Réflexions à propos
du « Pouvoir Occulte »
(suite)(*)

La Bastille du 23 mai 1914 a reproduit une note des Cahiers Romains intitulée « Les cours populaires d’antisectarisme », note dans laquelle est formulé, comme le dit notre confrère, « le plan d’études d’ensemble sans lesquelles il n’y aurait pas de victoire définitive contre la Franc-Maçonnerie et ce qui se cache derrière elle ». Ce plan, d’ailleurs très vaste, n’est présenté que comme un simple « canevas » pour un « cours pratique antisectaire » ; c’est dire qu’il n’est pas définitif en toutes ses parties, mais, tel qu’il est, il n’en présente pas moins un intérêt capital.

Tout d’abord, les Cahiers Romains divisent la « science antisectaire » en trois parties, qu’ils définissent de la façon suivante :

« Première partie. – Notions techniques sur la Secte et sur les sectes. Leur organisation. Leur action. Leur but.

« Deuxième partie. – L’observation méthodique appliquée à l’information et à l’action antisectaires.

« Troisième partie. – Culture et action antisectaires. Essais historiques sur la Secte et sur les sectes. Examen pratique des faits sectaires et antisectaires du jour. »

Cette division a le mérite d’être très claire, et sa valeur pratique est évidente ; c’est là l’essentiel, étant donné le but qu’on se propose. Sans doute, il peut arriver que certaines questions ne rentrent pas entièrement et exclusivement dans l’une ou l’autre de ces trois parties, et qu’ainsi on soit obligé de revenir à plusieurs reprises sur ces mêmes questions pour les envisager à différents points de vue ; mais, quelle que soit la division adoptée, c’est là un inconvénient qu’il est impossible d’éviter, et il ne faudrait pas s’en exagérer la gravité.

La première partie se subdivise en deux :

« 1o La question fondamentale : les sectes forment la Secte. (Pouvoir sectaire central ; Israël et la Secte.)

« 2o Sectes principales : a) Franc-Maçonnerie ; b) Carbonarisme ; c) Martinisme ; d) Illuminisme ; e) Théosophie ; f) Occultisme varié ; g) Sectes locales ou de race. »

Nous devons nous féliciter hautement de voir poser ici, en premier lieu, la vraie « question fondamentale », celle du « Pouvoir Occulte », en dépit de ceux qui prétendent la résoudre par une négation pure et simple. Pour préciser d’avantage ce qui n’est qu’indiqué dans ce programme, il y aurait lieu de s’occuper ici de la pluralité des « pouvoirs occultes », de leurs attributions respectives, de leur hiérarchisation et des conditions de leur coexistence, toutes choses dont nous avons quelque peu parlé précédemment. Quant aux rapports indéniables qui existent entre « Israël et la Secte », il faudrait voir s’ils n’entraînent pas, corrélativement d’ailleurs à d’autres circonstances ethniques, une limitation de l’influence de certains « pouvoirs occultes », comme nous l’avons dit également, et si ce fait ne doit pas conduire à donner à cette expression générale : « la Secte », une signification plus restreinte qu’on pouvait le supposer « a priori », mais aussi plus précise par là même. Ajoutons que cette restriction ne modifiera en rien, pratiquement, les conclusions auxquelles on sera conduit pour ce qui concerne l’Occident moderne ; seulement, ces conclusions ne seraient plus entièrement applicables, même pour l’Occident, si l’on remontait au-delà de la Renaissance, et elles le seraient encore moins s’il s’agissait de l’Orient, même contemporain.

Ceci dit, pour ce qui est de l’étude des « sectes principales », nous nous permettrons de formuler quelques observations qui ont leur importance ; il est évident, en effet, que cette étude pourrait se subdiviser indéfiniment si l’on ne prenait soin de grouper toutes les sectes autour d’un certain nombre d’entre elles, dont le choix, tout en renfermant forcément une part d’arbitraire, doit être avant tout celui des types les plus « représentatifs ». On peut fort bien, à ce point de vue, commencer par l’étude de la Franc-Maçonnerie, surtout parce que, de toutes ces sectes, elle est la plus généralement connue et la plus facilement observable ; sur ce point, il n’y a aucune contestation possible. Il nous semble seulement que l’historique de la Maçonnerie moderne, pour être parfaitement compris, devrait logiquement être précédé d’un exposé, aussi succinct et aussi clair que possible, de ses origines, en remontant, d’une part, aux divers courants hermétiques et rosicruciens, et, d’autre part, à l’ancienne Maçonnerie opérative(1), et en expliquant ensuite la fusion de ces divers éléments. En outre, il est nécessaire de faire ressortir que la Maçonnerie moderne, issue de la Grande Loge d’Angleterre (1717), est essentiellement la « Maçonnerie symbolique », à laquelle, par la suite, sont venus se superposer les multiples systèmes de hauts grades ; parmi ceux-ci, chacun des plus importants pourrait être l’objet d’une étude spéciale, et c’est alors qu’il y aurait lieu de rechercher à quel ordre d’influences occultes se rattache sa formation. Cette recherche serait facilitée par une classification en systèmes hermétiques, kabbalistiques, philosophiques, etc. ; l’ordre rigoureusement chronologique ne peut être suivi que dans une première vue d’ensemble. Il serait bon de montrer tout particulièrement le rôle joué par le Kabbalisme dans la constitution d’un grand nombre de ces systèmes, sans négliger pour cela de tenir compte des autres influences, dont certaines ont même pu, dans leur principe et leur inspiration tout au moins, ne pas appartenir au monde occidental. C’est dire que les cadres d’une telle étude doivent être aussi larges que possible, si l’on ne veut pas s’exposer à laisser en dehors certaines catégories de faits, et précisément celles qui, d’ordinaire, paraissent les plus difficilement explicables.

