Réponse à M. Nicoullaud(*)

M. Nicoullaud, qui, maintenant, s’identifie tout à fait à M. Martigue, publie une longue « Réponse au Sphinx », au sujet des « Supérieurs Inconnus », dans la Revue Internationale des Sociétés Secrètes (numéro du 5 février 1914, pp. 257-270). Il avait pourtant déclaré, le mois précédent, qu’il ne discuterait pas avec nous sans savoir « à qui il avait affaire » ; il faut croire qu’il a changé d’avis à la réflexion, mais il ne nous en donne pas les motifs.

Après nous avoir traité d’« animal fabuleux », comme nous l’avons dit, il nous qualifie maintenant de « monument égyptien » ; peu nous importe, et nous n’avons pas assez de temps à perdre pour nous attarder à toutes ces facéties. Seulement, où notre contradicteur a-t-il bien pu découvrir que le « Sphinx » est un « pseudonyme astrologique » ? de la part d’un auteur qui signe parfois Fomalhaut, voilà une critique assez singulière.

Comme M. Nicoullaud est un écrivain fort prolixe, nous ne croyons pas nécessaire de reprendre ici successivement tous les points de son article ; et, tout d’abord, nous le laisserons maintenant très volontiers, comme il nous le demande, « s’expliquer avec les Jésuites », auxquels nous n’avons jamais eu la ridicule prétention de « nous substituer ». Sans vouloir le moins du monde « faire notre partie » dans nous ne savons quelle « cacophonie de caillettes ligueuses en mal de potins calomnieux » (?!), nous avons dit là-dessus ce que nous avions à dire, et nous n’y reviendrons pas.

M. Nicoullaud prétend que les mots « adeptes non initiés » constituent une « expression absolument juste, régulière et grammaticale ». Il est vrai qu’il serait également correct, au simple point de vue de la grammaire, de parler d’un « carré rond », par exemple ; mais cette expression n’en serait pas plus « juste » pour cela, parce que, pour donner cette qualité au langage, il faut joindre la logique à la grammaire. Or, il est parfaitement inexact de soutenir que « le mot adepte veut dire celui qui fait partie d’une secte, et initié celui qui en connaît tous les secrets ». Un « initié » est tout simplement, au contraire, celui qui est entré dans la voie qui mène vers un certain but, qu’il peut même ne pas discerner encore, s’il n’en est qu’aux premiers stades ; cette définition peut s’appliquer, par exemple, à un vulgaire apprenti maçon. Un « adepte » est celui qui, pour employer le langage hermétique, est parvenu à la réalisation du « Grand Œuvre » ; c’est bien là le sens de ce terme dans les écrits rosicruciens, en particulier, et non pas seulement « dans les ouvrages de Mme Blavatsky ou de Mme Annie Besant ». Assurément, on peut « lire beaucoup les théosophes », et même les théosophistes, sans que ce soit « une raison pour essayer d’imposer à tort et à travers la terminologie de cette secte » ; mais, s’il arrive par hasard à ces mêmes théosophistes d’employer un terme exact (c’est d’ailleurs assez rare), ce n’est pas non plus une raison pour éviter de s’en servir. Du reste, M. Nicoullaud lui-même ne déclare-t-il pas que, en parlant de l’« Astral », il a « employé la terminologie occultiste pour mieux exprimer sa pensée » ? alors, qu’a-t-il à nous reprocher ?

Qu’il sache bien, d’ailleurs, que nous n’avons jamais songé à « faire preuve d’érudition » ; c’est là une petite vanité intellectuelle que nous lui abandonnons, ayant généralement mieux à faire, pour notre part, que de fouiller les bibliothèques pour en extraire ces « documents écrits » qui sont loin d’être, à notre point de vue, la base unique de toute certitude. Et, puisqu’il s’agit d’« érudition », notre adversaire a sans doute cru nous éblouir en nous citant Matter, qui, certes, « n’est nullement occultiste » ; mais, malheureusement, cet auteur protestant et universitaire est encore de ceux qui n’ont, à nos yeux, qu’une fort médiocre valeur.

Pour ce qui est de l’« Astral », M. Nicoullaud, cette fois, dit nettement qu’« il n’y croit pas », et nous l’en félicitons ; mais alors pourquoi a t-il voulu y placer les « Supérieurs Inconnus », et comment a-t-il pu affirmer que ce terme exprimait la pensée des « vrais initiés » ? En outre, est-il exact de dire que « les Hauts Maçons du xviiie siècle l’employaient pour désigner la source des manifestations de l’au-delà auxquelles ils assistaient ou croyaient assister » ? Il faudrait peut-être, en tout cas, établir une distinction précise entre la « lumière astrale », expression qui remonte à Paracelse, comme nous l’avons fait remarquer, et que Saint-Martin a employée après d’autres, et le « monde astral » où les modernes occultistes se plaisent à situer toutes leurs rêveries.

