Francmaçonnerie
et Sociétés Secrètes
(suite)
XI(*)

Druides (Complément)

Également fidèles aux traditions aryanes, les Celtes honoraient encore toutes les forces vitales de leur pays, les cours d’eau : Sequana, la Seine ; Rhodanus, le Rhône ; Yconna, l’Yonne ; Divonna, Divone ; la forêt Harduenna, les Ardennes ; les montagnes Vosegus, les Vosges ; surtout ces chaînes de montagnes Pyréné, les Pyrénées, Jupiter ou plutôt Esus Penninus, les Alpes pennines, et ce beau fleuve du Rhin aux eaux verdâtres et sacrées, montagnes et fleuves qui enveloppaient la Gaule et la défendaient, divinités tutélaires, contre les attaques du dehors : c’était la patrie entière à qui ce culte était rendu.

Un mot encore en achevant cette restitution des dieux celtiques. Séduit d’abord par une théorie brillante et entraîné par d’éminents esprits, nous avons voulu savoir si les druides étaient monothéistes(1). Nous n’avons trouvé aucun texte qui nous autorise à le penser. Les seuls témoignages qu’on puisse citer en faveur de cette opinion, de nouveau en honneur aujourd’hui, sont tirés du Mystère des Bardes. Or, nous l’avons déjà dit, la seule partie de ce recueil que nous regardions comme authentique, est celle qui concerne la doctrine cosmogonique des Cercles. Celle-là, nous l’admettons, parce que nous la retrouvons dans ces enceintes tricirculaires nommées cromlechs, qui étaient de véritables temples, et parce que nous retrouvons encore ces trois cercles concentriques sur des monnaies frappées évidemment du temps de Vercingétorix. Toutes, ou presque toutes les autres Triades sont, avec des parcelles très curieuses, très intéressantes à recueillir, une superfétation des idées du moyen âge. Ces tercets sublimes sur l’unité de Dieu, sur la grâce, sur la lutte contre Dyaul, qui est à nos yeux le démon, sont une émanation directe du Christianisme, émanation d’autant plus facile à expliquer que les druides de la Grande-Bretagne et de l’Irlande étaient devenus ces prêtres chrétiens, ces solitaires qui vivaient dans des grottes, comme, par exemple, ceux avec lesquels Alcuin était en correspondance et qui étaient connus sous le nom de culdées. Nous n’admettons pas plus les Triades complètes qu’Ossian complet, quoique dans l’un, comme dans les autres, on sente bien souvent circuler le souffle celtique. Une action lente et puissante s’est exercée ; un travail moral, souvent inconscient, de beaucoup de générations, s’est accompli sur ces vieux et augustes monuments, renouvelant et transformant ce fonds historique qui s’est empreint peu à peu des sentiments et croyances de bien des âges. Enfin, les Triades, qui composent le recueil actuel, sont écrites dans une langue moderne(2). Elles n’ont été recueillies qu’au seizième siècle, et le seul manuscrit authentique qui les renferme, conservé dans la bibliothèque de Llan Haran, en Glamorgan, ne date que de l’année 1680.

Pour passer maintenant de la théologie des druides à la doctrine morale qu’ils enseignaient aux lettrés, nous n’ajouterons aucun détail sur leur cosmogonie qui renfermait en même temps leur doctrine morale, à ceux que nous avons donnés plus haut en parlant de l’éducation de Vercingétorix. Nous nous bornerons à dessiner ici les trois fameux Chylch, ou cercles concentriques, avec une courte explication au sujet de ces cercles, partie la plus originale et certainement la plus ancienne du Druidisme développé en Gaule même, quoique nous en ayons retrouvé les premiers linéaments encore confus dans les mystères pélasgiques, célébrés en Thrace, et dans la doctrine de Pythagore. Voici ces cercles druidiques :

Ici nous prions qu’on veuille bien redoubler un instant d’attention. Nous sommes descendus peu à peu jusqu’aux plus intimes profondeurs de la doctrine des druides. Nous voici en présence de ces grands principes d’où est sortie cette cosmogonie célèbre, dont on ne parlait chez les anciens qu’avec frayeur et respect ; initiation véritable, sorte de révélation de l’enseignement secret des druides après tant de siècles. La science nous parle, puisque nos textes sont sûrs, et nous pouvons soulever le rideau qui nous dérobait tant de mystères.

