CHAPITRE IV
Nature respective
des Brâhmanes et des Kshatriyas
Sagesse et force, tels sont les attributs respectifs des Brâhmanes et des Kshatriyas, ou, si l’on préfère, de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; et il est intéressant de noter que, chez les anciens Égyptiens, le symbole du Sphinx, dans une de ses significations, réunissait précisément ces deux attributs envisagés suivant leurs rapports normaux. En effet, la tête humaine peut être considérée comme figurant la sagesse, et le corps de lion la force ; la tête est l’autorité spirituelle qui dirige, et le corps est le pouvoir temporel qui agit. Il est d’ailleurs à remarquer que le Sphinx est toujours figuré au repos, le pouvoir temporel étant pris ici à l’état « non agissant » dans son principe spirituel où il est contenu « éminemment », donc seulement en tant que possibilité d’action, ou, mieux encore, dans le principe divin qui unifie le spirituel et le temporel, étant au delà de leur distinction, et étant la source commune dont ils procèdent tous deux, mais le premier directement, et le second indirectement et par l’intermédiaire du premier. Nous trouvons ailleurs un symbole verbal qui, par sa constitution hiéroglyphique, est un exact équivalent de celui-là : c’est le nom des Druides, qui se lit dru-vid, où la première racine signifie la force, et la seconde la sagesse(1) ; et la réunion des deux attributs dans ce nom, comme celle des deux éléments du Sphinx dans un seul et même être, outre qu’elle marque que la royauté est implicitement contenue dans le sacerdoce, est sans doute un souvenir de l’époque lointaine où les deux pouvoirs étaient encore unis, à l’état d’indistinction primordiale, dans leur principe commun et suprême(2).
À ce principe suprême des deux pouvoirs, nous avons déjà consacré une étude spéciale(3) ; nous avons indiqué alors comment, de visible qu’il était tout d’abord, il était devenu invisible et caché, se retirant du « monde extérieur » à mesure que celui-ci s’éloignait de son état primordial, ce qui devait nécessairement amener la division apparente des deux pouvoirs. Nous avons montré aussi comment ce principe se retrouve, désigné sous des noms et des symboles divers, dans toutes les traditions, et comment il apparaît notamment dans la tradition judéo-chrétienne sous les figures de Melchissédec et des Rois-Mages. Nous rappellerons seulement que, dans le Christianisme, la reconnaissance de ce principe unique subsiste toujours, au moins théoriquement, et s’affirme par la considération des deux fonctions sacerdotale et royale comme inséparables l’une de l’autre dans la personne même du Christ. À un certain point de vue, d’ailleurs, ces deux fonctions, rapportées ainsi à leur principe, peuvent être envisagées comme étant en quelque sorte complémentaires, et alors, bien que la seconde, à vrai dire, ait son principe immédiat dans la première, il y a pourtant entre elles, dans leur distinction même, une sorte de corrélation. En d’autres termes, dès lors que le sacerdoce ne comporte pas, d’une façon habituelle, l’exercice effectif de la royauté, il faut que les représentants respectifs du sacerdoce et de la royauté tirent leur pouvoir d’une source commune, qui est « au delà des castes » ; la différence hiérarchique qui existe entre eux consiste en ce que le sacerdoce reçoit son pouvoir directement de cette source, avec laquelle il est en contact immédiat par sa nature même, tandis que la royauté, en raison du caractère plus extérieur et proprement terrestre de sa fonction, ne peut en recevoir le sien que par l’intermédiaire du sacerdoce. Celui-ci, en effet, joue véritablement le rôle de « médiateur » entre le Ciel et la Terre ; et ce n’est pas sans motif que la plénitude du sacerdoce a reçu, dans les traditions occidentales, le nom symbolique de « pontificat », car, ainsi que le dit saint Bernard, « le Pontife, comme l’indique l’étymologie de son nom, est une sorte de pont entre Dieu et l’homme »(4). Si donc on veut remonter à l’origine première des deux pouvoirs sacerdotal et royal, c’est dans le « monde céleste » qu’il faut la chercher ; ceci peut d’ailleurs s’entendre réellement et symboliquement à la fois(5) ; mais cette question est de celles dont le développement sortirait du cadre de la présente étude, et, si nous en avons donné ce bref aperçu, c’est que nous ne pourrons nous dispenser, dans la suite, de faire parfois allusion à cette source commune des deux pouvoirs.
