INDE
Le Brahma-Samâj(*)

On a signalé la présence, au récent Congrès du Progrès Religieux de Paris, de M. Rabindra Nâth Tagore, de Calcutta. Certains admirateurs de ce grand poète moderne du Bengale peuvent, avec quelque apparence de raison, s’étonner de le voir figurer ainsi parmi tant de représentants avérés de toutes les nuances du protestantisme plus ou moins libéral, et non seulement anglais, mais aussi et surtout allemand, ce qui ne vaut pas mieux(1). D’ordinaire, en effet, ces tendances s’harmonisent fort peu avec le caractère oriental en général et hindou en particulier ; mais on ne se souvient peut-être pas assez que M. Rabindra Nâth Tagore, dont la bonne foi n’est d’ailleurs pas en question ici, est un des fils de Dêvendra Nâth Tagore, et le petit-fils de Dwârka Nâth Tagore, l’un des successeurs du fameux Râm Mohun Roy à la tête du Brahma-Samâj. Nous allons voir ce qu’est, ou plutôt ce que fut cette association, qui, comme nous l’avons déjà dit(2), compta parmi ses protecteurs feu le F/ Mahârâja de Cooch-Behar, Past Senior Grand Warden de la Grande Loge d’Angleterre, et membre de la Société Théosophique.

Pour éviter tout reproche de partialité à l’égard du Brahma-Samâj et de l’esprit qui animait ses fondateurs et ses propagateurs, nous citerons, en soulignant certains passages, ce qu’écrivait, il y a quelques années, M. L. de Milloué, conservateur du Musée Guimet(3). Cet auteur n’est assurément pas suspect : il est nettement favorable aux essais d’implantation dans l’Inde de l’influence européenne d’inspiration protestante. Ajoutons que ses conceptions théologiques et métaphysiques ne s’étendent guère au-delà de celles de son coreligionnaire M. Salomon Reinach et des autres illustrations de cette prétendue « science des religions », science toute moderne… et moderniste, du pasteur Réville et de l’ex-abbé Loisy aux FF/ Goblet d’Alviella(4), Jeanvrot dit Malvert(5), et autres.

Voici donc ce que dit M. de Milloué(6) sur l’origine du Brahma-Samâj (ou, en bengali, Bramo-Somaj) :

« C’est à notre époque qu’il appartenait de s’élever plus haut (?) et d’étendre les réformes, jusque là purement d’ordre religieux et philosophique, à la condition morale, intellectuelle et physique de la population(7). Il est certain que le contact des Européens, l’expérience de leurs institutions, l’infiltration, si superficielle qu’elle ait pu être(8), de leurs idées dans les hautes classes en rapports fréquents(9) avec eux, l’ambition de s’élever à leur niveau(10), surtout la fondation d’écoles, de collèges et d’universités où de jeunes Hindous reçurent l’instruction de maîtres européens(11), ont été pour beaucoup dans l’extension de ce mouvement de réforme, que le gouvernement de l’Inde(12) a du reste encouragé de tout son pouvoir.

« L’honneur (?) du premier pas dans cette voie revient à l’illustre Râm Mohun Roy(13) (1774-1833). Né à Râdhânagar, dans le district de Murshidâbâd, d’une grande famille de Brâhmanes, il fut élevé dans le Vishnouïsme orthodoxe le plus fervent(14), ce qui ne l’empêcha pas de se révolter, dès son jeune âge, contre les superstitions et les pratiques cultuelles de ses coreligionnaires. À seize ans, il publiait un opuscule contre l’idolâtrie qui souleva un grand scandale parmi ses proches et l’obligea à quitter pour un temps la maison paternelle, temps d’exil qu’il mit à profit pour aller étudier la littérature persane et arabe à Pâtna, le Brâhmanisme savant à Bénarès, et le Bouddhisme au Thibet(15). On dit même qu’il apprit le grec, le latin et l’hébreu afin de pouvoir lire tous les livres sacrés des autres religions dans leur langue originale(16).

« La mort de son père, survenue en 1803, l’affranchit des ménagements qu’il avait dû garder jusqu’alors, et il devint de plus en plus hardi dans ses controverses, tout en évitant soigneusement toute démarche susceptible de lui faire perdre sa caste, ce qui non seulement l’eût privé de la grande fortune qui devait être l’une de ses armes les plus puissantes, mais encore lui eût enlevé toute considération et autorité auprès de ses compatriotes(17). Il eut cependant le courage18) d’accepter des fonctions du gouvernement(19), et remplit pendant plusieurs années la charge de Dêvân ou conseiller des juges et des collecteurs d’impôts des trois districts de Rangpour, Bhâgalpour et Râmgard, fonction dans laquelle il sut rendre de signalés services à son pays(20). À ce moment, il fit paraître un nouveau livre sur “L’Idolâtrie de toutes les religions(21).

