CHAPITRE V
Dépendance de la royauté
à l’égard du sacerdoce
Revenons maintenant aux rapports des Brâhmanes et des Kshatriyas dans l’organisation sociale de l’Inde : aux Kshatriyas appartient normalement toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action, qui est celui qui les concerne directement, c’est le monde extérieur et sensible ; mais cette puissance n’est rien sans un principe intérieur, purement spirituel, qu’incarne l’autorité des Brâhmanes, et dans lequel elle trouve sa seule garantie réelle. On voit ici que le rapport des deux pouvoirs pourrait encore être représenté comme celui de l’« intérieur » et de l’« extérieur », rapport qui, en effet, symbolise bien celui de la connaissance et de l’action, ou, si l’on veut, du « moteur » et du « mobile », pour reprendre l’idée que nous avons exposée plus haut, en nous référant du reste à la théorie aristotélicienne aussi bien qu’à la doctrine hindoue(1). C’est de l’harmonie entre cet « intérieur » et cet « extérieur », harmonie qui d’ailleurs ne doit nullement être conçue comme une sorte de « parallélisme », car ce serait là méconnaître les différences essentielles des deux domaines, c’est de cette harmonie, disons-nous, que résulte la vie normale de ce qu’on peut appeler l’entité sociale, sans vouloir suggérer par l’emploi d’une telle expression une assimilation quelconque de la collectivité à un être vivant, d’autant plus que, de nos jours, certains ont étrangement abusé de cette assimilation, prenant à tort pour une identité véritable ce qui n’est qu’analogie et correspondance(2).
En échange de la garantie que donne à leur puissance l’autorité spirituelle, les Kshatriyas doivent, à l’aide de la force dont ils disposent, assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du trouble et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement ; c’est ce que le symbolisme hindou représente sous la figure de Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance(3). Il y a lieu de noter que la même chose était enseignée, même extérieurement, au moyen âge occidental ; en effet, saint Thomas d’Aquin déclare expressément que toutes les fonctions humaines sont subordonnées à la contemplation comme à une fin supérieure, « de sorte que, à les considérer comme il faut, toutes semblent au service de ceux qui contemplent la vérité », et que le gouvernement tout entier de la vie civile a, au fond, pour véritable raison d’être d’assurer la paix nécessaire à cette contemplation. On voit combien cela est loin du point de vue moderne, et on voit aussi par là que la prédominance de la tendance à l’action, telle qu’elle existe incontestablement chez les peuples occidentaux, n’entraîne pas nécessairement la dépréciation de la contemplation, c’est-à-dire de la connaissance, du moins tant que ces peuples possèdent une civilisation ayant un caractère traditionnel, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’y revêt la tradition, et qui était ici une forme religieuse, d’où la nuance théologique qui, dans la conception de saint Thomas, s’attache toujours à la contemplation, tandis que, en Orient, celle-ci est envisagée dans l’ordre de la métaphysique pure.
D’autre part, dans la doctrine hindoue et dans l’organisation sociale qui en est l’application, donc chez un peuple où les aptitudes contemplatives, entendues cette fois dans un sens de pure intellectualité, sont manifestement prépondérantes et sont même généralement développées à un degré qui ne se retrouve peut-être nulle part ailleurs, la place qui est faite aux Kshatriyas, et par conséquent à l’action, tout en étant subordonnée comme elle doit l’être normalement, est néanmoins fort loin d’être négligeable, puisqu’elle comprend tout ce qu’on peut appeler le pouvoir apparent. D’ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé en une autre occasion(4), ceux qui, sous l’influence des interprétations erronées qui ont cours en Occident, douteraient de cette importance très réelle, quoique relative, accordée à l’action par la doctrine hindoue, aussi bien que par toutes les autres doctrines traditionnelles, n’auraient, pour s’en convaincre, qu’à se reporter à la Bhagavad-Gîtâ, qui, il ne faut pas l’oublier si l’on veut en bien comprendre le sens, est un de ces livres qui sont spécialement destinés à l’usage des Kshatriyas et auxquels nous faisions allusion plus haut(5). Les Brâhmanes n’ont à exercer qu’une autorité en quelque sorte invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe immédiat de tout pouvoir visible ; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes les choses contingentes, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le pôle ou le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer(6).