Maintenant, parmi les organisations superposées à la Maçonnerie ordinaire, il n’y a pas que les systèmes de hauts grades ; il y a aussi des sectes qui ne font aucunement partie intégrante de la Maçonnerie, bien que se recrutant exclusivement parmi ses membres. Tels sont, par exemple, certains « Ordres de Chevalerie », qui existent encore de nos jours, notamment dans les pays anglo-saxons ; mais, là aussi, il y aurait lieu de distinguer entre les organisations dont il s’agit, suivant qu’elles présentent un caractère initiatique, ou politique, ou simplement « fraternel ». Les sectes à tendances politiques ou sociales méritent une étude particulière ; à ce point de vue, on peut prendre comme type, au xviiie siècle, l’Illuminisme, et, au xixe, le Carbonarisme.

Jusqu’ici, nous n’avons donc eu à envisager que la Maçonnerie et ce qui s’y rattache directement ; mais cette étude ne comprend que les sections a, b et d du programme des Cahiers Romains. Quant à la section c, c’est-à-dire au Martinisme, il faudrait s’entendre sur le sens de ce mot, et nous nous sommes déjà expliqué à ce sujet ; nous rappellerons donc seulement que les « Élus Coëns » ont leur place marquée parmi les systèmes maçonniques de hauts grades, et, quant à Saint-Martin, nous le retrouverons tout à l’heure. Il ne reste donc plus que le Martinisme contemporain, qui doit logiquement figurer au chapitre de l’Occultisme (section f), entre le « néo-kabbalisme » et le « néo-gnosticisme ». Par contre, nous réserverions volontiers une section à part au Spiritisme avec ses nombreuses variétés, et aussi avec toutes les sectes plus ou moins religieuses auxquelles il a donné naissance, comme l’Antoinisme, le Fraternisme, le Sincérisme, etc.

Pour la Théosophie (section e), on devrait distinguer soigneusement les deux acceptations de ce terme, dont la première s’applique, d’une façon générale, à un ésotérisme plutôt mystique, comptant parmi ses principaux représentants des hommes de conceptions d’ailleurs très diverses, tels que Jacob Bœhme, Swedenborg, Saint-Martin, Eckartshausen, etc. L’autre acception, toute spéciale et beaucoup plus récente, est celle qui désigne ce que nous appellerions plus volontiers le « Théosophisme », c’est-à-dire les doctrines propres à la « Société Théosophique » ; à l’étude de cette dernière se joint naturellement celles des schismes qui en sont issus, comme l’« Anthroposophie » de Rudolf Steiner.

Il ne reste plus que la section g, qui contient des éléments assez divers, et pour laquelle nous proposerons une subdivision, en mettant à part, en premier lieu, les sectes qui doivent leur existence à l’influence du Protestantisme : dans ce groupe se trouveront l’Orangisme et l’Apaïsme, cités par les Cahiers Romains, ainsi qu’un bon nombre des sociétés secrètes américaines que nous étudions, depuis longtemps déjà, dans la France Antimaçonnique, et enfin certains « mouvements » religieux comme le Salutisme, l’Adventisme, la « Christian Science », etc. Dans un second groupe figureraient les associations qui présentent un caractère plus proprement national ou « de race », comme les Fenians, les Hiberniens, etc. ; on pourrait y joindre le Druidisme, bien que son caractère artificiel lui assigne une place un peu à part. Un troisième chapitre serait réservé aux sectes à tendances essentiellement révolutionnaires : il faudrait y montrer les influences respectives du socialisme et de l’anarchisme dans l’Internationalisme, dans le Nihilisme, et dans quelques organisations secrètes ouvrières d’Europe et d’Amérique. Cela fait, il resterait encore une certaine quantité de sectes diverses, ne rentrant dans aucune de ces catégories, et échappant peut-être même à toute classification.