Un germe humain, substance double, âme et matière en harmonie ou affinité entre elles, errait pendant un certain temps dans la région d’Annwn, ballotté entre des germes analogues, inférieurs, supérieurs. À un moment fixé, il passait dans le monde d’Abred, cercle de la nécessité, du mal et de la lutte, monde actuel où il avait la forme que nous lui voyons. S’il s’y déployait dans le sens de la vertu et du courage, il montait au moment de la mort dans Gwynfyd, cercle du bonheur, sans perdre sa connaissance, avec toute sa mémoire, et continuait à être en rapport avec ceux qu’il avait connus auparavant. S’il s’était livré à de bas instincts, il retombait au contraire dans la région de la nuit, pour s’identifier avec une substance analogue, inférieure ou supérieure à la sienne, suivant sa conduite précédente dans Abred, et recommencer une nouvelle existence. Abred devait finir quand tous les êtres seraient réunis dans Gwynfyd, eschatologie pareille à celle de Zoroastre. Le grand cercle, dit de Ceugant, n’était accessible à aucun être humain, ou pouvant l’être, réservé dans son prolongement infini à la puissance divine ; mais celle-ci se répandait lumière pure et douce, sorte d’air bienfaisant et créateur, dans les régions diverses des trois cercles : elle embrassait et vivifiait tout ce qui était créé. Donc, l’être humain, allant sciemment continuer dans Gwynfyd une vie plus riche de progrès et de bonheur, d’une expansion à la fois plus personnelle et plus puissante, ou retombant dans Annwn, pour recommencer ensuite cet apprentissage douloureux et si souvent cruel de la vie dans Abred, la mort n’existait plus pour le Celte(3) : il n’y avait qu’un déplacement, et toute la doctrine morale des druides pouvait se résumer en ce mot : sois vertueux et courageux dans Abred. Au reste, on peut voir que les cromlechs, ou temples celtiques(4), étaient aussi composés de trois cercles au milieu desquels se mettait le druide sacrificateur ; la forme même de leur temple représentait leur religion.

Rappelons toutefois que les Gaulois avaient aussi, avant la guerre de l’Indépendance, de véritables temples, monuments fermés, tout remplis d’or et d’argent, Gallia dives, et que César fit souvent violer et brûler, pour les piller, comme le rapporte Suétone. Rappelons encore que si, dans l’époque florissante du Druidisme, on représentait les dieux par des signes, Ésus, par exemple, par l’image du chêne, son emblème ; cependant, au temps de l’invasion romaine, on trouvait dans les temples les statues des diverses divinités celtiques : celles de Teutatès se voyaient partout, dans toute la Gaule.

Ainsi Ésus était le Jupiter des Gaulois, invoqué sous le nom de Tarann quand il était Jupiter tonnant ; Bélénos, leur Apollon ; Bélisama, leur Minerve ; Camoul, leur Mars ; Duw, leur Dis Pater ou Pluton, et Teutatès, leur Mercure. Leur doctrine se résumait dans le dogme de l’immortalité de l’âme sous la forme de transmigration. Là, tout était solennel, mais en même temps tout était vie et mouvement dans cette religion, qui n’était nullement un naturalisme, comme on l’a dit, c’est-à-dire, l’adoration de la nature, mais un vitalisme, c’est-à-dire, l’adoration des forces inconcevables qui la dirigent et l’animent dans l’homme et en dehors de l’homme. Comme l’Indra des Aryas, Ésus, invoqué aussi sous le nom de Tarann, tonnait et gouvernait le ciel, représenté sur la terre par le chêne sur lequel adhérait le gui, malgré l’hiver, comme l’âme adhérait à Ésus, malgré la mort. Bélénos fortifiait et guérissait les corps et fécondait les sillons avec son emblème du bœuf aux trois grues. Camoul soulevait les innombrables bataillons celtiques aux sons des grandes trompes des bardes, qui répandaient une affreuse terreur pendant la mêlée, et secondé par les druides, qui proclamaient que du champ de bataille, les braves allaient passer directement dans Gwynfyd. Duw régnait sur le ténébreux empire des Dubnes, envoyant toujours et toujours des âmes nouvelles pour repeupler Abred, après les longues guerres et les migrations lointaines. Enfin, Teutatès apportait le commerce dans leur pays et le sillonnait de routes. D’autres divinités topiques couvraient la Gaule de moissons, soufflaient avec les vents, coulaient avec les fleuves, régnaient dans les vastes forêts, et surtout sur les hautes montagnes et sur la rive gauche du grand fleuve qui servaient de frontières à la Gaule. Les dieux celtiques étaient grands, sombres, immenses. Sans être infinis, ils provoquaient dans l’âme, avec une sorte d’étonnement et de terreur, le sentiment de l’infini ; et quoique la religion gauloise fût polythéiste, comme on l’a vu, le sentiment d’une seule et même puissance incommensurable pouvait, grâce à une disposition de notre nature, se révéler parfois comme une lueur fugitive â l’esprit ébloui. Ces grands dieux des Celtes contrastaient avec les dieux des Romains et des Grecs aux attitudes plastiques, aux formes sculpturales, et qui avaient pour type la beauté humaine. Nés dans les grandes pleines de l’Asie, en face de ce beau ciel, personnifications des forces vitales de la nature, les dieux celtiques étaient grands comme la nature.

