Janvier 1938

Yale University Press, New Haven, Connecticut.

Ce livre, dont l’auteur est président de l’Université de Chicago, est une sévère critique de la façon dont l’enseignement supérieur est actuellement compris et organisé en Amérique, critique qui pourrait certainement trouver à s’appliquer aussi en d’autres pays, car, à un degré ou à un autre, on retrouve partout la même confusion entre l’étude désintéressée et la simple préparation professionnelle, et la même tendance à sacrifier la première à la seconde, en un mot ce qui est ici dénoncé sous le nom d’« anti-intellectualisme », et qui est bien caractéristique de la mentalité « pratique » de notre époque. Il y a lieu de noter spécialement l’attitude de l’auteur à l’égard d’un « progrès » qui ne consiste en réalité qu’en une accumulation toujours croissante de faits et de détails, aboutissant finalement, avec l’appui des théories évolutionnistes, au triomphe de l’« empirisme » et du « professionnalisme » dans tous les domaines, et à la dispersion indéfinie en « spécialités » qui rendent impossible toute éducation d’une portée générale et vraiment intellectuelle. Il ne nous appartient pas d’examiner les remèdes proposés pour réagir contre cet état de choses, mais il est tout au moins un point qui est pour nous digne d’attention : l’enseignement d’une Université, tel que le conçoit l’auteur, devrait être ordonné tout entier par rapport à une discipline centrale qui en serait comme le principe d’unité ; la théologie jouait ce rôle au moyen âge ; il pense que cela n’est plus possible dans les circonstances présentes, mais qu’on pourrait plutôt revenir à quelque chose d’analogue à ce qui existait chez les Grecs, en faisant appel, à cet égard, à la métaphysique, qu’il paraît d’ailleurs concevoir dans le sens aristotélicien, c’est-à-dire uniquement « ontologique » ; si limitée que soit cette conception par rapport à tout ce qu’est la véritable métaphysique entendue traditionnellement, il n’y en a pas moins là une idée assez remarquable et dont la réalisation serait fort à souhaiter, d’autant plus qu’il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit en somme que d’un enseignement « exotérique », comme tout enseignement universitaire l’est par définition même, et où, par conséquent, il ne serait sans doute guère possible d’aller plus loin en ce sens.

Dorbon Aîné, Paris.

Sous ce titre un peu étrange, l’auteur a réuni, comme l’indique le sous-titre, ses « souvenirs du mouvement hermétiste à la fin du xixe siècle » ; à la vérité, il faudrait, pour plus d’exactitude, remplacer « hermétiste » par « occultiste », car c’est proprement de cela qu’il s’agit ; mais ce ne fut bien en effet, faute de bases sérieuses, qu’un simple « mouvement » et rien de plus : qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le livre intéressera ceux qui ont connu ce milieu disparu depuis assez longtemps déjà, et aussi ceux qui, n’ayant pu le connaître, voudront s’en faire une idée d’après les impressions d’un témoin direct ; il ne faudrait d’ailleurs pas y chercher la moindre appréciation doctrinale, l’auteur s’étant borné au côté uniquement « pittoresque » et anecdotique, que même il présente d’une façon quelque peu incomplète, car il semble qu’il n’ait vu dans ce monde que des « écrivains », ou que du moins il n’ait considéré que sous cet aspect les personnages qu’il y a rencontrés, tant il est vrai que chacun envisage toujours les choses suivant son « optique » particulière ! En outre, il y aurait peut-être des réserves à faire sur quelques points dont il ne parle que par ouï-dire : ainsi, pour ce qui est de l’entrée en relations de Papus et de « Monsieur Philippe » avec la cour de Russie, il n’est pas bien sûr que les choses se soient passées tout à fait comme il le dit ; en tout cas, ce qui est hautement fantaisiste, c’est l’assertion que « Joseph de Maistre avait créé un Centre Martiniste à Saint-Pétersbourg », et que le tsar Alexandre Ier fut « initié au Martinisme », qui n’existait certes pas encore à cette époque… La vérité est que Joseph de Maistre et Alexandre Ier furent l’un et l’autre « Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte » ; mais cette désignation n’est point celle d’un « vieil Ordre dont on attribue vulgairement la création, soit à Louis-Claude de Saint-Martin, soit à Martines de Pasqually, mais qui, en réalité, compte six siècles d’existence » ; c’est, tout simplement, celle du dernier grade du Régime Écossais Rectifié, tel qu’il fut institué au Convent de Lyon en 1778, sous l’inspiration de Willermoz, puis adopté définitivement à celui de Wilhelmsbad en 1782, ce qui est fort loin de dater de six siècles ! Nous pourrions relever encore d’autres passages qui témoignent d’une information plus ou moins insuffisante, par exemple, celui qui est consacré au Dr Henri Favre, dont il est dit notamment qu’« il n’a guère publié que ses Batailles du Ciel » ; or, nous avons de lui un énorme volume intitulé : Les Trois Testaments, examen méthodique, fonctionnel, distributif et pratique de la Bible, paru en 1872, et dédié à Alexandre Dumas fils ; nous devons d’ailleurs reconnaître que nous n’avons jamais vu cet ouvrage mentionné nulle part, et c’est pourquoi nous le signalons ici à titre de curiosité. Notons aussi que la fameuse histoire de l’abbé Boullan apparaît, dans ce livre, réduite à des proportions singulièrement diminuées ; ce n’est pas, sans doute, que le rôle des occultistes en cette affaire doive être pris trop au sérieux (le point de départ réel en fut surtout une plaisanterie de Papus, qui montrait à tout venant une bûche qui était censée représenter Boullan et dans laquelle il avait planté un sabre japonais, soi-disant pour l’envoûter) ; mais la figure même de ce successeur de Vintras est certainement plus inquiétante que ne le serait celle d’un simple « primaire de la sorcellerie », et il y avait chez lui autre chose que les « quelques notions élémentaires de magie » qu’il avait pu prendre « dans l’enseignement des séminaires » ; en fait, cette histoire du « Carmel » vintrasien se rattache à tout un ensemble d’événements fort ténébreux qui se déroulèrent au cours du xixe siècle, et dont nous n’oserions même pas affirmer, en constatant certaines « ramifications » souterraines, qu’ils n’ont pas une suite aujourd’hui encore…

