Mars 1938
- Ananda K. Coomaraswamy. — The
Nature of Buddhist Art.
A. Townshend Johnson, Boston.
C’est l’introduction, éditée séparément, d’un important ouvrage sur The Wall-Paintings of India, Central Asia and Ceylon, en collaboration avec M. Benjamin Rowland. L’auteur montre que, pour comprendre vraiment l’art bouddhique, et en particulier les représentations du Bouddha, il faut se référer à des conceptions fort antérieures au Bouddhisme lui-même, puisqu’elles se rattachent en définitive aux sources vêdiques et, par là, au symbolisme universel, commun à toutes les traditions. L’application plus ou moins hétérodoxe qui en a été faite n’empêche pas que, en principe, la naissance historique du Bouddha représente la manifestation cosmique d’Agni, et que sa vie peut, dans le même sens, être dite « mythique », ce qui n’est pas en nier la réalité, mais au contraire en faire ressortir la signification essentielle. Le Bouddha ne fut tout d’abord figuré que par des empreintes de pieds, ou par des symboles tels que l’arbre ou la roue (et il est remarquable que, de la même façon, le Christ aussi ne fut représenté pendant plusieurs siècles que par des figurations purement symboliques) ; comment et pourquoi en vint-on à admettre par la suite une image anthropomorphique ? Il faut voir là comme une concession aux besoins d’une époque moins intellectuelle, où la compréhension doctrinale était déjà affaiblie ; les « supports de contemplation », pour être aussi efficaces que possible, doivent en effet être adaptés aux conditions de chaque époque ; mais encore convient-il de remarquer que l’image humaine elle-même, ici comme dans le cas des « déités » hindoues, n’est réellement « anthropomorphique » que dans une certaine mesure, en ce sens qu’elle n’est jamais « naturaliste » et qu’elle garde toujours, avant tout et dans tous ses détails, un caractère essentiellement symbolique. Cela ne veut d’ailleurs point dire qu’il s’agisse d’une représentation « conventionnelle » comme l’imaginent les modernes, car un symbole n’est nullement le produit d’une invention humaine ; « le symbolisme est un langage hiératique et métaphysique, non un langage déterminé par des catégories organiques ou psychologiques ; son fondement est dans la correspondance analogique de tous les ordres de réalité, états d’être ou niveaux de référence ». La forme symbolique « est révélée » et « vue » dans le même sens que les incantations vêdiques ont été révélées et « entendues », et il ne peut y avoir aucune distinction de principe entre vision et audition, car ce qui importe n’est pas le genre de support sensible qui est employé, mais la signification qui y est en quelque sorte « incorporée ». L’élément proprement « surnaturel » est partie intégrante de l’image, comme il l’est des récits ayant une valeur « mythique », au sens originel de ce mot ; dans les deux cas, il s’agit avant tout de moyens destinés, non à communiquer, ce qui est impossible, mais à permettre de réaliser le « mystère », ce que ne saurait évidemment faire ni un simple portrait ni un fait historique comme tel. C’est donc la nature même de l’art symbolique en général qui échappe inévitablement au point de vue « rationaliste » des modernes, comme lui échappe, pour les mêmes raisons, le sens transcendant des « miracles » et le caractère « théophanique » du monde manifesté lui-même ; l’homme ne peut comprendre ces choses que s’il est à la fois sensitif et spirituel, et s’il se rend compte que « l’accès à la réalité ne s’obtient pas en faisant un choix entre la matière et l’esprit supposés sans rapports entre eux, mais plutôt en voyant dans les choses matérielles et sensibles une similitude formelle des prototypes spirituels que les sens ne peuvent atteindre directement » ; il s’agit là « d’une réalité envisagée à différents niveaux de référence, ou, si l’on préfère, de différents ordres de réalité, mais qui ne s’excluent pas mutuellement ».
- R. P. Victor Poucel. — Mystique de la Terre : I.
Plaidoyer pour le Corps.
Librairie Plon, Paris.
