Dreyfusisme et Théosophie(*)

Nous extrayons ce qui suit d’un article intitulé Karma et signé E. Pellissier, article paru dans Le Théosophe (numéro du 1er février 1914) :

« … Je n’ai nullement l’intention de faire ici l’apologie du général Picquart, mais je puis dire, cependant, en commentateur des faits du jour, que, tout en vivant la maxime stoïcienne (d’après laquelle “la vertu trouve dans la pratique même sa propre récompense”), il a prouvé que le couronnement d’une vertu est un fait qui se manifeste parfois au cours d’une seule existence (!), et, si je m’arrête à lui, c’est que dans l’ordre des faits de conscience il a joué un rôle remarquablement historique (sic) et qu’en lui-même il représente un drame dont le dénouement est une frappante leçon de morale, à mon point de vue.

« Alors que devant lui, jeune officier supérieur, s’ouvrait un avenir militaire des plus brillants, découvrant qu’une erreur judiciaire venait d’être faite, il n’hésita point à suivre la voix de sa conscience et, malgré maintes pressions occultes, malgré la disgrâce qui accueillit ses premières confidences à ses chefs, il parla. Ce fut alors pour lui la douloureuse étape du calvaire : colères, préjugés, mensonges, calomnies, toutes violences matérielles et morales, tout se ligue contre lui, hors une poignée d’intellectuels qu’anime la soif de justice. Il semblait désormais devenu le dernier des parias. Telle fut la première phase karmique par laquelle il passa.

« Mais au moment où tout paraissait irrémédiablement perdu, tout au contraire était en train de se reconstruire dans le silence des consciences françaises (!) et dans le bruit scandaleux des événements extérieurs, la Justice Immanente suivait comme toujours son cours paisible et redoutable. Les esprits consciencieux travaillaient ferme pour l’avènement de ce qu’ils croyaient la Vérité, la réflexion germait et se développait plus forte dans la pensée d’une élite toujours plus nombreuse. Enfin le gouvernement vit à sa tête les hommes de la révision et de la réhabilitation, et celui qui, ayant écouté la voix de sa conscience, avait crânement subi les plus infâmes humiliations, fut, par la puissance karmique de l’idée qu’il avait si noblement et si courageusement défendue, placée par une progression rapide au poste le plus élevé de l’armée auquel il pouvait rêver, autrefois, lorsqu’il n’était que jeune officier supérieur de l’état-major.

« Appelé ensuite au commandement d’un corps d’armée, le général a de nouveau à supporter l’ostracisme de ceux qui sont toujours “anti quelque chose”, mais son premier geste devait avoir un dernier couronnement : des funérailles nationales. Il était peut-être pour cela nécessaire qu’il mourût sous un gouvernement radicalement favorable à l’idée qu’il défendit, et c’est ce qui est arrivé, car je crois fort que, si sa mort s’était produite deux ou trois mois avant, ce suprême hommage qui fut rendu à sa noble dépouille n’aurait pas été proposé aux Chambres par le gouvernement précédent.

« D’aucun peuvent voir dans la succession de ces événements un simple concours de circonstances, de simples coïncidences ? Tel n’est pas mon avis. Et pour me servir d’une formule chère à M. Bergson, pensant en théosophe, j’estime que tout se passe comme si “les événements qui se déroulent devant notre entendement étaient les phases scéniques d’une immense tragédie depuis longtemps écrite et pour laquelle nous nous préparons consciemment ou non à jouer un rôle harmonieux ou dissonant envers le bien général de l’humanité”.

« Malgré la mort de Socrate, de Jésus, d’Hypathie, de G. Bruno, et les persécutions subies toujours par toutes les victimes de l’intolérance politique et religieuse, la vérité a toujours prévalu, et dans la suprême justice, dans le glorieux hommage rendus par ses amis à la personne du général Picquart, nous devons voir, nous, Théosophes, une des grandes manifestations de la puissance de la Vérité, éternelle, indestructible. »

Ces appréciations dithyrambiques se passent de tout commentaire ; qu’aurait-on bien pu dire de plus si l’on avait eu « l’intention de faire l’apologie du général Picquart »… et du Dreyfusisme ? Et à qui espère-t-on faire croire que c’est à la « puissance karmique de l’idée » que le « généralisé » dut son scandaleux avancement ?

Faisons remarquer, d’autre part, que, d’après l’auteur de cet article, M. Bergson « pense en théosophe » : c’est là, tout au moins, un point sur lequel nous ne le contredirons pas.

Signalons aussi qu’Hypathie et Giordano Bruno, dont il est question dans la conclusion, ne sont autres, pour les théosophistes, que deux des précédentes « incarnations » de la S\ Annie Besant. Ce fait donne une singulière éloquence à la phrase qui les associe à « Socrate et Jésus » comme « victimes de l’intolérance politique et religieuse » !