Éditions Denoël, Paris.

Ce livre est un récit « romancé », et très « poussé au noir » par un évident esprit d’hostilité partisane, de la carrière mouvementée du baron von Ungern-Sternberg, dont il avait été déjà question autrefois, sous un aspect différent du reste, dans l’ouvrage de M. Ferdinand Ossendowski, Bêtes, Hommes et Dieux. Ce qui est vraiment assez curieux, c’est que l’existence même du personnage fut alors mise en doute par certains, et que la même chose s’est reproduite encore cette fois ; il appartenait cependant à une famille balte très connue, et apparentée à celle du comte Hermann Keyserling, dont une lettre est d’ailleurs reproduite dans le présent livre. Il peut n’être pas sans intérêt, pour ceux qui auront eu connaissance de celui-ci, de remettre un peu les choses au point et d’élucider une histoire qui semble avoir été obscurcie à plaisir ; nous citerons donc à ce propos, comme étant ce qui nous paraît en donner l’idée la plus juste, les principaux passages de lettres écrites en 1924 par le major Antoni Alexandrowicz, officier polonais qui avait été, comme commandant de l’artillerie mongole, sous les ordres directs du baron von Ungern-Sternberg en 1918 et 1919 : « Le baron Ungern était un homme extraordinaire, une nature très compliquée, aussi bien au point de vue psychologique qu’au point de vue politique. Pour donner d’une façon simple ses traits caractéristiques, on pourrait les formuler ainsi : 1o il était un adversaire acharné du bolchévisme, dans lequel il voyait un ennemi de l’humanité entière et de ses valeurs spirituelles ; 2o il méprisait les Russes, qui à ses yeux avaient trahi l’Entente, ayant rompu pendant la guerre leur serment de fidélité envers le tsar, puis envers deux gouvernements révolutionnaires, et ayant accepté ensuite le gouvernement bolchéviste ; 3o il ne tendait guère la main à aucun Russe, et il fréquentait seulement les étrangers (et aussi les Polonais, qu’il estimait à cause de leur lutte contre la Russie) ; parmi les Russes, il préférait les gens simples aux intellectuels, comme étant moins démoralisés ; 4o c’était un mystique et un Bouddhiste ; il nourrissait la pensée de fonder un ordre de vengeance contre la guerre ; 5o il envisageait la fondation d’un grand empire asiatique pour la lutte contre la culture matérialiste de l’Europe et contre la Russie soviétique ; 6o il était en contact avec le Dalaï-Lama, le « Bouddha vivant » et les représentants de l’Islam en Asie, et il avait le titre de prêtre et de Khan mongol ; 7o il était brutal et impitoyable comme seul un ascète et un sectaire peut l’être ; son manque de sensibilité dépassait tout ce qu’on peut imaginer, et semblerait ne pouvoir se rencontrer que chez un être incorporel, à l’âme froide comme la glace, ne connaissant ni la douleur, ni la pitié, ni la joie, ni la tristesse ; 8o il avait une intelligence supérieure et des connaissances étendues ; il n’y avait aucun sujet sur lequel il ne pût donner un avis judicieux ; d’un coup d’œil, il jugeait la valeur d’un homme qu’il rencontrait… Au début de juin 1918, un Lama prédit au baron Ungern qu’il serait blessé à la fin de ce même mois, et qu’il trouverait sa fin après que son armée serait entrée en Mongolie et que sa gloire se serait étendue sur le monde entier. Effectivement, à l’aube du 28 juin, les bolchévistes attaquèrent la station de Dauria… et le baron fut blessé d’une balle au côté gauche, au-dessus du cœur. En ce qui concerne sa mort également, la prédiction s’est réalisée : il mourut au moment où la gloire de sa victoire emplissait le monde entier ». La dernière phrase est peut-être excessive, à en juger par les discussions auxquelles nous faisions allusion au début ; mais ce qui paraît certain, c’est qu’il ne fut nullement capturé par les bolchévistes et que, quoique très jeune encore, il mourut de mort naturelle, contrairement à la version de M. Vladimir Pozner. Les lecteurs de celui-ci pourront voir aussi, d’après ces indications authentiques, si un personnage de cette sorte put n’être au fond, comme il l’insinue, qu’un simple agent au service du Japon, ou s’il ne fut pas plus vraisemblablement mû par des influences d’un tout autre ordre ; et nous ajouterons encore, à ce propos, qu’il n’était pas précisément ce qu’on pourrait appeler un « néo-bouddhiste », car, d’après des informations que nous avons eues d’une autre source, l’adhésion de sa famille au Bouddhisme remontait à la troisième génération. D’autre part, on a signalé récemment que des phénomènes de « hantise » se produisaient au Château d’Ungern ; ne s’agirait-il pas de quelque manifestation de « résidus psychiques » en connexion plus ou moins directe avec toute cette histoire ?