« Pénétré du désir de ramener ses coreligionnaires à la doctrine pure des Védas(22), il avait fondé à Calcutta, en 1816, l’Atmîya-Sabhâ ou “Société Spirituelle(23), pour la discussion des questions de philosophie et de religion(24). L’admission d’Européens à ces réunions, et la publication, en 1820, de son livre des “Préceptes de Jésus”, firent accuser Râm Mohun Roy de s’être converti au Christianisme, accusation toute gratuite, car il resta toujours foncièrement Hindou(25) et n’eut d’autre objectif qu’une tentative de réconciliation entre les religions(26).

« Les relations amicales qu’il avait liées, en 1828, avec le missionnaire anglican(27), lui suggérèrent l’idée d’organiser, sur le plan des services protestants(28), des assemblées hebdomadaires consacrées à la lecture de textes védiques, accompagnée de sermons et de chants d’hymnes(29), et auxquelles les femmes étaient admises ; ce qui l’amena, en 1830, à fonder sous le nom de Brahma-Sabhâ ou Brahmîya-Samâj la première Église hindoue réformée(30), dans un édifice construit et entretenu à ses frais, “où Hindous, Chrétiens et Musulmans pussent venir prier ensemble(31). C’est sur ces entrefaites que l’empereur de Delhi lui conféra le titre de Râja ou prince(32), et l’envoya comme ambassadeur en Angleterre pour défendre ses droits devant le Parlement(33), voyage au cours duquel Râm Mohun Roy mourut à Bristol, en 1833(34).

« Mais son œuvre ne périt pas avec lui. Après avoir végété quelque temps sous les deux successeurs de Râm Mohun Roy, Dwârka Nâth Tagore et Râmachandra Vidyâbâgish, le Brahma-Samâj prit un nouvel essor après la fusion avec lui de la Tattwa-Bodhini-Sabhâ ou “Société pour l’Enseignement de la Vérité(35), que Dêvendra Nâth Tagore, fils du précédent, avait fondée avec quelques jeunes Hindous. Il prit alors le nom d’Adhi-Brahma-Samâj(36), et enfin, en 1844, celui de Brahma-Samâj de Calcutta, pour le distinguer de quelques autres Brahma-Samâjs institués dans d’autres localités. Le programme de cette religion peut se résumer en “adoration d’un Dieu unique par un culte d’amour et de bonnes œuvres(37). Elle progressa si rapidement qu’en 1847, elle comptait 777 Églises(38) dans les différentes parties de l’Inde. Cependant, des divergences de vues s’étant produites entre les membres de cette Église(39), Dêvendra Nâth Tagore s’en sépara en 1850(40), et se mit à la tête d’une nouvelle communauté qui se dénomma Brahma-Dharma ou “Religion de Brahma(41). Elle proclamait que son but était, non de détruire, mais de purifier l’ancienne religion et les mœurs, de corriger les vices et les abus de la société, tout en tenant compte du caractère et du tempérament du Peuple(42).

« Sur ces entrefaites, le Brahma-Samâj reçut une impulsion nouvelle par l’accession dans ses rangs d’un jeune homme enthousiaste et plein d’idées généreuses, Kehab Chander Sen (1838-1884), qui, pendant quelques années, joua un si grand rôle dans la société indienne par l’énergie et le dévouement avec lesquels il poursuivit les deux réformes dont il s’était fait le champion : l’interdiction des mariages d’enfants et le droit pour les veuves de se remarier(43). Toutefois, son caractère entier et autoritaire à outrance lui créa bientôt de telles difficultés avec les autres chefs de la communauté qu’il s’en sépara en 1866, pour fonder une nouvelle Église dite de la “Nouvelle Dispensation(44). L’histoire de cette Église tient tout entière dans celle de Chander Sen lui-même ; elle ne prospéra guère et ne survécut qu’avec peine à la mort de son fondateur, qui, de son vivant, s’était aliéné les amitiés les plus fidèles par son autoritarisme, ses tendances vers le Christianisme protestant, et par la contradiction où il se mit avec ses propres doctrines en mariant sa fille, âgée seulement de quatorze ans, au Mahârâja de Cooch-Behar, qui n’avait lui-même que seize ans(45).

« Actuellement, le mouvement de réforme provoqué par le Brahma-Samâj est toujours fortement entraîné vers le Christianisme(46), et ouvertement encouragé par le gouvernement et les sociétés de missions anglo-indiennes. »

Par cet exemple, nous voyons clairement, une fois de plus, comment l’infiltration protestante agit partout, sous des formes multiples et parfois difficiles à saisir ; mais l’Inde est certainement, en raison de la mentalité et des conditions d’existence mêmes de son peuple, un des terrains les moins favorables à cette action. C’est pourquoi les récents procès de Madras ne nous ont aucunement surpris ; il y avait bien à redouter la partialité possible du juge anglais en faveur de la T\ Ill\ S\ Annie Besant et du Rév. C. W. Leadbeater, mais il n’en est pas moins certain que l’affaire « Alcyone » devait nécessairement tourner à leur confusion(47).

Une autre conclusion à tirer de ce qu’on vient de lire, c’est que certaines personnalités, si remarquables qu’elles puissent être à divers égards, n’ont pourtant aucun titre à être qualifiées de « chefs des religions orientales »(48), ou même désignées comme leurs représentants autorisés, et que leur participation à un Congrès quelconque, n’engageant qu’elles-mêmes, n’a en somme qu’une importance fort relative(49).

