Quelques documents inédits
sur l’Ordre des Élus
Coëns(*)

Nous avons fait allusion, à diverses reprises, à l’Ordre des Élus Coëns, fondé par Martinès de Pasqually. Dans sa préface au Traité de la Réintégration des Êtres, le « Chevalier de la Rose Croissante », déjà fréquemment cité par nous, écrit :

« Cet homme (Martinès), d’un désintéressement et d’une sincérité au-dessus de tout soupçon, s’efforça de ramener aux principes essentiels de la Franc-Maçonnerie certaines Loges qui s’en étaient très sensiblement écartées à cette époque (c’est-à-dire dans la seconde moitié du xviiie siècle), par suite d’une série d’événements qu’il est inutile de rapporter ici.

« La tâche de Martinès était difficile : parcourant successivement, de 1760 à 1772, les principales villes de France, il sélecta au sein des ateliers maçonniques ce qu’il jugea pouvoir servir à constituer un noyau, un centre pour ses opérations ultérieures. Délivrant au nom de son Tribunal Souverain, établi à Paris dès 1767, des patentes constitutives aux Loges clandestines de province, il n’hésita pas à recruter aussi au dehors les hommes qui lui parurent dignes du ministère qu’ils auraient à exercer(1).

« C’est ainsi que se forma ce que M. Matter appelle avec justesse le Martinésisme(2), et qui, sous le nom de Rite des Élus Coëns, n’est autre chose qu’une branche très orthodoxe de la véritable Franc-Maçonnerie, greffée sur l’ancien tronc et basée sur un ensemble d’enseignements traditionnels très précis, transmis suivant exactement la puissance réceptive acquise par ses membres au moyen d’un travail entièrement personnel. La théorie et la pratique se tenaient étroitement ».

Nous avons cité cet extrait pour fixer le véritable caractère des Élus Coëns. Voici maintenant quelques détails ayant trait au rôle joué dans cet Ordre par Louis-Claude de Saint-Martin, et qu’il est également bon de rappeler pour dissiper certaines confusions :

« Peu d’années après le départ de Martinès de Pasqually pour les Antilles (1772), une scission se produisit dans l’Ordre qu’il avait si péniblement formé, certains disciples restant très attachés à tout ce que leur avait enseigné le Maître, tandis que d’autres, entraînés par l’exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie incomplète et passive du mysticisme(3). Ce changement de direction dans la vie de Saint-Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq années qu’il passa à la Loge de Bordeaux, le disciple avait eu d’éloignement pour les opérations extérieures du Maître…

« L’enseignement de Rodolphe de Salzmann contribua beaucoup à doter la France d’un mystique remarquable, mais cet enseignement ne put ouvrir à Saint-Martin la doctrine de l’éminent théurge de Bordeaux (c’est-à-dire de Martinès)…

« Nous ne nous sommes étendu sur les particularités de la vie de Saint-Martin que pour montrer que c’est bien à tort que des historiens mal informés attribuèrent au théosophe d’Amboise la succession du théurge de Bordeaux, et que d’autres, encore plus mal documentés, en ont fait le fondateur d’un Ordre du Martinisme. Saint-Martin ne fonda jamais aucun Ordre ; il n’eut jamais cette prétention, et le nom de Martinistes désigne simplement ceux qui avaient adopté une manière de voir conforme à la sienne, tendant plutôt à s’affranchir du dogmatisme rituélique des Loges et à le rejeter comme inutile(4). »

Ainsi, tout ce qui concerne les Élus Coëns doit être rapporté exclusivement à Martinès(5), et c’est un non-sens que d’attribuer à cet Ordre ou à la doctrine qu’il professait le nom de Martinisme : c’est là ce que nous tenions à bien faire ressortir avant tout.

