Février 1938

Rider and Co., London.

L’auteur de ce livre avait déjà publié, il y a quelques années, une édition des sonnets de Shakespeare visant à reconstituer leur arrangement primitif et à prouver qu’ils sont en réalité les poèmes « personnels » de Francis Bacon, lequel aurait été, suivant lui, le fils de la reine Élisabeth ; en outre, Lord Saint-Alban, c’est-à-dire ce même Bacon, aurait été l’auteur du rituel de la Maçonnerie moderne et son premier Grand-Maître. Ici, par contre, il n’est plus question de l’identité de Shakespeare, qui a donné et donne encore lieu à tant de controverses ; il s’agit seulement de montrer que celui-ci, quel qu’il ait été, a introduit dans ses œuvres, d’une façon plus ou moins cachée et parfois tout à fait cryptographique, d’innombrables allusions à la Maçonnerie. À vrai dire il n’y a là rien qui puisse étonner ceux qui n’admettent pas l’opinion trop « simpliste » d’après laquelle la Maçonnerie aurait été créée de toutes pièces au début du xviiie siècle ; tous les « déchiffrements » de l’auteur ne sont pas également convaincants, et, en particulier, les initiales, sauf là où elles se présentent nettement en groupes formant des abréviations dont l’usage maçonnique est bien connu, peuvent évidemment toujours se prêter à de multiples interprétations plus ou moins plausibles ; mais, même en écartant ces cas douteux, il paraît en rester encore suffisamment pour donner raison à l’auteur quant à cette partie de sa thèse. Malheureusement, il en va tout autrement pour ce qui est des conséquences excessives qu’il veut en tirer, en s’imaginant avoir découvert par là le « fondateur de la Maçonnerie moderne » : si Shakespeare, ou le personnage connu sous ce nom, fut Maçon, il dut être forcément un Maçon opératif (ce qui ne veut nullement dire un ouvrier), car la fondation de la Grande Loge d’Angleterre marque bien le début, non point de la Maçonnerie sans épithète, mais de cet « amoindrissement », si l’on peut dire, qu’est la Maçonnerie spéculative ou moderne. Seulement, pour comprendre cela, il ne faudrait pas partir de cette singulière idée préconçue que la Maçonnerie opérative était quelque chose d’assez semblable aux « syndicats » de notre époque, et que ses membres étaient uniquement préoccupés de « questions de salaires et d’heures de travail » ! L’auteur n’a évidemment pas la moindre notion de la mentalité et des connaissances du moyen âge, et, par surcroît, il va à l’encontre de tous les faits historiques quand il affirme que la Maçonnerie opérative aurait cessé d’exister dès le xve siècle, et par conséquent n’aurait pu avoir aucune continuité avec la Maçonnerie spéculative, même si celle-ci remonte, suivant son hypothèse, à la fin du xvie siècle ; nous ne voyons vraiment pas pourquoi certains édits auraient eu plus d’effet contre la Maçonnerie, en Angleterre, que des édits similaires n’en eurent en France contre le Compagnonnage ; et d’ailleurs, qu’on le veuille ou non, c’est un fait que des Loges opératives ont toujours existé avant et même après 1717. Cette façon d’envisager les choses entraîne encore bien d’autres invraisemblances : ainsi, les manuscrits des Old Charges ne seraient que des faux, fabriqués par ceux-là mêmes qui auraient composé le rituel, afin d’égarer les recherches et de faire croire à une filiation inexistante, dissimulant leur véritable but qui aurait été de faire revivre les mystères antiques sous une forme modernisée ; l’auteur ne s’aperçoit pas que cette opinion, qui revient à nier l’existence d’une transmission régulière et à n’admettre à sa place qu’une simple reconstitution « idéale », enlèverait par là même à la Maçonnerie toute valeur initiatique réelle ! Passons sur ses remarques concernant les « ouvriers illettrés » dont se serait composée exclusivement l’ancienne Maçonnerie opérative, alors que, en réalité, celle-ci « accepta » toujours des membres qui n’étaient ni ouvriers ni illettrés (dans chacune de ses Loges, il y avait tout au moins obligatoirement un ecclésiastique et un médecin) ; de plus, en quoi le fait de ne savoir ni lire ni écrire (ce qui, entendu littéralement et non symboliquement, est sans aucune importance au point de vue initiatique) peut-il bien empêcher d’apprendre et de pratiquer un rituel qui, précisément, ne devait jamais être confié à l’écriture ? Il semblerait, à en croire l’auteur, que les constructeurs anglais du moyen âge n’avaient même pas à leur disposition un langage quelconque dans lequel ils pussent s’exprimer ! Même s’il est vrai que les termes et les phrases du rituel, sous sa forme actuelle, portent la marque de l’époque d’Élisabeth, cela ne prouve nullement qu’il