La Vita Italiana, Roma.

La traduction italienne des fameux Protocoles des Sages de Sion, publiée en 1921, par le Dr Giovanni Preziosi, directeur de la Vita Italiana, vient d’être rééditée avec une introduction de M. J. Evola, qui essaie de mettre un peu d’ordre dans les interminables discussions auxquelles ce « texte » a donné et donne encore lieu, en distinguant deux questions différentes et qui ne sont pas nécessairement solidaires, celle de l’« authenticité » et celle de la « véridicité », dont la seconde serait, selon lui, la plus importante en réalité. L’authenticité n’est guère soutenable, pour de multiples raisons que nous n’examinerons pas ici ; à cet égard, nous appellerons seulement l’attention sur un point qu’on paraît ne pas prendre suffisamment en considération, et qui pourtant est peut-être le plus décisif : c’est qu’une organisation vraiment et sérieusement secrète, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, ne laisse jamais derrière elle de documents écrits. D’autre part, on a indiqué les « sources » auxquelles de nombreux passages des Protocoles ont été empruntés à peu près textuellement : le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, de Maurice Joly, pamphlet dirigé contre Napoléon III et publié à Bruxelles, en 1865, et le discours attribué à un rabbin de Prague dans le roman Biarritz, publié en 1868, par l’écrivain allemand Hermann Goedsche sous le pseudonyme de sir John Retcliffe. Il y a encore une autre « source » qui, à notre connaissance, n’a jamais été signalée : c’est un roman intitulé Le Baron Jéhova, par Sidney Vigneaux, publié à Paris en 1886, et dédié, ce qui est assez curieux, « au très gentilhomme A. de Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, entré au Walhalla le 13 octobre 1882 ». Il est à noter aussi que, d’après une indication donnée dans les Mémoires d’une aliénée, de Mlle Hersilie Rouy, publiés par E. Le Normant des Varannes (Paris, 1886, pp. 308-309), Sidney Vigneaux était, ainsi que ce dernier, un ami du Dr Henri Favre, dont nous avons parlé plus haut ; il s’agit là d’une étrange histoire où apparaît également le nom de Jules Favre, qu’on retrouve d’ailleurs mêlé à tant de choses du même genre qu’il est difficile de n’y voir qu’une simple coïncidence… Il se trouve dans Le Baron Jéhova (pp. 59 à 87) un soi-disant « Testament d’Ybarzabal » qui présente des similitudes tout à fait frappantes avec les Protocoles, mais avec cette particularité remarquable que les Juifs y apparaissent seulement comme l’instrument d’exécution d’un plan qui n’a été ni conçu, ni voulu par eux. On a noté encore des traits de ressemblance avec l’introduction du Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas, bien qu’ici il ne soit plus aucunement question des Juifs, mais d’une assemblée maçonnique imaginaire ; nous ajouterons que cette assemblée n’est pas non plus sans rapport avec le « Parlement » pseudo-rosicrucien décrit, à peu près exactement à la même date, par l’écrivain américain George Lippard dans Paul Ardenheim, the Monk of the Wissahickon, dont cette partie a été reproduite par le Dr Swinburne Clymer dans The Rosicrucian Fraternity in America(*). Il n’est pas douteux que tous ces écrits, sous leur forme plus ou moins « romancée », tirent en somme leur inspiration générale d’un même « courant » d’idées, que d’ailleurs leurs auteurs approuvent ou désapprouvent ces idées, et qu’en outre, suivant leurs tendances ou leurs préventions particulières, ils en attribuent à tort et à travers l’origine aux Juifs, aux Maçons ou à d’autres encore ; l’essentiel dans tout cela, en définitive, et ce qui, peut-on dire, en constitue l’élément de « véridicité », c’est l’affirmation que toute l’orientation du monde moderne répond à un « plan » établi et imposé par quelque organisation mystérieuse ; on sait ce que nous pensons nous-même à cet égard, et nous nous sommes déjà assez souvent expliqué sur le rôle de la « contre-initiation » et de ses agents conscients ou inconscients pour n’avoir pas besoin d’y insister davantage. À vrai dire, il n’était aucunement nécessaire d’être « prophète » pour s’apercevoir de ces choses à l’époque où les Protocoles furent rédigés, probablement en 1901, ni même à celle où remontent la plupart des autres ouvrages que nous venons de mentionner, c’est-à-dire vers le milieu du xixe siècle ; alors déjà, bien qu’elles fussent moins apparentes qu’aujourd’hui, une observation quelque peu perspicace y suffisait ; mais ici nous devons faire une remarque qui n’est pas à l’honneur de l’intelligence de nos contemporains : si quelqu’un se contente d’exposer « honnêtement » ce qu’il constate et ce qui s’en déduit logiquement, personne n’y croit ou même n’y prête attention ; si, au contraire, il présente les mêmes choses comme émanant d’une organisation fantaisiste, cela prend aussitôt figure de « document » et, à ce titre, met tout le monde en mouvement : étrange effet des superstitions inculquées aux modernes par la trop fameuse « méthode historique », et qui font bien partie, elles aussi, des suggestions indispensables à l’accomplissement du « plan » en question ! Il est encore à remarquer que, d’après l’« affabulation » des Protocoles eux-mêmes, l’organisation qui invente et propage les idées modernes, pour en arriver à ses fins de domination mondiale, est parfaitement consciente de la fausseté de ces idées ; il est bien évident qu’en effet, il doit en être réellement ainsi, car elle ne sait que trop bien à quoi s’en tenir là-dessus ; mais alors il semble qu’une telle entreprise de mensonge ne puisse pas être, en elle-même, le véritable et unique but qu’elle se propose, et ceci nous amène à considérer un autre point qui, indiqué par M. Evola dans son introduction, a été repris et développé, dans le numéro de novembre de la Vita Italiana, dans un article signé « Arthos » et intitulé Transformazioni del « Regnum ». En effet, il n’y a pas seulement, dans les Protocoles, l’exposé d’une « tactique » destinée à la destruction du monde traditionnel, ce qui en est l’aspect purement négatif et correspondant à la phase actuelle des événements ; il y a aussi l’idée du caractère simplement transitoire de cette phase, et celle de l’établissement ultérieur d’un Regnum supranational, idée qui peut être regardée comme une déformation de celle du « Saint Empire » et des autres conceptions traditionnelles analogues qui, comme le rappelle l’auteur de l’article, ont été exposées par nous dans Le Roi du Monde. Pour expliquer ce fait, « Arthos » fait appel aux déviations, allant même jusqu’à une véritable « subversion », que peuvent subir certains éléments, authentiquement traditionnels à l’origine, qui se survivent en quelque sorte à eux-mêmes, lorsque l’« esprit » s’en est retiré ; et il cite, à l’appui de cette thèse, ce que nous avons dit récemment ici au sujet des « résidus psychiques »(**) ; les considérations qu’on trouvera d’autre part, sur les phases successives de la déviation moderne et sur la constitution possible, comme dernier terme de celle-ci, d’une véritable « contre-tradition », dont le Regnum dénaturé serait précisément l’expression dans l’ordre social, pourront peut-être contribuer encore à élucider plus complètement ce côté de la question, qui, même tout à fait en dehors du cas spécial des Protocoles, n’est certes pas dépourvu d’un certain intérêt.