Mars 1935

« Les Tables d’Harmonie », Nice.

Ce livre est sans doute le seul où un théosophiste ait osé exposer en toute franchise, sans chercher à dissimuler ou à « concilier » quoi que ce soit, le différend survenu entre Krishnamurti et les dirigeants de la Société Théosophique ; il est véritablement terrible pour ceux-ci, dont le rôle apparaît inouï de duplicité ; et il constitue, à cet égard, un document digne du plus grand intérêt. Quant à l’admiration de l’auteur pour Krishnamurti et à sa croyance qu’il est réellement l’« Instructeur du Monde » (sans d’ailleurs qu’on puisse savoir au juste ce qu’il faut entendre par cette expression), c’est là, naturellement, une tout autre question, sur laquelle nous devons faire les plus expresses réserves. Krishnamurti a secoué le joug qu’on voulait lui imposer, et il a certes fort bien fait ; nous reconnaissons très volontiers qu’il lui a fallu pour cela un certain courage et une force de caractère à laquelle on ne peut que rendre hommage ; mais cela ne suffit pas à prouver qu’il ait une « mission » extraordinaire, quoique différente de celle à laquelle le destinaient ses éducateurs. Qu’il ait horreur des « sociétés » et des « cérémonies », cela est encore fort bien ; mais, de là à se poser en adversaire de toute religion et à répudier même toute initiation, il y a un abîme ; il faut dire, et c’est là son excuse, qu’il n’en a connu que de tristes contrefaçons : l’Église Catholique Libérale, la Co-Maçonnerie, l’École Ésotérique théosophique ; mais, s’il était vraiment ce qu’on dit, il saurait que ce qui mérite en réalité de s’appeler religion et initiation est tout autre chose que cela ; en fait, il semble n’avoir aucune idée de ce qui constitue l’essence de toute tradition… Et qu’est-ce qu’un « instructeur » qui, de son propre aveu et de celui de ses partisans, n’enseigne rien et n’a rien à enseigner ? Il se défend même expressément d’avoir une doctrine ; alors, pourquoi parle-t-il ? Tout se borne en somme à des formules extrêmement vagues, et dangereuses par leur vague même ; chacun peut y trouver à peu près ce qu’il veut, mais ceux qui ne se paient point de mots ne sauraient s’en satisfaire. Signalons à ce propos un fait curieux : on recherche dans les Sûtras bouddhiques, dans les Évangiles, dans les épîtres de saint Paul, tout ce qui peut, si l’on y met quelque bonne volonté, paraître s’accorder avec les déclarations de Krishnamurti ; mais, quand on y trouve quelque chose qui les contredit manifestement, on s’empresse d’affirmer que ce sont là des « interpolations » ; ce procédé, digne des exégètes modernistes, est vraiment un peu trop commode ! Enfin, disons-le nettement, si Krishnamurti était effectivement « libéré », c’est-à-dire s’il était un jîvan-mukta au vrai sens de ce terme (même sans avoir à remplir par surcroît la fonction d’un jagad-guru), il ne s’identifierait point à la « Vie » (même avec une majuscule), mais serait au delà de celle-ci, aussi bien que de toute autre condition limitative de l’existence contingente ; et cette sorte d’immanentisme « vital », qui s’accorde si bien avec les tendances caractéristiques du monde moderne (le succès de Krishnamurti s’expliquerait-il sans cela ?), est ici, véritablement, le fruit auquel on peut juger l’arbre… Et, quand Krishnamurti parle de « ceux qui deviendront la Flamme », qui oserait dire tout ce que peut évoquer cette étrange expression ?

Éditions « Les Argonautes », Paris.

Ce petit volume pourrait être considéré comme une « illustration » de ce que nous disons d’autre part sur la confusion du psychique et du spirituel(*) ; cette seule définition suffirait à le montrer clairement : « Le mysticisme en soi est une science expérimentale de l’inconscient, qui est une entière pénétration du mystère des forces psychiques obscures de l’organisme. » Et l’auteur témoigne beaucoup d’estime à la psychologie actuelle parce que « l’inconscient y reprend son grand rôle primordial ; dans l’économie humaine, notre frêle conscience repose sur son obscurité sans fond, vivante, éternellement mouvante… ». Tout cela s’accompagne naturellement d’un certain « évolutionnisme », qui s’exprime surtout dans des vues « cosmogoniques » passablement fantaisistes ; et il y a, d’autre part, une étrange exagération du rôle du corps : sans doute, celui-ci représente bien réellement un état de notre être et est dès lors en rapport plus ou moins étroit avec les autres modalités de celui-ci ; mais cela ne veut point dire qu’il soit « une structure de pur psychisme », encore bien moins « une construction spirituelle » ; ici encore, en l’absence de toute notion de la hiérarchie des états, nous sommes en pleine confusion. Il en est une autre, au sujet du mysticisme même : ce que l’auteur appelle « mysticisme intégral », elle ne le trouve point dans le mysticisme occidental, qui est pourtant le seul auquel ce nom puisse s’appliquer proprement, mais dans ce qu’elle croit être le « mysticisme asiatique », et qui est en réalité tout autre chose ; et ce « mysticisme intégral », suivant l’idée qu’elle s’en fait, n’existerait en somme pleinement qu’au Thibet ; pourquoi au Thibet plutôt que dans les autres pays d’Orient, sinon parce qu’il a, à tort ou à raison, la réputation d’être particulièrement fertile en « phénomènes » singuliers ? De la tradition thibétaine, qui est initiatique et non mystique, on ne voit ici que le côté psychique, et même psycho-physiologique, c’est-à-dire que les moyens sont pris pour la fin ; et tout cela ne serait qu’une « dislocation vivante de l’être », aboutissant à une « immersion dans le grand océan psychique aux profondeurs insondables et redoutables »… Redoutables en effet, car il s’agit bien là de possibilités de l’être, mais de possibilités inférieures que l’initiation doit, tout au contraire, lui permettre de surmonter définitivement. Un livre comme celui-là produit une impression véritablement pénible ; ce qu’il propose à l’homme, c’est bien une « marche en arrière », mais qui, loin de le conduire « vers l’esprit pur », ne saurait le mener qu’à une « communion cosmique » avec les puissances « infra-humaines », car ce sont celles-ci, et non point des forces « spirituelles », qui règnent dans « l’immense océan du profond psychisme racial », profond assurément, mais au sens « abyssal » et « infernal » du mot !