Le Christianisme théosophique(*)

Le Théosophe (16 avril 1913) a publié l’avis suivant :

« Confrérie des Mystères de Dieu. – Tous les lecteurs du Christianisme Ésotérique et de quelques-uns des ouvrages de M. Mead(1) sont familiarisés à l’idée des Mystères Chrétiens.

« Une vive espérance largement répandue chez quelques étudiants est que les Mystères pourront être restaurés d’une manière que nous ne saurions prévoir, et qu’ainsi sera comblé un besoin profondément senti dans l’Église Chrétienne.

« Dans cette espérance et avec la conviction que les temps sont venus, la Confrérie des Mystères de Dieu a été fondée avec ces deux buts :

« a) Rassembler en un seul corps, lier ensemble par des promesses solennelles, de service et de fraternité, ceux des Chrétiens qui, dans une humble attitude d’attente pour être employés comme Il le jugera bon, veulent consacrer leur vie au service du Christ, et veulent vivre, étudier, prier et travailler dans l’espérance que les Mystères seront restaurés ;

« b) L’étude en commun du Mysticisme Chrétien, des légendes et des traditions mystiques, comme aussi du cérémonial et du symbolisme chrétiens, ainsi que des allusions éparses se rapportant aux Mystères Chrétiens.

« De plus amples informations peuvent être obtenues par tous ceux que cela intéresse et qui se sentent portés à s’associer à cette œuvre, en s’adressant, pour la France, à M. Raimond van Marle, 4, rue Aumont-Thiéville, Paris (XVIIe).

« Il doit être spécifié que le premier but de la Confrérie est basé sur la prochaine venue du Seigneur et implique la croyance en cette venue. Il est à espérer que les nombreux Chrétiens de l’Ordre de l’Étoile d’Orient intéressés dans le cérémonial et le symbolisme se joindront à la Confrérie et trouveront, dans sa ligne de travail, une occasion définie d’aider à préparer Son chemin et à aplanir Ses voies(2). »

Le nom de cette nouvelle Confrérie des Mystères de Dieu rappelle d’une singulière façon celui de la Confrérie des Amis de Dieu, à laquelle appartenait le célèbre mystique allemand Jean Tauler (1290-1361)(3). Or, de l’aveu des Théosophistes eux-mêmes, Tauler, auteur présumé de la Theologia Germanica, peut être considéré comme un des précurseurs de Luther. N’y aurait-il pas ici une inspiration d’origine luthérienne et germanique ? On serait d’autant plus tenté de le croire que le mouvement actuel en faveur du Christianisme Ésotérique au sein de la Société Théosophique se rattache de près au Rosicrucianisme de feu le Dr Franz Hartmann(4), et surtout à celui du Dr Rudolf Steiner(5), président de la Branche allemande, qui a récemment rompu avec Mme Annie Besant, à propos d’Alcyone. Il est possible qu’il y ait en effet, entre les représentants des deux écoles théosophiques rivales, une notable divergence quant à la conception de la « seconde venue du Christ » ; mais ne faut-il pas voir là aussi un épisode du conflit qui se produit inévitablement entre les deux influences anglaise et allemande, toutes deux protestantes cependant, chaque fois qu’elles se trouvent en présence sur un terrain quelconque ?

Quoi qu’il en soit, l’expression Église Chrétienne, dans le document que nous venons de reproduire, sous-entend manifestement le mot Réformée, car les Protestants, d’une façon générale, prétendent volontiers à ce titre, aussi bien qu’à celui d’Église Évangélique. Certains des chefs actuels de la Société Théosophique se disent donc chrétiens, eux aussi(6) ; il est bon de se rendre compte de ce qu’est leur prétendu Christianisme. Pour édifier nos lecteurs à ce sujet, nous ne pouvons mieux faire que de citer les passages suivants d’un Historique des Études des Vies de Jésus par Albert Schweitzer, signé des initiales A. O., et paru également dans Le Théosophe (1er août 1913) :

« Le Jésus de la théologie moderne, le Jésus de Nazareth, qui prêcha le Royaume de Dieu sur la terre et mourut pour consacrer son œuvre, n’a jamais existé. C’est une figure imaginée par le rationalisme, animée par le libéralisme et habillée par la théologie. »

Nous ne voyons pas trop les raisons de cette bizarre affirmation ; c’est bien plutôt la conception d’après laquelle « Jésus de Nazareth n’a jamais existé » qui procède du « rationalisme » et du « libéralisme », ces modernes adversaires de la théologie, et c’est d’ailleurs ce que l’auteur, par une étrange contradiction, reconnaît aussitôt après :

« Telles sont les conclusions auxquelles arrivent ceux qui, avec la science et la raison, étudient les Évangiles. »

Ce sont, en effet, les conclusions auxquelles aboutit logiquement le Modernisme, qui rejoint ainsi le Protestantisme libéral, et qui base ses négations sur la « critique » allemande des Schleiermacher, des Strauss et des Harnack, importée en France par les Renan, les Réville, les Reinach et les Loisy. Ces négations, formulées au nom de la « science » et de la « raison », sont une conséquence fatale du Protestantisme, même soi-disant orthodoxe ou positif, avec son principe (?) de « libre examen » ; mais poursuivons.

« L’homme historique, Jésus, que la théologie croyait sans cesse pouvoir faire renaître, mais qui s’évanouit, après avoir semblé quelques instants bien vivant, ne peut plus être accepté historiquement.

« … C’est avec confiance que nous lisons les conclusions d’Albert Schweitzer, qui nous entraînent au-delà de la vie matérielle, vers ce Royaume de Dieu sur la terre qui, pour lui, est plus que la perfection et la sainteté des individus, qui est la réalité et la volonté divine mêmes.

« Seule grande et unique vérité proclamée par Jésus, car Jésus n’est pas un annonciateur, un symbole, c’est l’homme vivant, réel, celui qui dans tous les temps enseigne la volonté, l’espérance. »

Donc Jésus, qui n’est pas une « figure historique », n’est pas davantage un « symbole » ; qu’est-ce alors que cet « homme réel » dont il est ici question ? À première vue, tout cela n’est pas bien clair, mais passons encore.

« Jésus est celui que chacun peut trouver au fond de lui-même, s’il veut écouter la voix intérieure que lui révèle vraiment ce Royaume de Dieu. La théologie, oubliant ce point essentiel, livre le monde à la léthargie et à l’anéantissement de la pensée, perd totalement de vue le but vers lequel les peuples et les hommes doivent être dirigés, et les devoirs les plus sacrés qu’il impose à tous.

« L’unique Jésus est un Jésus mystique, et former des liens avec Lui, c’est s’unir à tous ceux qui vécurent, vivent et vivront : c’est par le fort travail sur soi-même, par le désir ardent d’aider à Ses espérances et à Ses croyances (sic) qui placent le Royaume de Dieu au-dessus de toutes choses, que nous arriverons à Le saisir et à Le sentir vivre près de nous. »

Ce pseudo-mysticisme est tout à fait semblable au pragmatisme qui est, au fond, la seule religion, purement morale et utilitaire, des Modernistes et des Protestants libéraux ; mais comment ceux qui adhèrent à de semblables doctrines peuvent-ils encore se dire chrétiens, même ésotériques (?), est-ce, de leur part, aberration mentale ou manque de loyauté ? À tous ceux qui connaissent l’esprit protestant, nous laissons le soin de répondre d’eux-mêmes à cette question.