Quant à Martinès de Pasqually nous préférons l’orthographe qu’il donnait lui-même à son nom à celle que lui donne Matter), nous connaissions parfaitement les deux passages de ses lettres qui nous sont cités au sujet de la « Chose ». Nous avions même pris soin de les rechercher et de les relire, ainsi que plusieurs autres qui seraient un peu plus embarrassants pour notre contradicteur, avant d’écrire ce que celui-ci nous reproche ; c’est assez dire que sa critique ne saurait modifier en rien notre interprétation. Nous maintenons également, d’après le témoignage contemporain de Franz von Baader, que la « physique » de Martinès ne se réduisait point aux « visions » et aux « apparitions », d’autant plus que les phénomènes de cet ordre n’ont jamais été jugés dignes de retenir l’attention des « vrais initiés ». Si « Kirschberger tenait aux manifestations extérieures », cela ne prouve guère en sa faveur, et il est probable que l’abbé Fournier doit être rangé dans la même catégorie ; cela permet de mieux s’expliquer la « discrétion » de Saint-Martin à cet égard. Quand on attache à ces fantasmagories plus d’importance qu’il ne convient, on risque fort de confondre l’« inspiration » (quelle qu’en soit la source) avec les « visions », et de s’égarer dans l’interprétation trop littérale d’un langage purement symbolique, comme celui qu’emploient Bœhme et Gichtel en parlant de « Sophia » ; c’est ce que M. Nicoullaud n’a pas manqué de faire.

Maintenant, sur la prétendue initiation de Martinès par Swedenborg, il ne suffit pas de faire remarquer qu’« on n’apporte aucune preuve en dehors de la tradition » ; il faudrait ajouter que cette « tradition » (?) ne remonte… qu’à Papus, ce qui est plutôt insuffisant pour lui conférer la moindre autorité. D’un autre côté, c’est Matter qui est responsable de l’invention du terme de « Martinésisme », adopté par le même Papus (qui y a ajouté celui de « Willermozisme »), pour désigner l’« Ordre des Élus Cohens » (c’était un « système » et non un « grade »), en le distinguant de certain « Martinisme » qui demeura toujours fort mal défini. Nous ne pouvons que répéter qu’il y a bien peu de rapports entre le « Swedenborgisme » et les « Élus Cohens » ; nous possédons sur ces derniers quelques documents inédits que nous publierons un jour ou l’autre (il s’agit, pour cette fois, de « documents écrits »), et qui permettront d’en juger. Enfin, comme Saint-Martin ne fonda jamais aucun « Martinisme », ses relations personnelles avec le neveu de Swedenborg ne prouvent pas grand’chose jusqu’à nouvel ordre. Nous voulons bien « faire crédit » à M. Nicoullaud autant qu’il le faudra ; mais il nous est permis de nous étonner de ce que, sachant parfaitement que « le Philosophe Inconnu est le pseudonyme de Saint-Martin », il ait néanmoins parlé, comme il l’a fait, du « Philosophe Inconnu de Saint Martin » ; admettons pourtant qu’il n’y a là qu’un simple « lapsus calami ».

M. Nicoullaud, d’ailleurs, a parfois des distractions regrettables ; ainsi, il se demande « comment nous savons lire un texte », et « où nous avons vu qu’il a dit de chercher des Supérieurs Inconnus là où il ne saurait en être question, c’est-à-dire en astral ». C’est plutôt à nous de faire les mêmes demandes à son sujet, car ce « là où il ne saurait en être question » signifiait, dans notre pensée : chez les spirites, les théosophistes et les occultistes contemporains. C’était pourtant assez clair, alors que nous venions de citer le passage où l’on rangeait parmi les Supérieurs Inconnus « l’esprit qui s’incarne dans le médium, soulève le pied de la table tournante ou dicte les élucubrations de la planchette ». Ajoutons, à ce propos, qu’il ne faudrait pas confondre la « théurgie » avec l’occultisme, et que, si les anciens ont « évoqué les morts », ce n’est pas du tout à la façon dont les spirites prétendent le faire ; notre adversaire peut ignorer ce qu’ils « évoquaient », mais eux savaient fort bien que ce n’étaient pas des « esprits ». Assurément, nous avons « sur les manifestations de l’au-delà, dont tous les théosophes ou occultistes se prétendent favorisés, des idées particulières », très particulières même ; mais, comme nous voulons absolument nous tenir ici en dehors de toute question « personnelle », nous n’avons pas à expliquer à M. Nicoullaud comment nous avons pu y être conduit.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons interrogé aucun « prêtre d’Isis ou d’Osiris »,… s’appelât-il Mac-Gregor ! Il est vrai que nous n’avons pas davantage eu besoin de recourir à un théologien de profession pour nous rappeler la distinction classique et bien connue entre « la mystique divine, la mystique diabolique et les analogies humaines » ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. M. Nicoullaud voudrait-il rechercher dans laquelle des deux dernières catégories peuvent rentrer, d’une part, les hallucinations d’un maniaque, et, de l’autre, les boniments d’un charlatan ? Il saura alors exactement comment nous classons ce que nous avons appelé « les élucubrations des pseudo-initiés », car nous pourrions lui en citer de nombreux exemples qui se rapportent parfaitement à l’un et à l’autre de ces deux types ; encore une fois, tout cela est fort peu sérieux.

