Juillet 1929

Ce roman fantastique et anonyme, autour duquel on fait grand bruit en ce moment dans certains milieux antimaçonniques, se donne pour un extrait plus ou moins « arrangé » des mémoires d’une certaine Clotilde Bersone, soi-disant haute dignitaire d’une « Grande Loge des Illuminés » qui dirigerait occultement toutes les branches de la Maçonnerie universelle, puis convertie à la suite de diverses mésaventures et réfugiée dans un couvent. On prétend qu’il existe, dans la bibliothèque de ce couvent qu’on ne désigne pas autrement, un double manuscrit authentique de ces mémoires, datés de 1885 ; et on ajoute que « ceux-ci ont été notamment copiés, compilés et enrichis de notes critiques d’une rare pertinence, par le R. P. X***, de la Compagnie de Jésus, récemment décédé ». Les Études, dont les rédacteurs doivent savoir à quoi s’en tenir, tout au moins sur ce dernier point, ont déjà mis leurs lecteurs en garde contre ce qu’elles qualifient très justement de « fables malsaines », évoquant à ce propos les inventions de Léo Taxil et les « révélations » de l’imaginaire Diana Vaughan. Il y a, en effet, une étrange ressemblance entre celle-ci et Clotilde Bersone, dont l’existence ne nous paraît guère moins problématique ; mais il est des gens qui sont incorrigibles, qui ont continué à croire aux récits de Taxil après que lui-même eut fait l’aveu de ses mensonges, comme ils croient encore à l’authenticité des « Protocoles des Sages de Sion » malgré toutes les précisions apportées sur leur origine réelle, et ceux-là ne manqueront pas d’ajouter foi pareillement à cette nouvelle extravagance.

Que l’auteur du roman ait tout inventé lui-même ou qu’il ait été dupé par d’autres, il est bien évident, dans tous les cas, qu’il s’agit d’une mystification pure et simple ; d’ailleurs, les supercheries de ce genre, si habiles qu’elles soient, portent toujours des marques qui ne permettent pas de s’y méprendre quand on est quelque peu au courant de certaines choses. Nous avons relevé effectivement plusieurs de ces marques, notamment dans la description de l’organisation de la prétendue « Haute Loge » dont il s’agit : que penser, par exemple, du titre de « Grand Orient » donné à son chef, et qui, appliqué ainsi à un homme, est totalement dépourvu de signification ? Que penser de cette hiérarchie fantaisiste dans laquelle les « adeptes » occupent le rang le plus inférieur, au-dessous des « affiliés » et des « initiés » ? Nous avons eu précisément l’occasion de signaler, dans notre article de février dernier(*), la méprise que les « profanes » commettent presque constamment au sujet de ce terme d’« adeptes », qui désigne en réalité le grade suprême d’une hiérarchie initiatique ; naturellement, notre auteur n’a pas manqué d’y tomber ! Il y a mieux encore : on fait mentionner par Clotilde Bersone (p. 61) « le Nekam Adonaï des Rose-Croix » (sic) ; ainsi, cette « initiée » d’une Maçonnerie supérieure ne connaissait même pas les grades de la Maçonnerie ordinaire !

Si ces détails caractéristiques peuvent, en raison de leur caractère « technique », échapper à la plupart des lecteurs, ceux-ci devraient du moins être frappés des invraisemblances un peu trop fortes qu’offre le côté « historique » du récit. Comment une organisation vraiment secrète pourrait-elle compter des membres aussi nombreux, et aussi médiocres à tous égards, et comment, dans de pareilles conditions, aucune indiscrétion ne se serait-elle jamais produite pour en faire connaître l’existence au dehors ? À qui, à part les naïfs dont nous parlions tout à l’heure, peut-on espérer faire croire que tout le personnel gouvernemental de la troisième République se livre à des évocations diaboliques, et que des politiciens bornés comme Grévy ou Jules Ferry, qui n’ont certes rien des « Supérieurs Inconnus », étaient des mystiques lucifériens de haut rang ? Mais voici quelque chose qui est encore plus décisif : au chapitre II de la troisième partie, l’empereur Guillaume Ier est dépeint, en 1879, comme entièrement étranger à la Maçonnerie et ignorant tout de celle-ci ; or la vérité est que, à l’époque indiquée, ce soi-disant « profane » était Maçon depuis trente-neuf ans ! En effet, c’est le 22 mai 1840, quelques semaines avant la mort de son père Frédéric-Guillaume III, qu’il fut initié dans la Grande Loge Nationale d’Allemagne à Berlin ; il reçut les trois degrés symboliques le même jour, puis fut nommé membre des trois Grandes Loges et patron de toutes les Loges de Prusse ; il joua d’ailleurs un rôle maçonnique actif, et c’est lui-même qui initia son fils, le futur Frédéric III, le 5 novembre 1853, et qui le désigna comme député-patron des Loges prussiennes lorsqu’il devint roi, en 1861. Voilà donc une erreur historique de belle taille, d’après laquelle on pourra juger de la valeur de toutes les autres assertions, plus ou moins invérifiables, contenues dans le même volume.

Nous ne nous serions pas arrêté si longuement à cette mauvaise plaisanterie, si certains, comme nous le disions au début, ne s’efforçaient de la faire prendre au sérieux ; mais nous estimons que c’est un véritable devoir de dénoncer les mystifications, lorsque l’occasion s’en présente, et de quelque côté qu’elles viennent ; surtout à une époque comme la nôtre, tout ce qui risque d’accroître le déséquilibre mental ne saurait être regardé comme inoffensif.