forcément toujours une certaine constitution hiérarchique, faute de quoi elles ne pourraient subsister en aucune façon(1). Il y a là évidemment quelque chose de paradoxal, et même de contradictoire, qui ne peut s’expliquer que par l’extrême désordre qui règne partout actuellement ; et d’ailleurs, sans un tel désordre, les conceptions profanes n’auraient jamais pu envahir, comme elles l’ont fait, un domaine qui doit leur être strictement fermé par définition même, et sur lequel, dans des conditions normales, elles ne peuvent exercer absolument aucune influence. Il n’est pas nécessaire d’y insister davantage ici, car il est bien clair que ce n’est pas à ceux qui nient de parti pris toute hiérarchie que nous pouvons songer à nous adresser ; ce que nous voulions dire surtout, c’est que, quand les choses en sont arrivées à un tel point, il n’est pas étonnant que cette idée soit parfois plus ou moins mal comprise par ceux mêmes qui l’admettent encore, et qu’il leur arrive de se méprendre sur les différentes applications qu’il convient d’en faire.

Toute organisation initiatique, en elle-même, est essentiellement hiérarchique, si bien qu’on pourrait voir là un de ses caractères fondamentaux, quoique, bien entendu, ce caractère ne lui soit pas exclusivement propre, car il existe aussi dans les organisations traditionnelles « extérieures », nous voulons dire celles qui relèvent de l’ordre exotérique ; et même il peut encore exister en un certain sens (car il y a naturellement des degrés en toute déviation) jusque dans des organisations profanes, pour autant que celles-ci sont constituées, dans leur ordre, suivant des règles normales, du moins dans la mesure où ces règles sont compatibles avec le point de vue profane lui-même(2). Cependant, la hiérarchie initiatique a quelque chose de spécial qui la distingue de toutes les autres : c’est qu’elle est formée essentiellement par des degrés de « connaissance », avec tout ce qu’implique ce mot entendu dans son véritable sens (et, quand on le prend dans la plénitude de celui-ci, c’est de connaissance effective qu’il s’agit en réalité), car c’est en cela que consistent proprement les degrés mêmes de l’initiation, et aucune considération autre que celle-là ne saurait y intervenir. Certains ont représenté ces degrés par une série d’enceintes concentriques qui doivent être franchies successivement, ce qui est une image très exacte, car c’est bien d’un « centre » qu’il s’agit en effet de s’approcher de plus en plus, jusqu’à l’atteindre finalement au dernier degré ; d’autres ont comparé aussi la hiérarchie initiatique à une pyramide, dont les assises vont toujours en se rétrécissant à mesure qu’on s’élève de la base vers le sommet, de façon à aboutir ici encore à un point unique qui joue le même rôle que le centre dans la figure précédente ; quel que soit d’ailleurs le symbolisme adopté à cet égard, c’est bien précisément cette hiérarchie de degrés que nous avions en vue en parlant des distinctions successives s’opérant à l’intérieur de l’élite.

Il doit être bien entendu que ces degrés peuvent être indéfiniment multiples, comme les états auxquels ils correspondent et qu’ils impliquent essentiellement dans leur réalisation, car c’est bien véritablement d’états différents, ou tout au moins de modalités différentes d’un état tant que les possibilités individuelles humaines ne sont pas encore dépassées, qu’il s’agit dès lors que la connaissance est effective et non plus simplement théorique. Par conséquent, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, les degrés existant dans une organisation initiatique quelconque ne représenteront jamais qu’une sorte de classification plus ou moins générale, forcément « schématique » ici comme en toutes choses, et limitée en somme à la considération distincte de certaines étapes principales ou plus nettement caractérisées. Suivant le point de vue particulier auquel on se placera pour établir une telle classification, les degrés ainsi distingués en fait pourront naturellement être plus ou moins nombreux(3), sans qu’il faille pour cela voir dans ces différences de nombre une contradiction ou une incompatibilité quelconque, car, au fond, cette question ne touche à aucun principe doctrinal et relève simplement des méthodes plus spéciales qui peuvent être propres à chaque organisation initiatique, fût-ce à l’intérieur d’une même forme traditionnelle, et à plus forte raison quand on passe d’une de ces formes à une autre. À vrai dire, il ne peut y avoir, en tout cela, de distinction parfaitement tranchée que celle des « petits mystères » et des « grands mystères », c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué, de ce qui se rapporte respectivement à l’état humain et aux états supérieurs de l’être ; tout le reste n’est, dans le domaine des uns et des autres, que subdivisions qui peuvent être poussées plus ou moins loin pour des raisons d’ordre contingent.