Il est intéressant de constater que, dans ce livre, nous retrouvons, appliquées au point de vue spécifiquement catholique, des idées qui s’apparentent assez étroitement à celles que nous venons de voir exprimées par M. A. K. Coomaraswamy : ce dont il s’agit essentiellement ici, en effet, c’est une restauration de la valeur symbolique des choses corporelles, que le Catholicisme médiéval connaissait bien, mais qu’ont oubliée les modernes, habitués à séparer radicalement la matière et l’esprit, suivant la conception nettement antitraditionnelle qui a trouvé son expression philosophique dans le dualisme cartésien. L’auteur affirme expressément, dès le début, que, « si nous pouvions déceler le vrai sens de tout, l’Univers entier avec ce qu’il contient nous apparaîtrait, par rapport à la vérité, comme un vaste système de signes », et c’est bien là le fondement réel de tout symbolisme ; il applique tout d’abord ce principe à la recherche de ce qu’on peut appeler les « vestiges » de l’ordre spirituel dans le corps humain, considéré successivement, dans les deux parties de l’ouvrage, sous le double rapport de ce qu’il désigne comme la « symbolique des formes » et la « liturgie des fonctions ». Il va de soi qu’il ne saurait d’ailleurs être question d’épuiser un tel sujet, mais plutôt d’en esquisser simplement les multiples aspects, quitte à reprendre ensuite certains d’entre-eux pour en faire le sujet d’autres volumes, puisque celui-ci doit avoir une suite ; mais il y a déjà là, en fait, une foule d’aperçus extrêmement dignes d’intérêt, en eux-mêmes et peut-être plus encore par les perspectives qu’ils peuvent ouvrir à ceux qui sauront y réfléchir. Nous regrettons seulement un peu que les considérations exposées dans la seconde partie soient en général moins précises et d’un caractère souvent plus « littéraire » que celles de la première ; mais nous devons reconnaître la grande difficulté qu’il y avait à présenter ainsi des conceptions qui, bien que parfaitement « normales », ou peut-être plutôt pour cela même, sont devenues véritablement « extraordinaires » aux yeux de nos contemporains, même catholiques, tellement le sens traditionnel fait aujourd’hui défaut partout. Nous ne pouvons songer à entrer ici dans le détail de tout ce que contient ce livre ; mais nous signalerons plus particulièrement, dans la première partie, ce qui concerne la verticalité du corps humain et les différents ordres de symétrie corporelle, en relation avec les directions de l’espace ; l’auteur y touche à des questions très importantes au point de vue du symbolisme traditionnel, comme par exemple celle, si complexe, des rapports de la droite et de la gauche et de leur connexion avec l’orientation rituelle (mais nous devons faire remarquer incidemment que, contrairement à ce qu’il pense, le côté où s’établit la circulation sur les routes n’est lui-même pas une chose indifférente en réalité, étant déterminé originairement par des règles traditionnelles qui sont encore parfaitement conscientes chez certains peuples orientaux, et que les anomalies apparentes ou réelles, à cet égard, doivent avoir aussi leur signification, tout aussi bien que dans le cas des « circumambulations » rituelles, dont le sens est différent suivant qu’elles se réfèrent à un symbolisme « polaire » ou « solaire », la distinction de ces deux modalités symboliques étant d’ailleurs également la véritable « clef » de la prédominance respective de la droite ou de la gauche suivant les pays ou les époques). Notons aussi que l’auteur insiste fort justement, en maintes occasions, sur la nécessité de restituer aux mots la plénitude de leur sens, qu’ils ont si souvent perdue : là où l’on ne voit plus aujourd’hui que simples « métaphores », il y a en réalité tout un symbolisme profond ; « on retrouverait, en remontant le cours des temps, des modes de spiritualité concrète, autrefois appartenant à la mentalité humaine » ; « la littérature chrétienne primitive, chez les Pères les plus illustres, regorge de symbolisme, et la langue des rituels catholiques est tout entière dans le contexte de l’antique mentalité ». Ce que nous ne pouvons approuver aussi complètement, c’est une tendance assez visible, et que, du reste, nous avons déjà rencontrée récemment chez bien d’autres, à s’exagérer la portée de certains phénomènes « psychiques » ; l’auteur formule bien parfois à ce sujet quelques réserves, mais qui ne vont pas assez loin, et il ne paraît pas se méfier suffisamment des dangers que présente la diffusion actuelle de certaines choses de cet ordre ; il les entrevoit pourtant, puisqu’il remarque qu’« on dirait qu’il se trouve en nous, dans notre région inconsciente, je ne sais quels points d’attraction, ou d’aspiration, par lesquels s’introduit un monde étranger », ce qui est tout à fait exact ; mais cela n’empêche que, aussitôt après, parlant « du sourcier qui interroge son pendule tout comme il ferait une table tournante », il se défend de « juger le procédé en soi condamnable » ; sans vouloir aucunement assimiler son cas à celui des trop nombreux ecclésiastiques « radiesthésistes », car sa qualité intellectuelle est assurément tout autre, nous nous permettons d’attirer toute son attention sur ce point, qui a, surtout dans les circonstances présentes, une importance telle qu’on n’ y insistera jamais trop ; et nos lecteurs savent, par tout ce que nous avons exposé à maintes reprises, ce qui en fait la gravité toute particulière, en rapport direct avec les développements « post-matérialistes », si l’on peut dire, du plan de subversion du monde moderne.