ne s’agisse pas tout simplement d’une nouvelle version faite alors d’un rituel beaucoup plus ancien, et conservée telle quelle par la suite parce que la langue n’a plus changé très notablement à partir de cette époque ; prétendre que le rituel ne remonte pas plus loin, c’est à peu près comme si l’on voulait soutenir que la Bible ne date également que de cette même époque, en invoquant à l’appui de cette assertion le style de la « version autorisée », que certains, par une curieuse coïncidence, attribuent d’ailleurs aussi à Bacon, lequel, disons-le en passant, aurait dû vivre bien longtemps pour pouvoir écrire tout ce qui lui est ainsi attribué… L’auteur a parfaitement raison de penser que « les questions maçonniques doivent être étudiées maçonniquement » ; mais c’est bien pour cela, précisément, qu’il aurait dû lui-même se garder avant tout du préjugé essentiellement profane des « grands hommes » ; si la Maçonnerie est vraiment une organisation initiatique, elle ne peut pas avoir été « inventée » à un moment donné, et son rituel ne saurait être l’œuvre d’un individu déterminé (non plus, bien entendu, que d’un « comité » ou groupement quelconque) ; que cet individu soit un écrivain célèbre et même « génial », cela n’y change absolument rien. Quant à dire que Shakespeare n’aurait pas osé mettre dans ses pièces des allusions maçonniques s’il n’avait été, en tant que fondateur, au-dessus de l’obligation du secret, c’est là une raison plus que faible, surtout si l’on songe que bien d’autres que Shakespeare en ont fait tout autant, et même d’une façon beaucoup moins déguisée : le caractère maçonnique de la Flûte enchantée de Mozart, par exemple, est certainement beaucoup plus apparent que celui de la Tempête… Un autre point sur lequel l’auteur semble se faire bien des illusions, c’est la valeur des connaissances que pouvaient posséder les fondateurs de la Grande Loge d’Angleterre ; il est vrai qu’Anderson a pris soin de dissimuler bien des choses, et peut-être plutôt « par ordre » que de sa propre initiative, mais pour des fins qui n’avaient certes rien d’initiatique ; et, si la Grande Loge gardait réellement certains secrets concernant l’origine de la Maçonnerie, comment expliquer que de nombreux historiens, qui en furent des membres éminents, aient fait preuve d’une si complète ignorance à cet égard ? Au surplus, deux ou trois remarques de détail achèveront de montrer combien on a tort de ne pas se défier suffisamment de son imagination (et peut-être aussi de certaines révélations « psychiques », auxquelles le précédent ouvrage du même auteur semblait se référer discrètement) : ainsi, il n’y a pas lieu de se demander, à propos d’un passage d’Anderson, « quel est le degré qui fait un Expert Brother », comme s’il s’agissait là de quelque chose de mystérieux (et l’auteur a d’ailleurs des idées tout à fait fantaisistes sur les hauts grades), car cette expression d’Expert Brother était alors employée tout simplement comme un synonyme de Fellow Craft ; le Compagnon était « expert » au sens latin du mot, tandis que l’Apprenti ne l’était pas encore. Le « jeune homme de talents extraordinaires » auquel fait allusion Thomas de Quincey n’est point Shakespeare ou Bacon, mais, de façon tout à fait évidente, Valentin Andreae ; et les lettres A. L. et A. D., qui, suivies de dates, figurent sur un bijou de Royal Arch, n’ont certes pas été mises là pour former les mots a lad, qui s’appliqueraient au « jeune homme » en question ; comment peut-on, surtout quand on se fait en quelque sorte une « spécialité » d’interpréter des initiales, ne pas savoir que ces lettres ne signifient rien d’autre qu’Anno Lucis et Anno Domini ? Nous pourrions relever bien d’autres choses du même genre, mais nous croyons peu utile d’y insister davantage ; remarquons seulement encore qu’il est bien difficile de savoir au juste ce que l’auteur entend par Rosicrosse Masons ; il en parle comme d’une « société littéraire », ce qui, fût-elle secrète, est quelque chose de fort peu initiatique ; il est vrai que la Maçonnerie elle-même n’est pour lui qu’un « système éthique », ce qui ne va guère plus loin et n’est pas d’un ordre beaucoup plus profond ; et que penser du sérieux d’une organisation qui n’aurait pas de plus grand secret à garder que celui de l’identité de son fondateur ? Ce n’est certes pas par le nom d’une individualité quelconque, quand bien même ce serait celui d’un « grand homme », qu’on répondra jamais valablement à la question posée par un « mot » qui a été déformé de tant de façons diverses, question qui d’ailleurs, chose curieuse, se lit en arabe encore plus clairement qu’en hébreu : Mâ el-Bannâ ?