Francmaçonnerie
et Sociétés Secrètes
(suite)
VI(*)

Espagne. – « Nous avons dit qu’après l’invasion française de 1808, la franc-maçonnerie s’était reconstituée en Espagne, et qu’un grand-orient avait été établi à Madrid. Bien que cette autorité, qui avait un assez grand nombre d’ateliers sous sa dépendance dans la capitale et dans les provinces, fût composée de personnages marquants qui avaient adhéré au gouvernement de Joseph Napoléon, cependant le but qu’elle se proposait n’avait rien de politique, et elle se bornait à propager l’instruction parmi les classes inférieures du peuple et à faire des actes de pure bienfaisance. La chute de Joseph et le retour de Ferdinand amenèrent, comme on l’a vu, la suspension des travaux de ce corps et des loges qu’il avait instituées. En 1815 et en 1816, les mécontents qu’avait faits le nouveau régime, les hommes à idées libérales, des militaires revenus des prisons de France, et plusieurs chefs des joséfinos organisèrent des loges indépendantes et fondèrent à Madrid un grand-orient politique. Ce nouveau corps entoura ses opérations du plus profond secret ; il multiplia les ateliers dans les provinces et il se mit en rapport avec les rares loges de France qui s’occupaient de politique. Dans le nombre, celle des Sectateurs de Zoroastre donna l’initiation à beaucoup d’officiers espagnols résidant à Paris, notamment au capitaine de Quezada, le même qui, plus tard, favorisa l’évasion de Mina, que la police française gardait à vue. La révolution de l’île de Léon fut l’œuvre de la nouvelle maçonnerie espagnole, qui l’avait préparée depuis plusieurs années, sous la direction de Quiroga, de Riégo, et de cinq anciens députés aux cortès.

« Après la victoire, il s’éleva des prétentions rivales entre les membres de cette société ; Plusieurs s’en séparèrent et formèrent la confédération des chevaliers communeros, en mémoire de l’insurrection des communes, au temps de Charles-Quint, sous la conduite de Juan de Padilla. Les réunions de communeros prenaient le nom de torres, ou tours ; elles dépendaient, dans chaque province, d’une grande junte, présidée par un chevalier qui portait le titre de gran-castellano, grand-châtelain. La confédération avait pour but “d’encourager et de conserver, par tous les moyens, la liberté du genre humain ; de défendre de toutes ses forces les droits du peuple espagnol contre les abus du pouvoir arbitraire ; de secourir les nécessiteux, particulièrement s’ils étaient au nombre des confédérés.” L’Assemblée Suprême avait son siège à Madrid ; elle se formait des chevaliers communeros les plus anciens qui résidaient dans cette ville et des procuradores ou députés, nommés par les torres des provinces. Cette assemblée réglait tout ce qui concernait la confédération et prenait toutes les délibérations capables d’assurer et d’augmenter sa puissance et de la conduire à son but.

« Tout candidat devait être proposé par écrit. La proposition indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, sa demeure, l’emploi qu’il occupait, la fortune ou le traitement dont il jouissait. Une commission de police recueillait des informations sur le compte du postulant et donnait son avis sur l’admission ou le rejet. L’avis étant favorable, le gouverneur de la torre, dont les fonctions répondaient à celles de l’expert dans les loges maçonniques, allait, accompagné du chevalier proposant, chercher l’aspirant pour le présenter à la salle d’armes, c’est-à-dire au lieu d’assemblée. Il l’informait préalablement des obligations auxquelles il devait se soumettre ; et si le récipiendaire acceptait ces conditions, le proposant lui bandait les yeux et l’amenait dans cet état à l’entrée d’une première pièce. Là, il appelait le gouverneur, et la sentinelle avancée ayant crié qui vive ! il répondait : “Un citoyen qui s’est présenté aux ouvrages avancés sous drapeau de parlementaire, pour être admis dans les rangs de la confédération. — Qu’il vienne, disait la sentinelle, je vais le conduire au corps-de-garde de la place d’armes.” Au même instant, on entendait une voix qui ordonnait de baisser le pont-levis et de lever toutes les herses. Cette opération était simulée en faisant un grand bruit. Introduit dans le corps-de-garde, ou cabinet de réflexions, le récipiendaire y restait seul, après que la sentinelle, le visage couvert d’un masque, lui avait débandé les yeux. Ce corps-de-garde était décoré de trophées militaires et d’armures, quelques-unes ensanglantées. On lisait sur les murs des inscriptions en l’honneur des vertus civiques. Sur une table, il y avait une feuille de papier où l’on avait tracé les questions suivantes : “Quelles sont les obligations les plus sacrées d’un citoyen ? Quelle peine doit-on infliger à qui y manque ? Quelle récompense mériterait celui qui sacrifierait sa vie pour les remplir ?” Lorsque le récipiendaire avait écrit ses réponses, la sentinelle, qui veillait à la porte, les remettait au gouverneur, lequel les transmettait au châtelain, ou président, qui en donnait lecture à l’assemblée.

