Janvier 1937
- Francis Warrain. — L’Œuvre philosophique de Hoené Wronski :
textes, commentaires et critique ; Tome II : Architectonique de l’Univers.
Librairie Véga, Paris.
Ce second volume, conçu suivant la même méthode que le premier dont nous avons rendu compte en son temps(*), contient ce qui se rapporte à la fameuse « Loi de Création » de Wronski, et aux applications que celui-ci en a faites à de multiples « systèmes de réalité », qu’il fait dériver de ce qu’il appelle le « Prototype de l’Univers ». Tout cela ne fait en somme que confirmer ce que nous avons déjà dit : il est impossible de voir là autre chose qu’une philosophie, et même une philosophie particulièrement « systématique », avec toutes les limitations que cela implique ; c’est une construction fort ingénieuse, assurément, mais encore plus artificielle ; l’Univers ne saurait se laisser réduire ainsi en schémas et en tableaux ! S’il fallait encore une preuve que Wronski n’a rien d’un ésotériste, nous la trouverions dans ce qu’il dit à propos du symbolisme des nombres, dont il n’envisage la valeur qu’à un point de vue des plus restreints, et qu’il rapporte simplement à un « vague pressentiment » que les anciens auraient eu de sa propre « Loi de Création » ; dans ces conditions, tout rapprochement qu’on peut faire de ses théories avec les conceptions traditionnelles de la Kabbale et du Pythagorisme nous semble bien peu fondé… Il est vrai que, d’autre part, Wronski lui-même fait une place à des principes qu’il appelle « ésotériques », et qu’il laisse sans désignation ; mais, quelle que soit l’interprétation qu’on pourra essayer d’en donner, il est bien évident que ce n’est là qu’une « façon de parler » qui n’a rien à voir avec la notion d’un véritable ésotérisme entendu traditionnellement. Sans entrer dans d’autres détails qui nous mèneraient trop loin, nous signalerons seulement encore la curieuse façon dont Wronski prétend « construire » l’histoire de l’humanité ; ce sont là des vues individuelles du genre de celles de Hegel et de quelques autres philosophes allemands, et on serait bien en peine d’y découvrir la moindre trace d’une connaissance des vraies « lois cycliques » ou de toute autre donnée authentiquement traditionnelle.
- Firmin Ladet. — Méditations sur l’Omnitude.
Librairie philosophique J. Vrin, Paris.
Quoi qu’on ait à dire, nous ne pensons pas qu’il y ait jamais intérêt à recourir à des singularités typographiques, non plus qu’à une terminologie bizarre ou inusitée ; c’est là, à notre avis, un des principaux défauts de ce gros ouvrage, et il en a encore un autre qui n’est pas moins fâcheux : il n’est composé en réalité que d’une série de maximes et de réflexions qui, d’un bout à l’autre, se suivent sans aucune division, sans aucun classement selon les sujets auxquelles elles se rapportent ; comment serait-il possible de s’y reconnaître au milieu de tout cela ? Il y a pourtant là, sur l’Être, l’Unité, l’Identité, etc., des pensées très dignes d’intérêt, inspirées souvent du néo-platonisme, quelquefois même des doctrines hindoues ; il en est aussi qui, nous ramenant sans transition aux domaines les plus contingents, « détonnent » étrangement à côté de celles-là ; et il en est encore d’autres qui ne reposent que sur des rapprochements verbaux parfois fort contestables, sans parler de celles dont nous devons avouer franchement que le sens nous échappe tout à fait… Si l’auteur pouvait grouper en quelques chapitres ce qu’il y a de vraiment essentiel dans ses « méditations », en l’exprimant sous une forme plus claire et moins compliquée, et en éliminant aussi les « redites » trop nombreuses, nous sommes sûr que ses lecteurs ne manqueraient pas de lui en être grandement reconnaissants !
- G. P. Scarlata. — Il
trattato sul volgare di Dante.
Stabilimento grafico « Carnia », Tolmezzo.