La dépendance du pouvoir temporel à l’égard de l’autorité spirituelle a son signe visible dans le sacre des rois : ceux-ci ne sont réellement « légitimés » que lorsqu’ils ont reçu du sacerdoce l’investiture et la consécration, impliquant la transmission d’une « influence spirituelle » nécessaire à l’exercice régulier de leurs fonctions(7). Cette influence se manifestait parfois au dehors par des effets nettement sensibles, et nous en citerons comme exemple le pouvoir de guérison des rois de France, qui était en effet attaché directement au sacre ; elle n’était pas transmise au roi par son prédécesseur, mais il la recevait seulement par le fait du sacre. Cela montre bien que cette influence n’appartient pas en propre au roi, mais qu’elle lui est conférée par une sorte de délégation de l’autorité spirituelle, délégation en laquelle, comme nous l’indiquions déjà plus haut, consiste proprement le « droit divin » ; le roi n’en est donc que le dépositaire, et, par suite, il peut la perdre dans certains cas ; c’est pourquoi, dans la « Chrétienté » du moyen âge, le Pape pouvait délier les sujets de leur serment de fidélité envers leur souverain(8). D’ailleurs, dans la tradition catholique, saint Pierre est représenté tenant entre ses mains, non seulement la clef d’or du pouvoir sacerdotal, mais aussi la clef d’argent du pouvoir royal ; ces deux clefs étaient, chez les anciens Romains, un des attributs de Janus, et elles étaient alors les clefs des « grands mystères » et des « petits mystères », qui, comme nous l’avons expliqué, correspondent aussi respectivement à l’« initiation sacerdotale » et à l’« initiation royale »(9). Il faut remarquer, à cet égard, que Janus représente la source commune des deux pouvoirs, tandis que saint Pierre est proprement l’incarnation du pouvoir sacerdotal, auquel les deux clefs sont ainsi transférées parce que c’est par son intermédiaire qu’est transmis le pouvoir royal, tandis que lui-même est reçu directement de la source(10).
Ce qui vient d’être dit définit les rapports normaux de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; et, si ces rapports étaient partout et toujours observés, aucun conflit ne pourrait jamais s’élever entre l’une et l’autre, chacun occupant ainsi la place qui doit lui revenir en vertu de la hiérarchie des fonctions et des êtres, hiérarchie qui, nous y insistons encore, est strictement conforme à la nature même des choses. Malheureusement, en fait, il est loin d’en être toujours ainsi, et ces relations normales ont été trop souvent méconnues et même renversées ; à cet égard, il importe de noter tout d’abord que c’est déjà une grave erreur que de considérer simplement le spirituel et le temporel comme deux termes corrélatifs ou complémentaires, sans se rendre compte que celui-ci a son principe dans celui-là. Cette erreur peut être commise d’autant plus facilement que, comme nous l’avons déjà indiqué, cette considération du complémentarisme a aussi sa raison d’être à un certain point de vue, du moins dans l’état de division des deux pouvoirs, où l’un n’a pas dans l’autre son principe suprême et ultime, mais seulement son principe immédiat et encore relatif. Ainsi que nous l’avons fait remarquer ailleurs en ce qui concerne la connaissance et l’action(11), ce complémentarisme n’est pas faux, mais seulement insuffisant, parce qu’il ne correspond qu’à un point de vue qui est encore extérieur, comme l’est d’ailleurs la division même des deux pouvoirs, nécessitée par un état du monde dans lequel le pouvoir unique et suprême n’est plus à la portée de l’humanité ordinaire. On pourrait même dire que, lorsqu’ils se différencient, les deux pouvoirs se présentent d’abord forcément dans leur rapport normal de subordination, et que leur conception comme corrélatifs ne peut apparaître que dans une phase ultérieure de la marche descendante du cycle historique ; à cette nouvelle phase se réfèrent plus particulièrement certaines expressions symboliques qui mettent surtout en évidence l’aspect du complémentarisme, bien qu’une interprétation correcte puisse y faire reconnaître encore une indication du rapport de subordination. Tel est notamment l’apologue bien connu, mais peu compris en Occident, de l’aveugle et du paralytique, qui représente en effet, dans une de ses principales significations, les rapports de la vie active et de la vie contemplative : l’action livrée à elle-même est aveugle, et l’immutabilité essentielle de la connaissance se traduit au dehors par une immobilité comparable à celle du paralytique. Le point de vue du complémentarisme est figuré par l’entr’aide des deux hommes, dont chacun supplée par ses propres facultés à ce qui manque à l’autre ; et, si