La Stricte Observance
et les Supérieurs Inconnus
(suite)(*)

*
*  *

Ouvrons ici une parenthèse : on a parfois reproché à certains de vouloir trouver partout l’influence des Juifs ; il ne faudrait peut-être pas la voir d’une façon exclusive, mais il y en a d’autres qui, tombant dans un excès contraire, ne veulent la voir nulle part. C’est ce qui se produit, en particulier, au sujet du mystérieux Falc (c’est ainsi que l’écrit le F/ Savalette de Langes), que d’aucuns « croyaient le chef de tous les Juifs »(1) : on veut l’identifier, non avec Falk-Scheck, grand-rabbin d’Angleterre, mais avec le F/ Ernest Falcke (Epimenides, Eques a Rostro), bourgmestre de Hanovre, ce qui n’expliquerait aucunement les bruits répandus sur lui à l’époque. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de ce personnage énigmatique, son rôle, comme celui de bien d’autres, reste à éclaircir, et cela paraît encore plus difficile que pour Gugomos.

Pour ce qui est de Falk-Scheck, nous relevons, dans une Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme dont nous reparlerons (p. 64), un fait qui mérite d’être cité : « Mme de la Croix, exorciste de possédés et trop souvent possédée elle-même, se vantait surtout d’avoir détruit un talisman de lapis-lazuli que le duc de Chartres (Philippe-Égalité, plus tard duc d’Orléans, et Grand-Maître de la Maçonnerie française) avait reçu en Angleterre du célèbre Falk-Scheck, grand-rabbin des Juifs, talisman qui devait conduire le prince au trône, et qui, disait-elle, fut brisé sur sa poitrine (à elle) par la vertu de ses prières ». Que sa prétention ait été justifiée ou non, il n’en est pas moins vrai que cette histoire jette un singulier jour sur certaines des influences occultes qui contribuèrent à préparer la Révolution.

*
*  *

M. Benjamin Fabre consacre la suite de son article(2) au F/ Schrœpfer, « qui eut, lui aussi, une carrière mouvementée », qu’il termina par le suicide(3), et « qui nous est présenté par les correspondants de Savalette de Langes sous un jour bien curieux ».

Le F/ Bauer décrit ainsi une de ses évocations, dont lui-même avait été témoin : « À une assemblée de FF/, tant à Leipsick qu’à Francfort, composée de gens de lettres, sciences, etc., après avoir soupé à une Loge ordinaire, il nous a fait priver de tous les métaux, et dressa une petite table à part pour lui, sur laquelle il y avait une carte peint (sic), toutes sortes de figures et caractères, que je n’y connaissais rien. Il nous a fait dire une prière assez longue et très efficace, et nous enferma dans un cercle. Sur les 1 heure (sic), le matin, nous entendîmes un bruit de chaînes, et, peu après, les 3 grands coups d’une manière étonnante, dans la même salle, où nous étions couchés à terre. Après, il commença une espèce d’oraison avec son second, d’un langage que je ne comprenais pas. Sur quoi il est entré par la porte, qui était fermée auparavant, à verrouil, un fantôme noir qu’il disait le mauvais esprit, avec qui il parla le même langage. L’esprit lui répondit de même, et sortit à son commandement. Sur les 2 heures, il est venu un autre, avec les mêmes cérémonies, blanc, disant (sic) le bon esprit, et il l’a expédié de même. Sur quoi chacun s’en est allé chez lui, la tête pleine de chimères… ».

L’Eques a Capite Galeato dit bien qu’un autre témoin lui a « fait entendre que tous ces faits, si renommés, ne sont produits que par des prestiges physiques, secondés par la prévention ou la crédulité des spectateurs ». Cependant, le Dr Kœrner avoue « n’avoir pas encore réussi à consilier (sic) les relations contradictoires qu’on fait sur cet homme » ; et le F/ Massenet assure que « c’est ce même homme qui a montré au prince Charles de Courlande(4), le maréchal de Saxe(5), en présence de six témoins qui, tous, déposent les mêmes circonstances et assurent le fait, quoi qu’ils n’avaient (sic) eu auparavant aucun penchant à croire rien de semblable ».

Et nous, que devons-nous croire de tout cela ? Assurément, il nous est encore plus difficile qu’aux contemporains de nous faire une opinion précise et arrêtée sur la nature des « œuvres pneumatologiques » de Schrœpfer, dont les élèves eux-mêmes, tels que le baron de Beust, chambellan de l’Électeur de Saxe, en étaient encore, si l’on s’en rapporte à Savalette de Langes, « au même point » que les Philalèthes dans la recherche de la « vraie lumière ». Après avoir « vu beaucoup de docteurs, Théosophes, Hermétiques, Cabbalistes, Pneumatologiques », c’était là un bien médiocre résultat(6) !

Tout ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que, si jamais Schrœpfer a possédé quelques pouvoirs réels, ces pouvoirs étaient d’un ordre encore inférieur à ceux de Gugomos. En somme, les personnages de ce genre ne furent manifestement que de très imparfaits initiés, et, d’une façon ou d’une autre, ils disparurent sans laisser de traces, après avoir joué un rôle éphémère comme agents subalternes, et peut-être indirects, des vrais Supérieurs Inconnus(7).