L’Arya-Samâj

En 1870(50), le Swâmî Dayânanda Saraswatî fonda, sous le nom d’Arya-Samâj ou « Société Aryenne », « une société religieuse ayant pour but de ramener la religion et le culte à la simplicité védique primitive »(51).

L’auteur que nous avons déjà cité, M. de Milloué, dit à ce sujet(52) :

« L’Arya-Samâj n’admet l’existence et l’adoration que d’un seul Dieu unique (sic) ; c’est une sorte de Brâhmanisme philosophique basé sur les quatre Védas, à l’exclusion des Brâhmanas et des Pourânas(53). Il a inscrit dans son programme l’interdiction des mariages d’enfants, l’amélioration de la condition des femmes et l’instruction du peuple(54) ; œuvre à laquelle Dayânanda Saraswatî a consacré par testament sa fortune entière(55) ».

M. Lalchand Gupta, dans un récent article sur cette société, publié par l’Indian Review, parle en ces termes du Swâmî Dayânanda Saraswatî :

« En instituant l’AryaSamâj, Swâmî Dayânanda ne voulait pas seulement éveiller l’Inde de son long sommeil, mais aussi conduire l’humanité vers le bien commun et la vie constituée. Les dons merveilleux et les sympathies cosmopolites du Swâmî sont bien connus. Ses critiques eux-mêmes admiraient sa force de caractère. Il était un “patriote du monde”, et il ne se laissa jamais enfermer dans les limites artificielles d’un étroit nationalisme. Cependant, il était aussi un vrai nationaliste, car il se plaisait toujours à conseiller aux Hindous de se développer selon leur propre ligne d’évolution. Il préférait la culture indigène à l’imitation d’un idéal étranger ; mais, en même temps, il ne s’opposait jamais aux relations avec les étrangers. Il considérait volontiers l’humanité comme une seule famille, dont tout homme est un membre. C’est lui qui, le premier, affirma que l’Inde peut donner le Spiritualisme à l’Occident, et que toute autre foi répandue dans le monde doit son origine au Véda éternel. Pour des causes diverses, le théisme a eu son déclin dans le monde civilisé, et la mission de Swâmî Dayânanda était de faire des théistes de sceptiques, ou même de matérialistes. Son extérieur était charmant et en même temps indiquait la force de volonté. Il était, peut-être, un de ces hommes qui sont généralement mal compris par le peuple. Sur ce point, je pourrais dire que le pays n’était pas suffisamment avancé pour s’assimiler, ou même pour suivre ses enseignements. Ce n’est pas chose facile que de bien comprendre un prophète, car il est quelquefois en avance d’un siècle au moins sur le peuple. Les motifs de Swâmî Dayânanda n’ont pas reçu leur juste interprétation parce qu’ils étaient, et sont encore, trop bons pour être admis par la masse faible et ignorante. Mais je suis sûr que, si ses ouvrages étaient traduits en anglais, il serait sans doute bien compris de l’élite du monde occidental cultivé(56). Parce que Swâmî Dayânanda était un véritable ami des hommes, il ne souffrait jamais que personne s’écartât du sentier de la vertu. Il ne connaissait pas de compromis entre la vérité et l’erreur. Pour lui, la vérité était la seule voie digne d’être suivie, et, par suite, il eut à se mesurer avec d’innombrables difficultés dans son œuvre de relèvement. Littéralement, il fut le Luther de l’Inde. L’œuvre entreprise par lui fut poursuivie avec ardeur par l’Arya Samâj pendant un certain temps ; mais, depuis plus de dix ans, il y a eu un trop grand étalage d’esprit de parti chez les chefs de l’organisation intitulée Guru-Kula (Confrérie des Instructeurs) et dans les sections du Collège de l’Arya Samâj établies dans cette partie du pays (c’est-à-dire dans le Sud, l’Indian Review étant éditée à Madras)… Ce que Swâmî Dayânanda combattait le plus énergiquement, c’est l’esclavage intellectuel et spirituel dans lequel les masses sont tenues par les classes privilégiées ; mais les chefs du mouvement semblent propager le mal une fois de plus sous prétexte de contrôle ! »

Nous reproduisons cet extrait à titre de document, et surtout pour les traits caractéristiques qu’on peut y relever et que nous avons soulignés ; mais, bien entendu, nous faisons toutes réserves, même et surtout au point de vue hindou, sur les éloges décernés au Swâmî Dayânanda Saraswatî, le Luther de l’Inde, et à son Arya Samâj, dont les relations avec les fondateurs de la Société Théosophique sont plus que suspectes. Les « compromis entre la vérité et l’erreur », lorsqu’ils favorisent certains intérêts et certaines combinaisons plus ou moins… diplomatiques, n’auraient-ils donc pas été si étrangers que nous l’affirme M. Lalchand Gupta, à celui que le Colonel Olcott appelait « un des plus nobles Frères vivants »(57) ?