Dans tout ceci, nous avons complètement laissé de côté la dernière partie de la section g, c’est-à-dire les « sectes secrètes orientales », parce que celles-là ne peuvent pas se ramener au même cadre que les autres, et parce qu’il serait vraiment difficile de les étudier d’une façon satisfaisante dans un « cours populaire », qui doit forcément rester quelque peu élémentaire, au moins quand il s’agit de questions particulièrement ardues, à peu près incompréhensibles sans une préparation spéciale. Le plus qu’on puisse faire, dans ces conditions, c’est de consacrer à ces organisations orientales quelques indications très sommaires, et cela dans une section tout à fait à part, en y établissant d’ailleurs trois grandes divisions très distinctes, suivant que l’on considère le monde musulman, ou le monde hindou, ou le monde extrême-oriental(2). Il est certain que toutes ces organisations, sans pouvoir rentrer dans la définition précise de « la Secte » au sens où nous l’avons indiquée, présentent cependant avec certains éléments de celle-ci une sorte de parallélisme et des analogies assez remarquables, procédant surtout des grands principes généraux communs à toute initiation ; mais leur étude, à ce point de vue, trouvera mieux sa place dans la deuxième partie de la « science antisectaire ».

Cette deuxième partie est subdivisée en deux comme la première ; ici, nous citerons intégralement les Cahiers Romains :

« 1o L’“observation” est faite d’intuition, d’attention, d’expérience. Elle suppose un esprit intelligent et attentif, une bonne mémoire, une culture compétente sur la matière à observer. On naît bon observateur, mais une formations rationnelle rend excellent l’observateur né, et assez apte celui qui n’est pas né observateur.

« 2o Applications générales et particulières de ces constatations à notre matière. Attention spéciale aux “mystères” de la Secte et des sectes, en commençant par leur symbolisme (phonique, mimique, graphique : jargon, gestes, figures). »

Ce qu’il importe de faire ressortir, c’est d’abord que l’« observation », telle qu’elle est ici comprise et définie, est loin de se borner à la recherche des « documents », dans laquelle prétendent se confiner certains antimaçons à courte vue ; c’est ensuite que les « mystères » méritent une « attention spéciale », et, par « mystères », on doit entendre évidemment tout ce qui a une portée proprement initiatique, et dont l’expression normale est le symbolisme sous toutes ses formes. Cette étude peut, suivant les circonstances, être limitée à des notions plus ou moins étendues, ou au contraire être poussée très loin ; et c’est ici le lieu de faire intervenir ce que nous pourrions appeler le « symbolisme comparé », c’est-à-dire l’examen des analogies que nous signalions un peu plus haut. Dans cet ordre d’idées, il est deux états d’esprit dont il importe de se méfier tout particulièrement : c’est, d’une part, le dédain que professent, par ignorance, la plupart des Maçons actuels à l’égard de leurs propres symboles, vestiges d’une initiation qui est pour eux lettre morte, et, d’autre part, l’assurance pleine de mauvaise foi avec laquelle les occultistes, non moins ignorants, donnent de toutes choses les explications les plus fantaisistes, et parfois les plus absurdes ; d’où la nécessité d’une extrême prudence lorsqu’on veut consulter les travaux courants sur le symbolisme et les questions connexes. Là plus encore qu’en toute autre matière, il faut se faire des convictions qui soient le fruit d’un travail personnel, ce qui est sans doute beaucoup plus difficile, mais aussi beaucoup plus sûr, que d’accepter des opinions toutes faites ; la compréhension et l’assimilation de ces choses ne s’acquièrent pas en un jour, et elles demandent avant tout « de l’intuition, de l’attention, et de l’expérience ».

Quant à la troisième partie de la « science antisectaire », elle est, elle aussi, susceptible de recevoir autant de développements qu’on le voudra ; mais nous nous bornerons à en reproduire les subdivisions générales. Si nous mettons à part, pour les raisons que nous avons dites, les études qui concernent l’antiquité et le moyen âge (et que l’on pourrait résumer brièvement en une sorte d’introduction à cette troisième partie), ces subdivisions, au nombre de trois, seront les suivantes :

« 1o Essais historiques sur la Secte et sur les sectes, depuis la Renaissance jusqu’à notre temps, avant et après la Révolution, jusqu’en 1870.

« 2o Essais pratiques sur les faits sectaires et antisectaires contemporains (depuis 1870).

« 3o Bibliographie antisectaire. »

Si un tel programme était rempli dans toutes ses parties, nous sommes persuadé qu’on arriverait à en dégager un ensemble de notions fort exactes sur le « Pouvoir Occulte » et les conditions de son fonctionnement, et cela sans qu’il soit nécessaire de s’enfermer dans une systématisation trop étroite. En attendant une semblable réalisation, nous souhaitons que les quelques réflexions qui précèdent contribuent, pour leur modeste part, à apporter dans ces questions si complexes un peu d’ordre et de clarté.

Le Sphinx.