Comme le dit fort justement M. Benjamin Fabre, « Kabbalistes judaïsants et magiciens, en même temps qu’imposteurs et fripons, tels furent les maîtres de Starck ». Et il ajoute : « À si bonne école, cet intelligent disciple sut beaucoup profiter, comme nous le verrons ».

*
*  *

L’article suivant(8), en effet, est encore consacré au F/ Starck (Archidemides, Eques ab Aquilâ Fulvâ), que nous voyons, au Convent de Brunswick (22 mai 1775), aux prises avec le baron de Hundt (Eques ab Ense), le fondateur de la Stricte Observance, qu’il « contribua à écarter de la présidence de l’Ordre », mais sans réussir à faire prévaloir ses propres prétentions. Comme nous reviendrons ailleurs sur ce point, nous n’y insistons pas ; signalons que, en 1779(9), Starck fit une autre tentative qui n’eut pas plus de succès, et qui est rapportée en ces termes par Thory : « M. le docteur Starke (sic) convoque, à Mittau, les Frères et les Clercs de la Stricte Observance : il cherche à concilier leurs débats, mais il échoue dans ce projet »(10).

Voici comment l’Eques a Capite Galeato rapporte la fin, vraie ou supposée, des Clercs de la Late Observance : « Dans l’un des Convents Provinciaux du Régime de la Stricte Observance, en Allemagne, on les a pressés de questions, auxquelles ils n’ont pas su ou voulu répondre. À ce qu’on prétend, deux d’entre eux (Starck et le baron de Raven), qui ont dit être les derniers (de ces Clercs ou Clerici), ont donné leur démission entre les mains l’un de l’autre et ont renoncé à toute propagation de leur Ordre secret.

« Quelques personnes croient que cette démission n’était que simulée, et que, n’ayant pas trouvé dans la Stricte Observance des propagateurs selon leur cœur, ils ont feint de renoncer, afin que l’on ne suivît point leurs traces et que l’on pût les oublier.

« Quoi qu’il en soit, le F/ Starck, savant Maçon et savant ministre du Saint Évangile, qui, à ce qu’on m’a assuré, était l’un des Clerici, a donné au public grand nombre d’ouvrages, d’après lesquels il n’est pas impossible d’apprécier à un certain point les connaissances et le but de son Ordre secret.

« Ceux de ses ouvrages venus à ma connaissance sont : l’Apologie des F/-M/ ; Ephestion ; le But de l’Ordre des F/-M/(11) ; sur les Anciens et les Nouveaux Mystères. Les deux premiers sont traduits(12) ».

Nous devons ajouter que, en 1780, « il attaqua publiquement le système des Templiers, comme contraire aux gouvernements et comme séditieux, dans une brochure intitulée : La Pierre d’achoppement et le Rocher de scandale(13).

Il est possible que les Clerici se soient perpétués secrètement ; en tout cas, Starck ne disparut point de la scène maçonnique, puisque nous le voyons convoqué au Convent de Paris en 1785(14). Malgré sa mésaventure, il avait conservé une grande autorité ; faut-il nous en étonner lorsque nous voyons, à la mort du baron de Hundt, frapper une médaille en l’honneur de cet autre « savant Maçon »(15) qui, lui aussi, était tout au moins suspect d’imposture et de mystification ?

Quant aux connaissances particulières que les Cleric prétendaient posséder exclusivement, nous citerons ce qu’en dit le F/ Meyer(16), écrivant (en 1780) à Savalette de Langes : « Vous savez qu’il y avait des Clerici dans le Chapitre d’un certain Ordre que je ne nomme pas(17), et l’on prétend que c’étaient eux seuls qui étaient dépositaires de la science ou du secret. Cet arrangement n’accommode pas les Maçons modernes, qui se piquent au moins de curiosité. Après avoir été nommés Chevaliers, ils demandent, outre l’épée, l’encensoir. La facilité avec laquelle on communique ce grade ne prévient pas en sa faveur ; aussi, ceux qui l’ont ne savent que quelques mots énigmatiques de plus ». Donc, les FF/ déjà pourvus de Hauts Grades qui pénétraient dans ce système, plus intérieur ou soi-disant tel, n’y trouvaient sans doute pas davantage le secret de la Maçonnerie, et ne devenaient pas encore pour cela de vrais initiés.

Cette constatation nous rappelle ces paroles du F/ Ragon : « Aucun grade connu n’enseigne ni ne dévoile la vérité ; seulement il désépaissit le voile… Les grades pratiqués jusqu’à ce jour ont fait des Maçons et non des initiés(18) ». Aussi n’est-ce que derrière les divers systèmes, et non point dans tel ou tel d’entre eux, qu’il est possible de découvrir les Supérieurs Inconnus eux-mêmes ; mais, pour ce qui est des preuves de leur existence et de leur action plus ou moins immédiate, elles ne sont difficiles à trouver que pour ceux qui ne veulent pas les voir. C’est là ce que nous voulions surtout faire ressortir, et, pour le moment tout au moins, nous nous abstiendrons de formuler d’autres conclusions.