D’autre part, il faut bien comprendre aussi que la répartition des membres d’une organisation initiatique dans ses différents degrés n’est en quelque sorte que « symbolique » par rapport à la hiérarchie réelle, parce que l’initiation, à un degré quelconque, peut, dans bien des cas, n’être que virtuelle (et alors il ne peut naturellement s’agir que de degrés de connaissance théorique, mais du moins est-ce cela qu’ils devraient toujours être normalement). Si l’initiation était toujours effective, ou le devenait obligatoirement avant que l’individu n’ait accès à un degré supérieur, les deux hiérarchies coïncideraient entièrement ; mais, si la chose est parfaitement concevable en principe, il faut reconnaître qu’elle n’est guère réalisable en fait, et qu’elle l’est d’autant moins, dans certaines organisations, que celles-ci ont subi une dégénérescence plus ou moins accentuée et qu’elles admettent trop facilement, et même à tous les degrés, des membres dont la plupart sont malheureusement fort peu aptes à obtenir plus qu’une simple initiation virtuelle. Cependant, si ce sont là des défauts inévitables dans une certaine mesure, ils n’atteignent en rien la notion même de la hiérarchie initiatique, qui demeure complètement indépendante de toutes les circonstances de ce genre ; un état de fait, si fâcheux qu’il soit, ne peut rien contre un principe et ne saurait aucunement l’affecter ; et la distinction que nous venons d’indiquer résout naturellement l’objection qui pourrait se présenter à la pensée de ceux qui ont eu l’occasion de constater, dans les organisations initiatiques dont ils peuvent avoir quelque connaissance, la présence, même aux degrés supérieurs, pour ne pas dire jusqu’au sommet même de la hiérarchie apparente, d’individualités auxquelles toute initiation effective ne fait que trop manifestement défaut.

Un autre point important est celui-ci : une organisation initiatique comporte non seulement une hiérarchie de degrés, mais aussi une hiérarchie de fonctions, et ce sont là deux choses tout à fait distinctes, qu’il faut avoir bien soin de ne jamais confondre, car la fonction dont quelqu’un peut être investi, à quelque niveau que ce soit, ne lui confère pas un nouveau degré et ne modifie en rien celui qu’il possède déjà. La fonction n’a, pour ainsi dire, qu’un caractère « accidentel » par rapport au degré : l’exercice d’une fonction déterminée peut exiger la possession de tel ou tel degré, mais il n’est jamais attaché nécessairement à ce degré, si élevé d’ailleurs que celui-ci puisse être ; et, de plus, la fonction peut n’être que temporaire, elle peut prendre fin pour des raisons multiples, tandis que le degré constitue toujours une acquisition permanente, obtenue une fois pour toutes, et qui ne saurait jamais se perdre en aucune façon, et cela qu’il s’agisse d’initiation effective ou même simplement d’initiation virtuelle.

Ceci, notons-le encore, achève de préciser la signification réelle qu’il convient d’attribuer à certaines des qualifications secondaires auxquelles nous avons fait allusion précédemment : outre les qualifications requises pour l’initiation elle-même, il peut y avoir, par surcroît, d’autres qualifications plus particulières qui soient requises seulement pour remplir telle ou telle fonction dans une organisation initiatique. En effet, l’aptitude à recevoir l’initiation, même jusqu’au degré le plus élevé, n’implique pas nécessairement l’aptitude à exercer une fonction quelconque, fût-ce la plus simple de toutes ; mais, dans tous les cas, ce qui seul est véritablement essentiel, c’est l’initiation elle-même avec ses degrés, puisque c’est elle qui influe d’une façon effective sur l’état réel de l’être, tandis que la fonction ne saurait aucunement le modifier ou y ajouter quoi que ce soit.

La hiérarchie initiatique véritablement essentielle est donc celle des degrés, et c’est d’ailleurs elle qui, en fait, est comme la marque particulière de la constitution des organisations initiatiques ; dès lors que c’est de « connaissance » qu’il s’agit proprement en toute initiation, il est bien évident que le fait d’être investi d’une fonction n’importe en rien sous ce rapport, même en ce qui concerne la simple connaissance théorique, et à plus forte raison en ce qui concerne la connaissance effective ; il peut donner, par exemple, la faculté de transmettre l’initiation à d’autres, ou encore celle de diriger certains travaux, mais non pas celle d’accéder soi-même à un état plus élevé. Il ne saurait y avoir aucun degré ou état spirituel qui soit supérieur à celui de l’« adepte » ; que ceux qui y sont parvenus exercent par surcroît certaines fonctions, d’enseignement ou autres, ou qu’ils n’en exercent aucune, cela ne fait absolument aucune différence sous ce rapport ; et ce qui est vrai à cet égard pour le degré suprême l’est également, à tous les échelons de la hiérarchie, pour chacun des degrés inférieurs(4). Par conséquent, lorsqu’on parle de la hiérarchie initiatique sans préciser davantage, il doit être bien entendu que c’est toujours de la hiérarchie des degrés qu’il s’agit ; c’est celle-là, et celle-là seule, qui, comme nous le disions plus haut, définit les « élections » successives allant graduellement du simple rattachement initiatique jusqu’à l’identification avec le « centre », et non pas seulement, au terme des « petits mystères », avec le centre de l’individualité humaine, mais encore, à celui des « grands mystères », avec le centre même de l’être total, c’est-à-dire, en d’autres termes, jusqu’à la réalisation de l’« Identité Suprême ».