l’origine de cet apologue, ou tout au moins la considération plus spéciale de l’application qui en est faite ainsi(12), doit être rapportée au Confucianisme, il est facile de comprendre que celui-ci doit en effet se borner à ce point de vue, par là même qu’il se tient exclusivement dans l’ordre humain et social. Nous ferons même remarquer, à ce propos, que, en Chine, la distinction du Taoïsme, doctrine purement métaphysique, et du Confucianisme, doctrine sociale, procédant d’ailleurs l’un et l’autre d’une même tradition intégrale qui représente leur principe commun, correspond très exactement à la distinction du spirituel et du temporel(13) ; et il faut ajouter que l’importance du « non-agir » au point de vue du Taoïsme justifie tout spécialement, pour qui l’envisage de l’extérieur(14), le symbolisme employé dans l’apologue en question. Cependant, il faut bien prendre garde que, dans l’association des deux hommes, c’est le paralytique qui joue le rôle directeur, et que sa position même, monté sur les épaules de l’aveugle, symbolise la supériorité de la contemplation sur l’action, supériorité que Confucius lui-même était fort loin de contester en principe, comme en témoigne le récit de son entrevue avec Lao-tseu, tel qu’il nous a été conservé par l’historien Sse-ma-tsien ; et il avouait qu’il n’était point « né à la connaissance », c’est-à-dire qu’il n’avait pas atteint la connaissance par excellence, qui est celle de l’ordre métaphysique pur, et qui, comme nous l’avons dit plus haut, appartient exclusivement, par sa nature même, aux détenteurs de la véritable autorité spirituelle(15).
Si donc c’est une erreur d’envisager le spirituel et le temporel comme simplement corrélatifs, il en est une autre, plus grave encore, qui consiste à prétendre subordonner le spirituel au temporel, c’est-à-dire en somme la connaissance à l’action ; cette erreur, qui renverse complètement les rapports normaux, correspond à la tendance qui est, d’une façon générale, celle de l’Occident moderne, et elle ne peut évidemment se produire que dans une période de décadence intellectuelle très avancée. De nos jours, d’ailleurs, certains vont encore plus loin dans ce sens, jusqu’à la négation de la valeur propre de la connaissance comme telle, et aussi, par une conséquence logique, car les deux choses sont étroitement solidaires, jusqu’à la négation pure et simple de toute autorité spirituelle ; ce dernier degré de dégénérescence, qui implique la domination des castes les plus inférieures, est un des signes caractéristiques de la phase finale du Kali-Yuga. Si nous considérons en particulier la religion, puisque c’est là la forme spéciale que prend le spirituel dans le monde occidental, le renversement des rapports peut s’exprimer de la façon suivante : au lieu de regarder l’ordre social tout entier comme dérivant de la religion, comme y étant suspendu en quelque sorte et ayant en elle son principe, ainsi qu’il en était dans la « Chrétienté » du moyen âge, et ainsi qu’il en est également dans l’Islam qui lui est fort comparable à cet égard, on ne veut aujourd’hui voir tout au plus dans la religion qu’un des éléments de l’ordre social, un élément parmi les autres et au même titre que les autres ; c’est l’asservissement du spirituel au temporel, ou même l’absorption de celui-là dans celui-ci, en attendant la complète négation du spirituel qui en est l’aboutissement inévitable. En effet, envisager les choses de cette façon revient forcément à « humaniser » la religion, nous voulons dire à la traiter comme un fait purement humain, d’ordre social ou mieux « sociologique » pour les uns, d’ordre plutôt psychologique pour les autres ; et alors, à vrai dire, ce n’est plus la religion, car celle-ci comporte essentiellement quelque chose de « supra-humain », faute de quoi nous ne sommes plus dans le domaine spirituel, le temporel et l’humain étant en réalité identiques au fond, suivant ce que nous avons expliqué précédemment ; c’est donc là une véritable négation implicite de la religion et du spirituel, quelles que puissent être les apparences, de telle sorte que la négation explicite et avérée sera moins l’instauration d’un nouvel état de choses que la reconnaissance d’un fait accompli. Ainsi, le renversement des rapports prépare directement la suppression du terme supérieur, il l’implique même déjà au moins virtuellement, de même que la révolte des Kshatriyas contre l’autorité des Brâhmanes, comme nous allons le voir, prépare et appelle pour ainsi dire l’avènement des castes les plus inférieures ; et ceux qui auront suivi notre exposé jusqu’ici comprendront sans peine qu’il y a dans ce rapprochement quelque chose de plus qu’une simple comparaison.