Tout ceci bien établi, la réponse à la question posée plus haut se présente d’elle-même à l’esprit. À l’époque de la guerre de l’Indépendance, cette religion penchait vers son déclin. Teutatès avait remplacé, comme dieu principal, Ésus dont on retrouve à peine quelques rares inscriptions, tandis que les statues de Teutatès-Mercure peuplaient la Gaule entière. Les idées vraiment religieuses avaient fait place à l’intérêt. Nous avons vu une quantité de ces petits Mercures, la bourse honteusement à la main ou pendant à leur ceinture. Ésus n’était même plus qu’un objet d’horreur, que les druides eux-mêmes repoussaient, qu’ils craignaient maintenant de rencontrer, et qu’ils reléguaient au fond des bois. La superstition, triste avant-courrière de la chute des grands cultes, se propageait partout, suivant César. Bien loin de faire disparaître les sacrifices humains qu’on retrouve, hélas, à l’origine de toutes les nations, les druides leur donnaient un caractère sacré, une pensée, pour conserver, par la terreur, sur l’esprit du vulgaire, une puissance qu’ils sentaient leur échapper ; et, ayant perdu le sens même de l’ancien Druidisme, ils étaient obligés, pour connaître celui du nouveau, de se rendre, non pas dans l’un des sanctuaires druidiques de la Gaule, mais dans l’île de Bretagne. Quoique ces sacrifices ne fussent, le plus souvent, que les exécutions des criminels condamnés en justice, les druides voulaient encore y présider au nom de la religion. Ils guérissaient les maladies, non plus par cette connaissance des vertus des simples et des eaux, qui les avaient rendus si célèbres, mais par des formules magiques. S’éloignant de cet ancien esprit celtique, qui avait exempté leur caste du service militaire, ces prêtres se disputaient, souvent, les armes à la main, le titre de souverain-pontife de toute la Gaule qui, de temps immémorial, s’acquérait par le libre suffrage de tous les druides, chez, les Carnutes, dans ce pays même qui passait pour être le centre consacré de la Gaule, et où se réunissait chaque année leur assemblée, pour rendre la justice à tous les Gaulois. Ils avaient donc des soldats à leur disposition. Mariés, ayant des enfants, généraux même, ils cherchaient à obtenir, par tous les moyens possibles, les fonctions politiques et les richesses, dans leurs cités, et cela avec d’autant plus d’avidité qu’ils perdaient de plus en plus leur ancienne foi : la religion ne leur suffisait plus.

L’exemple du druide Divitiac, le plus connu d’entre eux, montre assez bien ce qu’était devenu le Druidisme entre leurs mains. Il avait été vergobret de la cité des Éduens, comme le prouve une médaille frappée en son nom. Sous son gouvernement, la cité éduenne avait perdu la primauté de la Gaule, ayant été vaincue par les Séquanais qui avaient appelé à leur secours les suèves d’Arioviste. Son frère Dubnorix l’avait alors emporté sur lui, en s’appuyant sur le peuple, et avait été nommé vergobret à sa place, ce que prouve également une autre médaille qui porte le nom de ce nouveau magistrat. Aussitôt Divitiac était parti pour Rome, afin d’attirer les Romains dans la Gaule ; mais le Sénat ne l’avait point écouté.

Après la guerre des Helvètes, il s’agissait d’engager adroitement César à retirer ses légions de la Gaule centrale. Ce fut le but de cette réunion générale de tous les chefs de la Gaule, en 58, où figura, pour la première fois, Vercingétorix. Divitiac fit échouer ce dessein en engageant César à marcher contre Arioviste, et en lui faisant connaître les divisions intestines des Gaulois, ce qui permit ensuite au proconsul de fixer son armée en Gaule, en se présentant comme libérateur du pays, et ce qui, du même coup, rendit à Divitiac toute son ancienne influence chez les Éduens. La puissance de Divitiac était donc unie au triomphe des Romains. L’année suivante, quand les Belges s’armèrent pour se défendre au cas où les Romains voudraient entrer aussi dans leurs cités, Divitiac, à la tête d’un détachement éduen et sur l’ordre de César, seconda le mouvement des Romains, donna des conseils à César sur la manière de vaincre les Gaulois, et ravagea lui-même, avec son corps d’armée, le pays des Bellovakes ; odieux spectacle en vérité, que celui de ce druide sinistre, qui pour conserver sa puissance, appelle les étrangers dans sa patrie, et les guide lui-même, au milieu des ruines et la torche à la main, contre ses propres compatriotes. Son frère, Dubnorix, qui était à la tête du parti national chez les Éduens, et qui ne cachait pas son dessein de délivrer la Gaule du joug des Romains, fut entouré par les nombreux cavaliers de César, égorgé, sur son ordre formel, pendant qu’il poussait, en se débattant, ce cri qui résume et explique toute la guerre de l’Indépendance : « Je suis libre et né dans une cité libre. »

(À suivre.)