Pour revenir à ce qui a été le point de départ de cette digression, il est évident que les attributs de sagesse et de force se rapportent respectivement à la connaissance et à l’action ; d’autre part, dans l’Inde, il est dit encore, en connexion avec le même point de vue, que le Brâhmane est le type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres changeants(6) ; en d’autres termes, dans l’ordre social, qui est d’ailleurs en parfaite correspondance avec l’ordre cosmique, le premier représente l’élément immuable, et le second l’élément mobile. Ici encore, l’immutabilité est celle de la connaissance, qui est d’ailleurs figurée sensiblement par la posture immobile de l’homme en méditation ; la mobilité, de son côté, est celle qui est inhérente à l’action, en raison du caractère transitoire et momentané de celle-ci. Enfin, la nature propre du Brâhmane et celle du Kshatriya se distinguent fondamentalement par la prédominance d’un guna différent ; comme nous l’avons expliqué ailleurs(7), la doctrine hindoue envisage trois gunas, qualités constitutives des êtres dans tous leurs états de manifestation : sattwa, la conformité à la pure essence de l’Être universel, qui est identifiée à la lumière intelligible ou à la connaissance, et représentée comme une tendance ascendante ; rajas, l’impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, et représentée comme une tendance descendante. Les gunas sont en parfait équilibre dans l’indifférenciation primordiale, et toute manifestation représente une rupture de cet équilibre ; ces trois éléments sont dans tous les êtres, mais en des proportions diverses, qui déterminent les tendances respectives de ces êtres. Dans la nature du Brâhmane, c’est sattwa qui prédomine, l’orientant vers les états supra-humains ; dans celle du Kshatriya, c’est rajas, qui tend à la réalisation des possibilités comprises dans l’état humain(8). À la prédominance de sattwa correspond celle de l’intellectualité ; à la prédominance de rajas, celle de ce que nous pouvons, faute d’un meilleur terme, appeler la sentimentalité ; et c’est là encore une justification de ce que nous disions plus haut, que le Kshatriya n’est pas fait pour la pure connaissance : la voie qui lui convient est la voie qu’on pourrait appeler « dévotionnelle », s’il est permis de se servir d’un tel mot pour rendre, assez imparfaitement d’ailleurs, le terme sanscrit de bhakti, c’est-à-dire la voie qui prend pour point de départ un élément d’ordre émotif ; et, bien que cette voie se rencontre en dehors des formes proprement religieuses, le rôle de l’élément émotif n’est nulle part aussi développé que dans celles-ci, où il affecte d’une teinte spéciale l’expression de la doctrine tout entière.
Cette dernière remarque permet de se rendre compte de la véritable raison d’être de ces formes religieuses : elles conviennent particulièrement aux races dont les aptitudes sont, d’une façon générale, dirigées surtout du côté de l’action, c’est-à-dire à celles qui, envisagées collectivement, ont en elles une prépondérance de l’élément « rajasique » qui caractérise la nature des Kshatriyas. Ce cas est celui du monde occidental, et c’est pourquoi, comme nous l’avons déjà signalé ailleurs(9), on dit dans l’Inde que, si l’Occident revenait à un état normal et possédait une organisation sociale régulière, on y trouverait beaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brâhmanes ; c’est aussi pourquoi la religion, entendue dans son sens le plus strict, est une chose proprement occidentale. C’est encore ce qui explique qu’il ne semble pas y avoir, en Occident, d’autorité spirituelle pure, ou que tout au moins il n’y en a pas qui s’affirme extérieurement comme telle, avec les caractères que nous avons précisés dans ce qui précède. L’adaptation religieuse, comme la constitution de toute autre forme traditionnelle, est cependant le fait d’une véritable autorité spirituelle, au sens le plus complet de ce mot ; et cette autorité, qui apparaît alors au dehors comme religieuse, peut aussi, en même temps, demeurer autre chose en elle-même, tant qu’il y a dans son sein de vrais Brâhmanes, et nous entendons par là une élite intellectuelle qui garde la conscience de ce qui est au delà de toutes les formes particulières, c’est-à-dire de l’essence profonde de la tradition. Pour une telle élite, la forme ne peut jouer qu’un rôle de « support », et, d’autre part, elle fournit un moyen de faire participer à la tradition ceux qui n’ont pas accès à la pure intellectualité ; mais ces derniers, naturellement, ne voient rien au delà de la forme, leurs propres possibilités individuelles ne leur permettant pas d’aller plus loin, et, par conséquent, l’autorité spirituelle n’a pas à se montrer à eux sous un autre aspect que celui qui correspond à leur nature(10), bien que son enseignement, même extérieur, soit toujours inspiré de l’esprit de la doctrine supérieure(11). Seulement, il peut se faire aussi que, l’adaptation une fois réalisée, ceux qui sont les dépositaires de cette forme traditionnelle s’y trouvent enfermés eux-mêmes par la suite, ayant perdu la conscience effective de ce qui est au delà ; cela peut d’ailleurs être dû à des circonstances diverses, et surtout au « mélange des castes », en raison duquel il peut arriver à se trouver parmi eux des hommes qui, en réalité, sont pour la plupart des Kshatriyas ; il est facile de comprendre, par ce que nous venons de dire, que ce cas soit possible principalement en Occident, d’autant plus que la forme religieuse peut s’y prêter tout particulièrement. En effet, la combinaison d’éléments intellectuels et sentimentaux qui caractérise cette forme crée une sorte de domaine mixte, où la connaissance est envisagée beaucoup moins en elle-même que dans son application à l’action ; si la distinction entre l’« initiation sacerdotale » et l’« initiation royale » n’est pas maintenue d’une façon très nette et très rigoureuse, on a alors un terrain intermédiaire où peuvent se produire toutes sortes de confusions, sans parler de certains conflits qui ne seraient même pas concevables si le pouvoir temporel avait en face de lui une autorité spirituelle pure(12).