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Les documents qui ont été publiés sur l’Ordre des Élus Coëns sont assez peu nombreux ; les plus importants sont ceux dont nous avons déjà parlé, et qui forment deux volumes de la Bibliothèque Rosicrucienne, publiée sous les auspices du Rite de Misraïm. Le premier est l’ouvrage de Martinès lui-même, intitulé Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissance spirituelles et divines. Le second renferme les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually, tels qu’ils ont été recueillis et exposés par Franz von Baader.

D’autre part, l’ouvrage de Papus sur Martinès de Pasqually contient des lettres de provenances diverses, dont certaines sont intéressantes, mais qui ne sont pas toujours présentées d’une façon parfaitement intelligible. À ce même ouvrage sont joints, en appendice, les Catéchismes des grades suivants : 1o Apprentif Élu Coën ; 2o Compagnon Élu Coën ; 3o Maître Particulier Élu Coën ; 4o Maître Élu Coën ; 5o Grand Maître Coën, surnommé Grand Architecte ; 6o Grand Élu de Zorobabel, soi-disant Chevalier d’Orient(6).

Dans cette nomenclature, assez courte comme on le voit, nous ne pensons rien avoir omis d’important ; les moindres fragments authentiques relatifs aux Élus Coëns sont donc intéressants en raison de leur rareté même.

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Les documents que nous allons publier ici consistent en une série d’Instructions données, au début de l’année 1774, aux Élus Coëns de Lyon. Ceux-ci appartenaient à la Loge La Bienfaisance, présidée par Willermoz ; mais cette Loge, dans son ensemble, n’a jamais pratiqué le Rite des Élus Coëns, comme certains l’ont prétendu à tort. À ce propos, le « Chevalier de la Rose Croissante » écrit encore(7) : « Nous ferons observer à M. Papus, qui parle d’une Loge d’Élus Coëns siégeant à Lyon, à partir de 1765, sous la présidence de Willermoz, qu’il n’y avait encore à Lyon, au commencement de 1770, que six Élus Coëns, dont Willermoz, à peine initiés. » À cette époque, ils firent des propositions à Martinès pour obtenir la fondation d’un établissement régulier ; mais il ne semble pas que ces démarches aient été couronnées de succès.

Il est donc très probable qu’il n’y eut jamais à Lyon une organisation complète des Élus Coëns, d’autant plus que Saint-Martin, qui passa précisément dans cette ville l’année 1774, et qui y écrivit alors son livre des Erreurs et de la Vérité, parle simplement « d’un cercle qu’il instruisait chez M. Villermas (sic) »(8), expression qui ne saurait s’appliquer à une Loge régulière « juste et parfaite ». D’ailleurs, à la suite du Convent de Lyon, en 1778, la Loge La Bienfaisance adopta définitivement le Régime Écossais Rectifié, que Papus « a jugé utile de baptiser Willermozisme(9), mais qui n’eut jamais rien de commun avec l’Ordre des Élus Coëns. La plus grande partie des archives de Lyon, aujourd’hui dispersées, se rapportait naturellement à ce même Régime Rectifié ; l’ignorance de certains auteurs à cet égard leur a fait commettre parfois de singulières confusions(10).

Pour en revenir à nos Instructions, nous ne pensons pas qu’elles aient été rédigées par Martinès lui-même, qui, parti pour Port-au-Prince le 5 mai 1772, y mourut le 20 septembre 1774. Cependant, il est certain qu’elles sont directement inspirées de ses enseignements, car elles présentent notamment, en divers endroits, de frappantes analogies avec certains passages du Traité de la Réintégration des Êtres, écrit à Bordeaux dans le courant de l’année 1770.

Nous reproduirons intégralement les six(**) Instructions que nous possédons, en respectant scrupuleusement toutes les particularités de langage, de style et même d’orthographe du manuscrit original. Nous nous bornerons à y ajouter, lorsqu’il y aura lieu, quelques notes très brèves, nous réservant d’en commenter ultérieurement les points les plus intéressants.

(À suivre.)

Le Sphinx.