Mai 1937

Traduction de Pierre Belperron ; préface de Daniel-Rops (Librairie Plon, Paris).

L’esprit dans lequel cet ouvrage a été écrit est évidemment « traditionaliste », mais on ne saurait dire qu’il soit vraiment traditionnel ; on peut même y voir une illustration assez nette de la distinction que nous avons marquée entre ces deux termes(*). L’auteur estime que toute véritable civilisation doit avoir une base religieuse ; en cela, il est visible qu’il étend abusivement le sens du mot « religion » jusqu’à en faire un synonyme de « tradition » en général. Assurément, quand il recommande un « retour à la tradition » pour le monde occidental, il n’a pas tort de penser que la tradition doit être ici de forme religieuse, et d’envisager quelque chose qui serait, en un certain sens, comme une restauration de la « Chrétienté » du moyen âge. Il semble que ce qui, à ses yeux, a fait surtout la faiblesse de la civilisation occidentale, c’est la dualité des éléments, l’un judéo-chrétien et l’autre gréco-latin, d’où procèdent respectivement sa religion et sa science ; leur fusion n’aurait jamais réussi à s’opérer qu’imparfaitement, et leur dissociation aurait entraîné la « sécularisation » caractéristique de l’époque moderne ; il peut y avoir là-dedans une part de vérité, mais nous ne pensons pas qu’une telle vue aille jusqu’au fond des choses, et d’ailleurs les deux éléments dont il s’agit ne peuvent pas être mis sur le même plan. Il y a quelque chose de plus grave : l’auteur fait l’histoire de l’idée de progrès d’une façon telle qu’on devrait s’attendre à ce qu’il soit logiquement amené à conclure à sa condamnation ; mais, tout au contraire, après avoir montré que les « rationalistes » ont voulu opposer et substituer au Christianisme une sorte de « religion du progrès », il n’en considère pas moins que cette idée a sa place dans le Christianisme même, et, à ce titre, il voudrait la sauver du discrédit où elle risque de tomber, et la conserver dans le « retour à la tradition » tel qu’il le conçoit. Il va même, chose curieuse, jusqu’à affirmer une « antinomie » entre le Christianisme et la « théorie des cycles cosmiques », qu’il confond tout simplement en fait avec sa caricature philosophique et profane, la théorie du soi-disant « retour éternel », laquelle a toujours été absolument étrangère à toute doctrine authentiquement traditionnelle. Pour en revenir à la prétendue « religion du progrès », il faudrait en réalité l’appeler « pseudo-religion », et même « contre-religion » ; s’il est exact que ses promoteurs se soient servis de certains éléments d’origine chrétienne, ce n’est qu’en les dénaturant jusqu’à une « subversion » complète ; et il faudrait bien prendre garde aussi que le « sentiment religieux » est tout autre chose que la religion, puisqu’il peut même être retourné directement contre celle-ci. Ce qu’il faut maintenir nettement, c’est que l’idée de progrès est antitraditionnelle en elle-même, qu’elle n’a même été inventée et propagée que pour cette raison, et qu’ainsi, tant qu’on n’y aura pas renoncé, aussi bien qu’à toutes les autres idées ou pseudo-idées spécifiquement modernes, on n’aura pas le droit de parler d’un retour effectif à l’esprit traditionnel. — Un autre point faible de ce livre est celui-ci ; on y voit que l’« anthropologie » est, non une science véritable, mais une simple interprétation faite d’après tout un ensemble d’idées préconçues, principalement « évolutionnistes » et même « transformistes » ; mais, après cela, l’auteur n’en fait pas moins de larges emprunts à cette même « anthropologie » pour tracer une sorte d’esquisse de ce qu’il considère comme les développements successifs de la « religion », ce nom englobant encore ici indistinctement tout ce qui a quelque caractère traditionnel, ou tout ce qui implique la présence d’un « élément spirituel », dont la notion reste d’ailleurs extrêmement vague. Tout en critiquant justement certaines théories courantes sur les « primitifs », il ne peut malgré tout s’empêcher de faire de ceux-ci des esprits assez « simplistes » ; il prend tous les changements de formes pour des « progrès de la pensée », et regarde même la connaissance des principes transcendants comme un résultat de « découvertes » faites à telle ou telle époque, si bien que les rites et les symboles n’auraient eu tout d’abord aucune signification métaphysique, et que celle-ci ne leur aurait été attribuée que plus ou moins tardivement ; ne sont-ce pas là des conceptions purement « évolutionnistes », elles aussi, et que devient dans tout cela l’idée même de la tradition, qui n’a rien à voir avec cette élaboration « progressive » d’une « pensée » tout humaine ? En somme, un ouvrage comme celui-là est surtout intéressant en tant que « symptôme » d’un état d’esprit qui semble se répandre actuellement de plus en plus ; il montre bien que certains peuvent avoir les meilleures intentions « traditionalistes », et demeurer cependant plus ou moins complètement sous l’influence des idées modernes, c’est-à-dire au fond antitraditionnelles ; pratiquement, il ne peut sortir de là que des compromis dont la valeur « constructive » nous semble plutôt douteuse.