Dans cette brochure (extraite de la Rivista Letteraria), l’auteur du livre Le origini della letteratura italiana nel pensiero di Dante, auquel nous avons jadis consacré ici un article (no de juillet 1932)(**), revient sur la signification qu’il convient de reconnaître au traité De vulgari eloquio (ou De vulgaris eloquentiæ doctrina) de Dante, envisagé principalement dans ses rapports avec la poésie des « Fidèles d’Amour ». Il se déclare d’accord avec nous quand nous disons que ceux-ci ne furent jamais ni une « secte » ni une « société » ; mais il ne semble pas avoir entièrement compris quel fut leur véritable caractère, puisque, tout en regardant le traité en question comme un « commentaire » à leur poésie, il veut y voir un contenu non pas initiatique, mais seulement historique et politique. À vrai dire, il n’y a là aucune incompatibilité, si l’on songe que, à l’époque de Dante, l’histoire et la politique étaient encore tout autre chose que ce qu’elles sont devenues dans les conceptions purement profanes du monde moderne ; et, si le volgare illustre est vraiment « l’écriture à quatre sens », pourquoi s’arrêter aux sens les plus extérieurs ? Que Dante, là comme dans ses autres œuvres, ait eu en vue une réalisation aussi complète que possible de l’organisation sociale traditionnelle de la Chrétienté, ce n’est pas douteux, mais cela même peut n’être en définitive pour lui qu’une application de certaines connaissances d’ordre initiatique ; et, par ailleurs, cela exclut très certainement qu’il puisse être considéré comme un « précurseur de l’humanisme » destructeur de la tradition.
- Rudolf Steiner. — L’Évangile de saint Luc.
Association de la Science Spirituelle, Paris.
Ces conférences furent faites en 1909 à Bâle, devant les membres de la Société Théosophique dont l’auteur ne s’était pas encore séparé à cette époque ; et les interprétations qu’elles présentent sont peut-être encore plus fantastiques, si c’est possible, que celles qui ont cours « officiellement » parmi le commun des théosophistes. Il paraît que, quand l’évangéliste parle de « témoins oculaires », il faut traduire par « clairvoyants » ; partant de là, il n’y a plus qu’à faire appel à la « chronique de l’Akâsha », et ce qu’on en tire n’est certes pas banal ! Ainsi, on y découvre que c’est le « Bouddha transfiguré » qui apparut aux bergers sous la forme d’une « armée céleste », puis qu’il y eut simultanément deux enfants Jésus, l’un de Nazareth et l’autre de Bethléem, en qui se réincarnèrent d’abord respectivement Adam et Zoroastre, en attendant d’autres transformations… Nous croyons inutile de poursuivre davantage cette histoire plus que compliquée ; vraiment, si l’on se proposait délibérément de tout brouiller pour faire des origines du Christianisme une sorte de gâchis incompréhensible, il serait difficile de mieux faire ; et, si même une telle intention n’a pas présidé consciemment à l’élaboration de toutes ces fables, l’impression qui se dégage de celles-ci n’en est pas moins pénible, et la façon péremptoire dont elles sont affirmées comme des « faits » y ajoute encore ; nous voudrions tout au moins, pour la mémoire de l’auteur, croire qu’il n’a joué en tout cela qu’un simple rôle de « suggestionné » !
- D. Duvillé. — L’Æthiopia orientale ou Atlantis, initiatrice
des peuples anciens, suivie de « Naissance et propagation de l’alphabet ».
Société française d’Éditions littéraires et techniques, Paris.