Ce qui ne l’est guère plus, c’est de nous faire un grief d’avoir supprimé, dans une citation, une courte phrase sur l’« Apostolat de la Prière », que nous avons omise tout simplement parce qu’elle n’avait rien à faire dans notre discussion. N’est-il jamais arrivé à M. Nicoullaud de faire, dans les nombreux textes qu’il reproduit chaque mois au cours de ses « Index », des coupures moins inoffensives que celle-là ? nous le lui souhaitons. Et que penser d’une critique comme celle-ci : « Qu’est-ce que des collectivités, des comités, des sociétés en sommeil ou désincarnés ? Œdipe, lui-même, n’aurait pas su le dire au Sphinx » ? Il faudra donc que ce soit le Sphinx qui le dise à Œdipe, c’est-à-dire, en l’occurrence, à M. Nicoullaud. Celui-ci semble n’avoir jamais entendu parler de « Loges en sommeil » ; c’est pourtant là une expression maçonnique des plus courantes, pour désigner les Loges qui ne sont plus en activité. Il n’a pas saisi non plus l’intention ironique que nous attachions au mot « désincarné », volontairement emprunté à la ridicule terminologie des spirites ; ne dit-on pas souvent, eu plaisantant, que telle association est « défunte », ce qui est tout à fait la même chose ? À défaut de la prétention à l’« érudition », nous avons celle d’« écrire en français » aussi bien et aussi clairement que M. Nicoullaud, auquel nous devons d’ailleurs rendre cette justice (bien qu’il parle quelque part de « faire une insinuation à un jugement ») que son style est habituellement plus correct que celui de son collègue M. Gustave Bord. Nous pouvons bien faire ces remarques sans « nous donner des allures de maître d’école », non plus que de « chef d’école » ; ce dernier titre est de ceux auxquels nous ne viserons jamais, pour beaucoup de raisons, et nos contradicteurs, qui paraissent l’avoir en si grande aversion, seront sans doute contents de le savoir.

Autre chose : M. Nicoullaud a évidemment quelque peine à concevoir ce que peuvent bien être « des organisations vraiment secrètes qui ne sont pas des sociétés » ; que dirait-il s’il arrivait, de plus, qu’une semblable organisation n’ait même pas de nom ? S’il avait eu la patience d’attendre notre réponse à M. Bord, il se serait peut-être évité la peine de formuler quelques questions qu’il croit probablement indiscrètes, mais qui sont surtout mal posées. Quant à son affirmation qu’« il n’est pas permis au Sphinx de garder son secret », nous lui ferons observer poliment que cela ne le regarde pas. Cependant, s’il veut bien nous « faire crédit », lui aussi, nous pouvons l’assurer que nous en dirons assez pour lui permettre d’acquérir sur certaines choses des notions plus précises que celles qu’il possède actuellement,… à moins (ceci soit dit sans la moindre intention blessante) que son horizon intellectuel ne soit aussi limité que celui de quelques écrivains qu’il a le grand tort de considérer comme des « autorités ».

En terminant, M. Nicoullaud voudrait bien nous persuader que nous sommes, au fond, à peu près d’accord avec lui ; du reste, c’est ce qu’il fait également pour l’Agence Roma, à laquelle il adresse ensuite de « courtoises observations » (pp. 270-282). Pour notre part, malgré notre désir d’être aussi conciliant que possible, nous ne pouvons vraiment pas y consentir, et nous n’estimons pas assez l’« éclectisme » pour permettre que l’on déforme trop sensiblement notre « manière de voir », au point de laisser dire, par exemple, que « le Sphinx présente l’idée que les Sectes sont inspirées et guidées par des grands initiés vivant isolément et agissant par influence mystique ». Ce n’est pas cela du tout ; faudra-t-il, nous aussi, « mettre les points sur les i… à en briser notre plume » ? Non, il nous suffira de compléter la citation : « C’est la thèse que j’ai toujours soutenue, avec documents à l’appui, dans mes études sur l’Initiation, et, le mois dernier encore, dans les quelques pages que j’ai consacrées à ce sujet dans l’Index occultiste, à l’article Franc-Maçonnerie initiatique. » Ces pages sont justement celles où nous avons signalé dernièrement une déplorable confusion entre les « mystiques » et les « initiés » ; comme nous l’avons dit alors, nous y reviendrons peut-être, mais ce ne sera pas encore pour cette fois, car nous n’entendons point rivaliser de… longueur avec M. Nicoullaud.

Le Sphinx.