Nous n’avons pas à rechercher ici quelle est, des deux possibilités que nous venons d’indiquer, celle à laquelle correspond actuellement l’état religieux du monde occidental, et la raison en est facile à comprendre : une autorité religieuse ne peut pas avoir l’apparence de ce que nous appelons une autorité spirituelle pure, même si elle en a intérieurement la réalité ; cette réalité, il y a eu certainement un temps où elle l’a possédée, mais la possède-t-elle encore effectivement(13) ? Ce serait d’autant plus difficile à dire que, quand l’intellectualité véritable est perdue aussi complètement qu’elle l’est à l’époque moderne, il est naturel que la partie supérieure et « intérieure » de la tradition devienne de plus en plus cachée et inaccessible, puisque ceux qui sont capables de la comprendre ne sont plus qu’une infime minorité ; nous voulons, jusqu’à preuve du contraire, admettre qu’il puisse en être ainsi et que la conscience de la tradition intégrale, avec tout ce qu’elle implique, subsiste encore effectivement chez quelques-uns, si peu nombreux soient-ils. D’ailleurs, même si cette conscience avait entièrement disparu, il n’en resterait pas moins que toute forme traditionnelle régulièrement constituée, par la seule conservation de la « lettre » à l’abri de toute altération, maintient toujours la possibilité de sa restauration, qui se produira s’il se rencontre quelque jour, parmi les représentants de cette forme traditionnelle, des hommes possédant les aptitudes intellectuelles requises. En tout cas, si même, par des moyens quelconques, nous avions à cet égard des données plus précises, nous n’aurions pas à les exposer publiquement, à moins d’y être amené par des circonstances exceptionnelles, et voici pourquoi : une autorité qui n’est que religieuse est pourtant encore, dans le cas le plus défavorable, une autorité spirituelle relative ; nous voulons dire que, sans être une autorité spirituelle pleinement effective, elle en porte en elle la virtualité, qu’elle tient de son origine, et, par là même, elle peut toujours en remplir la fonction à l’extérieur(14) ; elle en joue donc légitimement le rôle vis-à-vis du pouvoir temporel, et elle doit être véritablement considérée comme telle dans ses rapports avec celui-ci. Ceux qui auront compris notre point de vue pourront sans difficulté se rendre compte que, en cas de conflit entre une autorité spirituelle quelle qu’elle soit, même relative, et un pouvoir purement temporel, nous devons toujours nous placer en principe du côté de l’autorité spirituelle ; nous disons en principe, car il doit être bien entendu que nous n’avons pas la moindre intention d’intervenir activement dans de tels conflits, ni surtout de prendre une part quelconque aux querelles du monde occidental, ce qui, d’ailleurs, ne serait nullement dans notre rôle.
Nous ne ferons donc pas, dans les exemples que nous aurons à envisager par la suite, de distinction entre ceux où il s’agit d’une autorité spirituelle pure et ceux où il peut ne s’agir que d’une autorité spirituelle relative ; nous considérerons comme autorité spirituelle, dans tous les cas, celle qui en remplit socialement la fonction ; et d’ailleurs les similitudes frappantes que présentent tous ces cas, si éloignés qu’ils puissent être les uns des autres dans l’histoire, justifieront suffisamment cette assimilation. Nous n’aurions de distinction à faire que si la question de la possession effective de la pure intellectualité venait à se poser, et, en fait, elle ne se pose pas ici ; de même, pour ce qui est d’une autorité attachée exclusivement à une certaine forme traditionnelle, nous n’aurions à nous préoccuper de délimiter exactement ses frontières, si l’on peut s’exprimer ainsi, que pour les cas où elle prétendrait les dépasser, et ces cas ne sont point de ceux que nous avons à examiner présentement. Sur ce dernier point, nous rappellerons ce que nous disions plus haut : le supérieur contient « éminemment » l’inférieur ; celui qui est compétent dans certaines limites, définissant son domaine propre, l’est donc aussi a fortiori pour tout ce qui est en deçà de ces mêmes limites, tandis que, par contre, il ne l’est plus pour ce qui est au delà ; si cette règle très simple, au moins pour qui a une juste notion de la hiérarchie, était observée et appliquée comme il convient, aucune confusion de domaines et aucune erreur de « juridiction », pour ainsi parler, ne se produirait jamais. Certains ne verront sans doute, dans les distinctions et les réserves que nous venons de formuler, que des précautions d’une utilité assez contestable, et d’autres seront tentés de ne leur attribuer tout au plus qu’une valeur purement théorique ; mais nous pensons qu’il en est d’autres encore qui comprendront que, en réalité, elles sont tout autre chose que cela, et nous inviterons ces derniers à y réfléchir avec une attention toute particulière.