- André Lebey. — La Fayette ou le Militant Franc-Maçon.
Librairie Mercure, Paris.
Ces deux volumes constituent une étude fort consciencieuse, et remarquablement impartiale, non pas seulement d’un homme comme le titre pourrait le donner à penser, mais en réalité de toute une époque, et d’une époque qui fut particulièrement mouvementée et chargée d’événements. L’auteur n’est pas de ceux pour qui l’histoire n’est qu’une simple affaire de curiosité et d’érudition plus ou moins vaine ; il estime au contraire, très justement, qu’on doit y chercher des enseignements pour le présent, et il déplore que, en France notamment, on sache si peu profiter des leçons qu’il conviendrait d’en tirer ; mais, au fond, n’est-il pas naturel et en quelque sorte logique qu’il en soit ainsi à une époque comme la nôtre, où une aveugle croyance au « progrès » incite bien plutôt à dédaigner le passé qu’à s’en inspirer ? Il ne dissimule aucunement les faiblesses de son héros, qui, ayant commencé sa vie en homme d’action, laissa par la suite échapper presque toutes les occasions d’agir qui s’offrirent à lui, et qui se laissa le plus souvent entraîner par les événements bien plus qu’il ne les dirigea ; s’il en fut ainsi, il semble bien que c’est surtout parce que l’action politique exige trop de compromissions inconciliables avec la fidélité à des convictions bien définies et nettement arrêtées, et aussi parce qu’il faut y tenir compte de multiples contingences qui paraissent négligeables à celui qui s’en tient à une vue trop « idéale » des choses. D’un autre côté, par son honnêteté et sa sincérité mêmes, un homme comme La Fayette risquait de n’être que trop facilement le jouet de gens moins scrupuleux ; en fait, il apparaît assez clairement qu’un Talleyrand et un Fouché le « manœuvrèrent » à peu près comme ils le voulurent ; et d’autres sans doute, en le mettant en avant, ne songèrent qu’à s’abriter derrière son nom et à profiter de la popularité qui l’entourait. On pourrait se demander s’il n’était pas arrivé à s’en rendre compte dans une certaine mesure, vers la fin de sa vie, lorsqu’il écrivait une phrase comme celle-ci : « Il a été dans ma destinée personnelle, depuis l’âge de dix-neuf ans, d’être une sorte de type de certaines doctrines, de certaine direction, qui, sans me mettre au-dessus, me tiennent néanmoins à part des autres ». Un « type », un personnage plus « représentatif » que vraiment agissant, voilà bien, en effet, ce qu’il fut pendant tout le cours de sa longue carrière… Dans la Maçonnerie même, il ne semble pas avoir jamais joué un rôle réellement important, et c’est encore au « type » que s’adressaient les honneurs qui lui furent décernés ; si par contre la Charbonnerie le mit à la tête de sa Haute Vente, il s’y comporta comme partout ailleurs, « se ralliant toujours à la majorité, se persuadant qu’elle tenait compte de ses vues, qu’elle acceptait d’ailleurs d’abord, quitte ensuite à les tourner ou à les dépasser », ce qui, du reste, ne constitue peut-être pas un cas tellement exceptionnel ; que de « dirigeants » apparents dont on en pourrait dire autant ! Certaines allusions aux « forces équivoques, policières et autres, qui agissent derrière les gouvernants », montrent d’ailleurs que l’auteur soupçonne l’existence de bien des « dessous », tout en reconnaissant que, malheureusement, il n’a jamais pu réussir à savoir exactement, d’une façon sûre et précise, à quoi s’en tenir à ce sujet, sur lequel, cependant, « il serait indispensable d’être renseigné avec certitude pour redresser la politique et la débarrasser de l’abjection qui la mine en menant le monde à la débâcle » ; et, ajouterons-nous, c’est même dans tous les domaines, et non pas seulement dans celui de la politique, qu’une telle opération serait aujourd’hui nécessaire… — Au moment même où nous achevions d’écrire ces lignes, nous avons eu le regret d’apprendre la mort d’André Lebey ; et nous avons bien des raisons de penser que l’angoisse qu’il éprouvait, devant cette « marche à la débâcle » du monde contemporain et l’impuissance des « dirigeants » actuels à faire quoi que ce soit pour l’arrêter, a été pour beaucoup dans les causes du mal qui l’a ainsi emporté prématurément.