L’auteur distingue deux Éthiopies, l’une occidentale, qui n’est autre que l’Atlantide à laquelle certains donnèrent aussi ce nom, et l’autre orientale, qui est celle qu’on connaît généralement comme telle ; mais, en dépit du titre, il semble avoir eu bien plutôt en vue la première que la seconde, car il n’a fait en somme que recueillir un peu partout ce qui lui a paru pouvoir être considéré comme des traces d’une influence atlantéenne chez les divers peuples anciens. Il y a là des choses assez disparates et provenant de sources dont la valeur est fort inégale ; mais ce qui est le plus regrettable, c’est l’étonnante ignorance linguistique dont l’auteur fait preuve à chaque instant : il est difficile de prendre pour de simples fautes d’impression la déformation constante de certains noms, comme Orzmund pour Ormuzd ; et que dire des assertions qui ne reposent que sur l’imperfection des transcriptions en lettres latines ? Sepher (avec un samek) ne peut certes pas venir de Séphora (avec un tsade), pas plus que Reschit, où sch ne représente qu’une lettre unique, ne peut être « l’anagramme de Christ »… N’insistons pas davantage ; il serait pourtant dommage d’oublier « le Sandhérim, composé de 70 traducteurs » qui « approuva la traduction » grecque du Sepher, lequel, par surcroît, est supposé avoir été écrit originairement dans « l’araméen des Targoums » ! Le chapitre final sur l’alphabet contient aussi bien d’autres choses de même force ; les amateurs de curiosités philologiques qui liront ce livre auraient vraiment mauvaise grâce à ne pas s’en déclarer satisfaits…
- C. Kerneïz. — Le Hatha-Yoga ou l’art de vivre selon l’Inde
mystérieuse.
Éditions Jules Tallandier, Paris.
Ce livre est plus « sensé » que ne le sont généralement les publications occidentales qui prétendent traiter du même sujet : il contient des réflexions très justes sur l’inutile agitation de la vie moderne ; les exercices qu’il indique sont de ceux qui tout au moins ne présentent aucun danger sérieux, et, sur des questions comme celle du régime alimentaire, il fait preuve d’une modération qui contraste heureusement avec certaines outrances anglo-saxonnes… Mais tout cela n’est point le Hatha-Yoga ; c’est, si l’on veut, quelque chose qui s’inspire de ses méthodes jusqu’à un certain point, mais pour les appliquer à des fins entièrement différentes. Le Hatha-Yoga, en effet, n’est pas du tout un « art de vivre » ; il est un des modes de préparation au véritable Yoga, c’est-à-dire à la réalisation métaphysique, et, s’il peut produire certains effets d’ordre physiologique, il ne s’y attache pas plus qu’il ne vise, comme d’autres l’ont imaginé, à provoquer le développement de « pouvoirs » psychiques ; tout cela n’est qu’« accidents » au sens le plus exact du mot. C’est dire qu’il ne saurait nullement être considéré comme une sorte de « thérapeutique » ; et, d’ailleurs, la meilleure preuve en est qu’une des conditions rigoureusement exigées de ceux qui veulent en entreprendre la pratique, c’est d’être en parfait état de santé. Nous remarquons d’ailleurs ici, à ce propos, une méprise sur la signification même du mot hatha : il veut bien dire « force », mais dans le sens d’« effort » et même de « violence », dans une acception comparable à celle de la parole évangélique : « Le Royaume des Cieux appartient aux violents » ; et il contient encore bien d’autres choses, car, symboliquement, ha est le Soleil et tha est la Lune, avec toutes leurs correspondances ; nous voilà certes bien loin de la physiologie, de l’hygiène et de la thérapeutique… Et c’est encore une autre erreur de penser que le Hatha-Yoga, tel qu’il est réellement, peut s’adresser à ceux qui ne sont rattachés en aucune façon à la tradition hindoue ; là comme en tout ce qui ne s’en tient pas à la simple théorie, il y a une question de transmission régulière qui joue un rôle essentiel. Bien entendu, cette question n’a pas à intervenir quand on n’a en vue, comme c’est le cas ici, que des buts tout à fait étrangers à la connaissance traditionnelle, mais, encore une fois, ce n’est plus de Hatha-Yoga qu’il s’agit alors, et il ne faudrait pas s’illusionner à ce sujet ; nous ne voulons pas y insister davantage, mais il nous a semblé que ces quelques précisions ne seraient pas inutiles pour remettre un peu les choses au point.