Mai 1938

N. Subba Rau Pantulu, Rajahmundry ; Luzac and Co., London.

La Bhagavad-Gîtâ a déjà été traduite bien souvent dans les langues occidentales, et aussi commentée à des points de vue très divers, qui, malheureusement, ne sont pas toujours strictement conformes à l’esprit traditionnel. La présente traduction est tout au moins exempte des déformations « tendancieuses » qui se rencontrent tant dans celles des orientalistes que dans celles des théosophistes, mais elle n’a peut-être pas toute la précision souhaitable ; et ce défaut paraît dû surtout au souci d’éviter autant que possible l’emploi d’une terminologie « technique », ce qui n’est pas sans inconvénients en pareil cas, car le langage courant est nécessairement vague et assez étroitement limité dans ses moyens d’expression ; il y a d’ailleurs là comme un parti pris de « simplification », qui, presque toujours, ne laisse subsister en quelque sorte que le sens le plus extérieur, celui dont la compréhension ne suppose aucune connaissance des multiples données traditionnelles de différents ordres qui sont impliquées dans le texte. Les six conférences qui précèdent la traduction confirment encore cette impression : s’adressant à des étudiants plus ou moins affectés par l’esprit moderne, l’auteur s’est efforcé de leur rendre « acceptables » les enseignements de la Bhagavad-Gîtâ, ce qui ne pouvait guère se faire sans les amoindrir par bien des concessions assez fâcheuses ; ne va-t-il pas même jusqu’à essayer, en dépit de la doctrine des cycles qui semble bien lui causer quelque embarras à cet égard, de concilier ces enseignements avec l’idée de « progrès » ? Surtout, il est une équivoque qu’il n’a pas su éviter : il est parfaitement exact que ce qui est exposé dans la Bhagavad-Gîtâ est susceptible de s’appliquer à toutes les actions que comporte l’existence humaine ; mais c’est à la condition d’envisager cette existence à la façon traditionnelle, qui confère à toutes choses un caractère authentiquement « sacré », et non point sous l’aspect profane de la « vie ordinaire » au sens moderne ; il y a là deux conceptions qui s’excluent, et l’on ne peut revenir à la première qu’en rejetant entièrement la seconde, et en la considérant nettement comme la déviation illégitime qu’elle est en réalité. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité que de présenter les shâstras ou traités traditionnels sur les sciences et les arts comme se rapportant à une « connaissance profane » (secular knowledge), ou de réduire le système des castes à un essai de solution, par de simples « penseurs », de ce qu’on appelle aujourd’hui les « problèmes sociaux » ; nous nous demandons si vraiment l’auteur pousse lui-même l’incompréhension jusqu’à ce point, ou s’il n’a pas plutôt voulu seulement par là rendre l’ancienne « culture » (!) hindoue sympathique à son trop moderne auditoire ! Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas, dans le cours de son exposé, d’autres vues plus « orthodoxes » et plus dignes d’intérêt ; mais, en tout cas, l’intention générale d’une « adaptation » comme celle-là ne peut conduire qu’à méconnaître dans une large mesure la valeur et la portée de tout ce qui a le caractère le plus profondément traditionnel, c’est-à-dire de ce qui est en réalité tout l’essentiel ; et ce n’est pas en s’engageant dans cette voie qu’il sera jamais possible de réagir efficacement contre la dégénérescence de notre époque.

Luzac and Co., London.

Il n’est que trop vrai que les grammairiens, les philologues et les traducteurs ont souvent fait d’assez mauvais travail, et qu’il y aurait fort à faire pour rectifier leurs insuffisances et leurs erreurs ; en cela, nous sommes entièrement d’accord avec l’auteur ; mais est-ce à dire que nous devions lui donner également raison sur le point spécial dont il s’agit ici, c’est-à-dire en ce qui concerne le verbe bhû et ses dérivés tels que bhava et bhavya, dans lesquels, au lieu du sens d’« être » qu’on leur attribue d’ordinaire, elle ne veut voir à peu près exclusivement que celui de « devenir » ? La vérité nous paraît quelque peu différente, et nous ne pensons d’ailleurs pas qu’il y ait besoin de tant de discussions et d’analyses minutieuses pour arriver à l’établir : les deux racines as et bhû ne sont certes pas synonymes, mais leur rapport correspond exactement à celui de l’« essence » et de la « substance » ; en toute rigueur, le mot « être » devrait effectivement être réservé à la traduction de la première et des termes qui s’y rattachent, tandis que l’idée exprimée par la seconde est proprement celle d’« existence », en entendant par là l’ensemble de toutes les modifications qui dérivent de Prakriti. Il va de soi que cette idée d’« existence » implique en quelque façon celle de « devenir », mais aussi qu’elle ne s’y réduit point tout entière, car, dans l’aspect « substantiel » auquel elle se réfère, il y a aussi l’idée de « subsistance » ; faute d’en tenir compte, nous nous demandons comment on pourrait bien traduire, par exemple, un terme tel que swayambhû, qui assurément ne peut pas signifier autre chose que « Celui qui subsiste par soi-même ». Sans doute, le langage moderne confond communément « être » et « exister », comme il confond aussi bien d’autres notions ; mais ce sont précisément les confusions de ce genre qu’il faudrait avant tout s’attacher à dissiper, pour restituer aux mots dont on se sert leur sens propre et originel ; au fond, nous ne voyons pas d’autre moyen que celui-là pour améliorer les traductions, du moins dans toute la mesure où le permettent les ressources, malgré tout assez restreintes, des langues occidentales. Malheureusement, bien des idées préconçues viennent trop souvent compliquer les questions les plus simples ; c’est ainsi que Mrs Rhys Davids est manifestement influencée par certaines conceptions plus que contestables, et il n’est pas difficile de voir pourquoi elle tient tant au mot « devenir » : c’est que, conformément aux théories de M. Bergson et autres philosophes « évolutionnistes » contemporains, elle considère le « devenir » comme plus réel que l’« être » même, c’est-à-dire que, de ce qui n’est qu’une moindre réalité, elle veut faire au contraire la plus haute et peut-être même la seule réalité ; qu’elle pense ainsi pour son propre compte, assurément, cela ne regarde qu’elle ; mais qu’elle accommode le sens des textes traditionnels à ces conceptions toutes modernes, c’est là quelque chose de beaucoup plus fâcheux. Tout son point de vue est d’ailleurs naturellement affecté par l’« historicisme » : elle croit que telles idées ont dû apparaître à un moment donné, puis changer d’une époque à l’autre, comme s’il s’agissait de simple « pensée » profane ; par surcroît, il y a chez elle, comme nous avons eu déjà l’occasion de nous en apercevoir, une étonnante faculté d’« imaginer » l’histoire, si l’on peut dire, au gré de ses propres vues ; nous nous demandons même si ce n’est bien que d’imagination qu’il s’agit, et, à la vérité, certaines allusions assez claires à des expériences « psychiques » nous font bien craindre qu’il n’y ait là quelque chose de pire encore !