- Reginald Reynolds. — The
White Sahibs in India.
With a preface by Jawaharlal Nehru (Martin Secker and Warburg Ltd., London).
Cette longue histoire de rapacité mercantile, appuyée tantôt sur la ruse et tantôt sur la violence, qui est celle de l’« impérialisme » britannique dans l’Inde depuis la fondation de l’East India Company, jusqu’à nos jours, c’est-à-dire pendant plus de trois siècles, est vraiment tout à fait édifiante, et elle l’est même d’autant plus qu’elle a été écrite, pour la plus grande partie, d’après les témoignages des Anglais eux-mêmes. Nous ne pouvons nous étendre ici sur un sujet qui est trop en dehors du cadre de nos études, mais la lecture de ce livre est à recommander à tous ceux qui ont la naïveté de croire aux prétendus « bienfaits » que la civilisation occidentale moderne est censée apporter aux peuples orientaux ; si tenaces que puissent être leurs illusions à cet égard, il est tout de même bien douteux qu’elles résistent à une telle accumulation de faits précis et établis avec une incontestable évidence !
- Upton Sinclair. — Comment je crois en Dieu.
Traduit de l’anglais par Henri Delgove et R. N. Raimbault. (Éditions Adyar, Paris).
La conception « religieuse » de l’auteur, qu’on ne peut d’ailleurs consentir à appeler ainsi qu’à la condition de spécifier qu’il s’agit de simple « religiosité » et non de religion proprement dite, cette conception, disons-nous, est, au fond, un mélange assez typiquement américain d’« idéalisme » et de « pragmatisme » : il éprouve le besoin de croire à un « idéal », ce qui est bien vague, et, en même temps, il veut que cet « idéal », qu’il convient d’appeler « Dieu » tout en avouant qu’il ne sait pas ce que celui-ci est véritablement, lui « serve » pratiquement en toute sorte de circonstances ; il doit lui servir notamment, semble-t-il, à se guérir quand il est malade, car les histoires de « guérisons mentales » et de « religions guérisseuses » occupent dans le livre une place particulièrement importante (remarquons à ce propos que la « formation » d’Émile Coué n’était peut-être pas si différente qu’il le croit de celle de Mme Baker Eddy, car, fait qu’il ignore probablement, Émile Coué, avant de fonder sa propre école d’« autosuggestion », avait été le disciple de Victor Segno et des « mentalistes » américains, qui ont bien des points communs avec la Christian Science). Par son côté « idéaliste », cette façon de voir se rattache manifestement à ce que nous avons appelé le « psychologisme »(*), car il est évident que la valeur ou l’efficacité d’un « idéal » comme tel ne peut être que purement psychologique (et d’ailleurs il pousse cette tendance jusqu’à vouloir expliquer psychologiquement, en les assimilant à de simples suggestions, des faits qui appartiennent au domaine de la magie ou de la sorcellerie) ; mais, par surcroît, comme il arrive trop souvent aujourd’hui en pareil cas, il y intervient aussi bien des éléments qui relèvent d’un « psychisme » assez suspect, puisque, au fond, il s’agit surtout, en tout cela, de faire appel au « subconscient », en quoi l’auteur ne fait d’ailleurs que suivre William James, son maître en « pragmatisme » ; il est tout disposé à attribuer à des phénomènes psychiques, tels que la télépathie et la clairvoyance, une valeur « spirituelle », ce qui est une bien fâcheuse illusion ; et l’on peut même se demander si, en définitive, ce qu’il « déifie » n’est pas tout simplement son propre subconscient… — Il y a dans la traduction quelques fautes de langage vraiment bizarres : ainsi, les cellules du cerveau sont en réalité des cellules « cérébrales », et non pas « cervicales », ce qui veut dire des cellules du cou ; et « sectataire » est un assez joli barbarisme, apparemment formé par une confusion de « sectateur » avec « sectaire » !
- Roger A. Lacombe. — Déclin de l’Individualisme ?
Éditions Denoël, Paris.
