M. Bergson
et la « Libre
Parole »(*)

Le 30 décembre dernier a été célébré, au Collège de France, le centenaire de Claude Bernard. À cette occasion, des discours furent prononcés par MM. Maurice Croiset, administrateur du Collège de France, Henri Bergson, Dastre, Henneguy, d’Arsonval, et le F/ Viviani.

La Libre Parole a donné de cette cérémonie, dans son numéro du lendemain, un compte rendu où nous avons été surpris de lire ce qui suit :

« Le clou de la séance a été le discours de M. Henri Bergson. La philosophie a pris ainsi le rang qu’elle méritait dans la commémoraison du génie d’un grand savant ; et c’est là, peut-on dire, un signe des temps, car nous commençons heureusement à revenir de la misérable conception positiviste qui pensa déposséder la philosophie au profit exclusif des spécialités scientifiques. »

Hélas ! la philosophie de M. Bergson est bien, en effet, un « signe des temps », mais ce n’est pas dans le sens optimiste où l’entend le rédacteur de la Libre Parole. Nos lecteurs savent déjà ce qu’ils doivent en penser (voir Le Bergsonisme, dans la France Antimaçonnique, 27e année, no 38, p. 450, et no 42, p. 499).

« Ce que la philosophie doit avant toute à Claude Bernard, a dit d’abord M. Bergson, c’est la théorie de la méthode expérimentale… »

Il nous semble, justement, que la « méthode expérimentale » ne peut en aucune façon, par sa nature même, nous sortir de cette « misérable conception positiviste », dont certains « commencent à revenir » aujourd’hui… pour verser dans la « philosophie de l’intuition ».

Après avoir cité un passage du discours en question, relatif à ce premier point, l’auteur du compte rendu continue :

« Parlant ensuite de la “métaphysique de la vie” que l’on a voulu parfois dégager de l’œuvre de Claude Bernard, M. Bergson a montré que, si l’on peut, en s’appuyant sur la distinction très nette que l’illustre physiologiste faisait, du point de vue scientifique, entre la vie et la non-vie, suggérer une conception philosophique du vitalisme, il n’en est pas moins certain que “Claude Bernard ne nous a pas donné, n’a pas voulu nous donner une métaphysique de la vie”. Ce n’est pas la vie elle-même que ce savant, si rigoureux et si attentif à ne point dépasser les limites de son savoir, a tenté de définir, mais c’est, bien plus modestement, bien plus utilement, la science de la vie ou biologie. Enfin, le philosophe a, fort opportunément, rappelé l’aversion si hautement manifestée par Claude Bernard contre l’esprit de système, si cher aux savants médiocres. Et l’ombre de Berthollet a dû quelque peu frémir… ! »

Il est fort bien de réduire l’« esprit de système » à sa juste valeur ; mais n’oublions pas, d’un autre côté, que le « vitalisme » est une des « conceptions scientifiques et philosophiques » sur lesquelles l’occultisme s’appuie le plus volontiers pour édifier ses propres théories. En outre, l’« idée organique et créatrice » de Claude Bernard n’est peut-être pas sans présenter quelques rapports avec la conception maçonnique du « Grand Architecte de l’Univers », qui se prétend, elle aussi, « rigoureusement scientifique », même au sens « positiviste ».

Mais ce que nous voulons signaler surtout, ce sont ces appréciations qui terminent la partie du compte rendu se rapportant au discours de M. Bergson :

« Si l’on rapproche ce beau discours de celui que fit, il y a deux ans, M. Bergson sur “l’Âme et le Corps”, où il dénonçait les pétitions de principes inhérentes au matérialisme, il faut le remercier d’avoir apporté aujourd’hui une fois de plus sa haute autorité et la contribution de son haut savoir à cette conclusion désormais acquise à la pensée contemporaine, que le matérialisme n’est pas scientifique. Et, sur ce point, le chrétien que fut Claude Bernard n’eût pas désavoué son panégyriste. »

Nous ne pouvons pas nous empêcher de faire remarquer encore que la « conscience nettement chrétienne » de Claude Bernard n’éprouvait aucune révolte devant les pires atrocités de la vivisection. Faudrait-il donc penser que, comme tant d’autres, le célèbre physiologiste abandonnait quelque peu sa « conscience », même simplement « morale », à la porte de son laboratoire, avec les « préjugés » indignes d’un savant (c’est là ce qu’on appelle, en Maçonnerie, le « dépouillement des métaux ») ?

Mais, ceci étant dit, ce que nous trouvons beaucoup plus grave et absolument stupéfiant, ce sont les « remerciements » adressés par le collaborateur de la Libre Parole à M. Bergson, dont il vante le « haut savoir » et la « haute autorité ». Il serait assurément beaucoup plus naturel de voir des occultistes ou des théosophistes remercier M. Bergson, qui a avec eux bien plus de points de contact qu’on ne pourrait le croire, de l’appui qu’il prête, volontairement ou non, à certaines de leurs doctrines. S’il est bon de combattre le matérialisme, il ne faut pas oublier pour cela que certain spiritualisme ou soi-disant tel est plus dangereux encore, en raison même de ses apparences séduisantes. Qu’un journal qui se dit catholique se livre ainsi à un éloge aussi pompeux qu’exagéré d’un philosophe qui vient d’être condamné par Rome, cela passe un peu la mesure, et nous ne saurions le laisser faire sans protester.

Il est fort bien de « stigmatiser » comme il convient, et comme l’a fait le rédacteur du même compte rendu, « l’odieuse harangue » du F/ Viviani ; mais cela ne suffit pas, et les hommes politiques ne sont pas les seuls sur lesquels nous devons porter une attention parfois dépourvue de bienveillance.

Pour terminer, nous rappellerons à notre confrère antisémite que M. Bergson, bien que « ne professant aucune religion positive », n’en est pas moins d’origine juive. Cela rend l’attitude de la Libre Parole à son égard encore plus incompréhensible.

Le Sphinx.