« Le président ordonnait ensuite au gouverneur de conduire le récipiendaire, les yeux bandés, à la place d’armes. Le conducteur appelait le président. Celui-ci demandait : “Qui est-ce ? Que veut-on ?” et le conducteur répondait : “Je suis le gouverneur de cette forteresse ; j’accompagne un citoyen qui s’est présenté à l’avancée et qui demande à être reçu.” Alors on ouvrait la porte, et l’aspirant était introduit. On l’interrogeait sur le sens précis qu’il attachait à ses réponses. Si cet examen satisfaisait l’assemblée, tous les chevaliers mettaient l’épée à la main ; on débandait les yeux du néophyte, et le président lui disait : “Approchez-vous ; étendez la main sur le bouclier de notre chef Padilla, et avec toute l’ardeur patriotique dont vous êtes capable, répétez avec moi le serment que je vais vous dicter.” Par ce serment, le récipiendaire s’engageait à concourir par tous ses moyens au but de la société ; à s’opposer, seul ou avec le secours des confédérés, à ce qu’aucune corporation, aucune personne, sans excepter le roi, abusât de son autorité pour violer les constitutions nationales ; auquel cas il promettait d’en tirer vengeance et d’agir contre les délinquants les armes à la main. Il jurait, en outre, que, si quelque chevalier manquait, en tout ou en partie, à ce serment commun, il le tuerait aussitôt qu’il serait déclaré traître par la confédération ; et il se soumettait à subir le même châtiment, s’il venait, lui aussi, à se parjurer. Le président ajoutait : “Vous êtes chevalier communero ; couvrez-vous du bouclier de notre chef Padilla.” Le récipiendaire ayant exécuté cet ordre, tous les chevaliers posaient la pointe de leur épée sur le bouclier, et le président disait : “Ce bouclier de notre chef Padilla vous garantira de tous les coups que la malveillance voudrait vous porter ; mais, si vous violez votre serment, ce bouclier et toutes ces épées se retireront de vous, et vous serez mis en pièces, en punition de votre parjure.” Alors le nouveau chevalier quittait le bouclier ; le gouverneur lui chaussait les éperons, lui ceignait l’épée et le conduisait à chacun des assistants, qui lui donnait la main. Ramené ensuite au président, il recevait de lui les mots et les signes de reconnaissance.

« La maçonnerie politique et la société des communeros tendaient également à s’emparer du pouvoir. Plus adroits et plus expérimentés dans les affaires, les maçons obtinrent la majorité dans les élections aux cortès et formèrent le ministère. Cependant, au commencement de 1823, les communeros avaient fini par l’emporter sur leurs rivaux, et le ministère allait passer entre leurs mains, lorsque le Grand-Orient politique soudoya une tourbe de misérables qui forcèrent l’entrée de la résidence royale et contraignirent Ferdinand à conserver les ministres en fonctions. Il y eut à cette occasion un manifeste des communeros qui stigmatisa en termes énergiques ce qu’un tel procédé avait d’odieux. La rivalité des deux partis provoqua des scènes déplorables sur divers points de la Péninsule, notamment à Cadix, à Valence, à Tarragone. Cependant les communeros et les maçons se rapprochaient quelquefois, lorsqu’il s’agissait de s’opposer aux tentatives du parti rétrograde. L’Assemblée Suprême des communeros et le Grand-Orient politique entretenaient des relations suivies avec les corps de leurs dépendances établies dans les provinces. Ils en recevaient toutes les informations qui pouvaient intéresser les sociétés dont ils étaient les chefs ; et, à leur tour, ils leurs envoyaient le mot d’ordre pour opérer toutes les manifestations qu’ils jugeaient utiles au succès de leur cause. Les projets de loi, les changements de ministres étaient discutés dans le Grand-Orient politique et dans l’Assemblée Suprême des communeros ; on y désignait les candidats qui devaient être portés à la députation : de sorte qu’en dehors du gouvernement légal et ostensible, il existait deux gouvernements occultes qui se préoccupaient moins du bien public que du triomphe de leur intérêt privé.

« Au milieu des luttes des deux sociétés, quelques hommes moins ambitieux, peut-être aussi plus politiques, voyant dans quelle anarchie on allait jeter le pays, songèrent à opposer une digue au torrent qui emportait l’Espagne vers sa ruine. Dans ce but, ils instituèrent une nouvelle société, dont les membres prirent le nom d’anilleros, à cause d’un anneau qu’ils portaient pour insigne. Malgré le succès qui, dès son établissement, semblait s’attacher à cette société, elle ne tarda pas à succomber sous les railleries des maçons et des communeros. Ce fut aussi 1’époque où cessa de se réunir l’ancien Grand-Orient fondé en 1811, et qui, réorganisé en 1820, avait tenté vainement de reconstituer la franc-maçonnerie sur ses bases véritables.