L’auteur de ce livre, qui est manifestement pénétré de toutes les illusions « démocratiques », « humanitaires », et « progressistes » de notre époque, se place à un point de vue exclusivement social, voire même politique (la façon caractéristique dont il emploie le mot « fascisme » suffirait à elle seule à montrer qu’il n’est pas exempt d’un certain esprit de parti) ; aussi l’« individualisme » qu’il veut défendre s’oppose tout simplement à certaines conceptions « étatistes » et « communistes » qui, pour nous, ne sont pas moins individualistes, car la collectivité n’a assurément rien de transcendant par rapport au domaine individuel ; tout cela se situe exactement sur le même plan, et nous avouons que la lutte entre ces divers produits plus ou moins « avancés » de l’esprit occidental moderne ne peut que nous laisser fort indifférent. Ce qui est plus curieux, c’est que l’auteur, passant d’un sens du mot à un autre sans paraître s’en apercevoir, en vient par endroits à faire aussi l’apologie de l’individualisme religieux et philosophique, qui, lui, est bien de l’individualisme dans la véritable acception de ce terme, c’est-à-dire une négation de tout ce qui dépasse l’ordre individuel ; sur ce point, il se trouverait sans doute en parfait accord avec les adversaires qu’il combat sur un autre terrain, et c’est là une assez bonne « illustration » de la confusion actuelle… Mais où la confusion va plus loin encore, c’est dans un chapitre dirigé contre le « traditionalisme », et où il nous met en cause, en citant la Crise du Monde moderne, d’une façon qui montre qu’il n’a aucunement compris notre « position » ; nous regrettons vivement qu’il n’ait pas eu connaissance de ce que nous avons écrit sur la différence qui existe entre le « traditionalisme » et l’esprit traditionnel(**), car cela lui eût évité de nous associer à des gens avec qui nous ne pouvons avoir en commun rien de plus que la conviction de la malfaisance des idées et des tendances constitutives de l’esprit spécifiquement moderne, c’est-à-dire en somme quelque chose de purement négatif ; et faut-il dire que quelques-uns de ceux qu’il nomme sont en réalité parmi nos « ennemis » les plus acharnés et les plus irréductibles ? Tout au moins aurait-il dû s’apercevoir, car nous l’avons dit assez souvent et assez explicitement, que la tradition, au sens essentiellement « supra-humain » où nous l’entendons (et c’est bien pour cela, précisément, que l’individualisme est antitraditionnel), n’a absolument rien à voir avec des « habitudes » ou des « coutumes » quelconques, pour lesquelles nous n’éprouvons certes pas plus de respect que lui-même, quoique pour des raisons très différentes ; il y a là une assimilation, entre nous et certains « traditionalistes », que nous ne saurions laisser passer sans protester énergiquement, ne fût-ce que par souci de la seule vérité. Quant à son attaque « historiciste » contre l’idée même de la tradition primordiale, et à son assertion que c’est seulement « faute de documents historiques » qu’on ne peut déterminer si certaines doctrines traditionnelles sont « le produit d’un mouvement individualiste » (!), quiconque connaît tant soit peu le point de vue « intemporel » auquel nous nous plaçons, et par conséquent la totale insignifiance d’un pareil « criterium », ne pourra assurément qu’en sourire ; et, au fond, il ne nous déplaît pas qu’on nous fournisse de temps à autre une justification si complète et si éclatante, bien qu’involontaire, de tout ce que nous avons écrit sur la mentalité spéciale qui est celle de la plupart de nos contemporains ! Ajoutons encore que ce n’est pas nous, en tout cas, qui avons jamais parlé de « croyances traditionnelles », non plus que de « croyances métaphysiques » (sic) ; cette dernière expression nous est même parfaitement incompréhensible ; la tradition et la métaphysique, telles que nous les envisageons, sont affaire, non de sentiment, mais de pure connaissance, et le reste ne nous intéresse pas, y compris les « valeurs idéales » pour lesquelles l’auteur s’enthousiasme si facilement, et auxquelles nous dénions formellement, quant à nous, tout caractère de « spiritualité » ; nous sommes certainement beaucoup plus « positif » que lui, et nous le prions de croire qu’il n’y a chez nous, qui ne sommes pas plus solidaire des « traditionalistes » que de toute autre catégorie occidentale et « profane », aucune « méconnaissance de l’individualisme », mais tout au contraire une appréciation très exacte, parce que basée sur des principes d’ordre supérieur, de ce qu’il est en réalité, et dont ses propres illusions l’empêchent malheureusement de se rendre compte. Il serait d’ailleurs superflu d’y insister davantage ; nous n’avons jamais eu l’intention de nous adresser qu’à ceux qui ont « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre » et non à ceux que certains préjugés et certaines « croyances » paraissent aveugler irrémédiablement ; mais pourquoi faut-il que ceux-ci, philosophes universitaires, orientalistes ou autres, se mêlent trop souvent de parler de choses qui échappent à leur compréhension et qu’ils nous obligent ainsi à la peu agréable besogne de rectifier les erreurs et les confusions qu’ils commettent alors inévitablement ?