« Dans ce même temps, les carbonari, vaincus à Naples et dans le reste de l’Italie, s’étaient en grande partie réfugiés en Espagne, et y avaient fondé de nombreuses ventes, principalement dans la Catalogne, sous la direction de l’ex-major napolitain, Horace d’Attelis, et d’un autre réfugié appelé Pachiarotti. Le carbonarisme fut introduit à Madrid par un réfugié piémontais nommé Pecchio. Au commencement, cette société réunit contre elle les maçons et les communeros ; mais, en 1823, comme les élections étaient vivement disputées dans beaucoup de provinces entre les deux sociétés rivales, les maçons sollicitèrent et obtinrent l’appui des carbonari, qui leur donna la victoire. Dans la suite, la nécessité ayant rapproché les communeros et les maçons, les premiers exigèrent la destruction du carbonarisme, à qui ils avaient dû leur défaite ; et ce point leur fut concédé. On employa, pour ruiner le carbonarisme, le secours d’une quatrième société, formée récemment par des proscrits italiens sous le nom de société européenne, et qui avait pour but de révolutionner les différents États de l’Europe. Quelques membres de cette association commencèrent par corrompre avec de l’argent les chefs les plus influents des carbonari ; ils mirent ensuite la discorde parmi les autres, et ils firent tant que l’Association fut dissoute. Ses débris allèrent grossir les autres sociétés, notamment la société européenne.

« Cependant l’alliance contractée entre les maçons et les communeros n’obtint pas l’unanimité des suffrages de la dernière agrégation. Il y eut à cette occasion des discussions fort orageuses ; elles amenèrent un schisme et la formation d’une nouvelle branche de la confédération qui prit le titre d’Association des communeros constitutionnels, et marcha de conserve avec le Grand-Orient politique.

« Enfin une dernière société s’organisa en Espagne parmi les Français qui étaient venus s’enrôler sous le drapeau de la liberté espagnole, dans l’espérance de faire une diversion, à la faveur de laquelle ils pourraient, à leur tour, opérer une révolution en France et y établir le régime de la liberté sur les ruines du gouvernement des Bourbons. L’invasion de l’Espagne par les troupes françaises, en 1823, et le rétablissement du gouvernement absolu amenèrent la dissolution de toutes les associations politiques du pays, sauf une société secrète appelée la junte apostolique, qui dirigeait et dominait la régence de la Seu d’Urgel, et qui ne cessa d’exister que longtemps après que la contre-révolution eut été consommée.

« Il paraît que la maçonnerie avait pris également au Brésil une tendance politique. Voici du moins ce qu’on lit à ce sujet dans un document publié à Rio-Janeiro, au mois de Juin 1823, et intitulé : Défense du citoyen Alvez Moniz Barreto, au sujet d’un crime imaginaire pour lequel il fut injustement condamné par le Juge Francisco de Franca Miranda : “Je ne crains pas d’être considéré comme un criminel pour avoir été franc-maçon. Je ne nie pas d’avoir été membre d’une société dont l’existence dans la capitale était de notoriété publique, et non-seulement tolérée, mais approuvée. Ce n’était pas un secret que cette société comptait parmi ses membres tous les ministres et conseillers d’État de S. M. I., un seul excepté, et qu’elle était dirigée par le jugement, le patriotisme et la probité du très excellent seigneur Joseph Boniface de Andrada e Silva, son président. C’est en sa présence que les francs-maçons discutaient toutes les mesures tendantes au bien-être du Brésil, à son indépendance, et à la proclamation de l’Auguste empereur. Tout fut effectué par les travaux de cette société, constamment dirigée par son illustre grand-maître, et aux dépens de sa trésorerie générale. C’est elle qui pourvut non-seulement au lustre de la journée glorieuse du 12 Octobre, y compris les cinq arcs de triomphe, et les émissaires envoyés dans toutes les provinces, tant sur la côte que dans l’intérieur, afin de faire proclamer don Pedro empereur, le même jour dans tout l’empire. Cette assemblée philanthropique avait donné la même mission au général Labatut, un de ses membres, lorsqu’il fut sur le point de s’embarquer pour la province de Bahia ; elle lui fit présent d’une épée de prix, et il jura sur cette arme, devant toute l’assemblée des maçons, d’exterminer les Vandales lusitaniens et d’unir cette province à l’empire.”

« L’Angleterre et l’Irlande ont eu également leurs sociétés sécrètes politiques. À l’époque de l’expédition du général Humbert, il en fut institué plusieurs en Irlande, dont les plus fameuses étaient celles des enfants blancs, des cœurs de chêne et des chevaliers du point du jour. Plus tard, s’établit celle des Irlandais-Unis. Vers 1833, il en fut découvert une nouvelle qui s’était formée parmi les catholiques, en haine du protestantisme. Celle-ci était désignée sous le nom de société de Saint-Patrick. Le serment que prêtaient les affiliés était terrible. “Je jure, disait le récipiendaire, de me laisser couper la main droite, de laisser clouer cette main à la porte de la prison d’Armagh, plutôt que de tromper ou de trahir un frère ; de persévérer dans la cause que j’ai embrassée ; de n’épargner aucun individu depuis le berceau jusqu’aux béquilles, de n’avoir pitié ni des gémissements, ni des cris de l’enfance, ni de ceux de la vieillesse, mais de me baigner dans le sang des orangistes.”

(À suivre.)