Juin 1939

Éditions Niclaus, Paris.

C’est une excellente idée d’avoir réédité le livre d’Aroux sur Dante, dont l’édition originale date de 1854, et qui naturellement était depuis longtemps introuvable. Aroux eut le mérite d’être un des premiers, avec Rossetti et à peu près en même temps que lui, à signaler l’existence d’un sens ésotérique dans l’œuvre de Dante ; et, malgré les travaux assez nombreux qui ont été publiés depuis lors sur ce sujet, surtout en ces dernières années, la documentation contenue dans son ouvrage n’a rien perdu de son intérêt, et il faudra toujours s’y reporter comme à une sorte d’introduction indispensable aux études plus récentes. Il est d’ailleurs bien entendu que l’interprétation d’Aroux appelle beaucoup de réserves et a besoin d’être rectifiée sur bien des points, à commencer par les imputations formulées à l’égard de Dante dans le titre même ; nous nous sommes déjà expliqué, dans L’Ésotérisme de Dante, sur ce qu’il faut penser de l’accusation d’« hérésie », qui ne repose en somme que sur une confusion entre les deux domaines exotérique et ésotérique, ou, si l’on veut, initiatique et religieux. Aroux, du reste, ignorait visiblement tout de la nature réelle de l’initiation ; aussi ne voit-il, dans l’emploi d’un langage secret et symbolique, qu’une simple précaution destinée à dissimuler ce qu’il aurait pu être dangereux de dire ouvertement, car il ne paraît concevoir les organisations initiatiques que comme de vulgaires « sociétés secrètes » à tendances plus ou moins politiques, comme il y en eut tant dans la première moitié du xixe siècle ; la mentalité particulière de cette époque est sans doute responsable aussi de l’idée plutôt paradoxale de faire de Dante, défenseur de la conception d’une monarchie universelle que le « Saint Empire » aurait dû réaliser, un précurseur du « socialisme » et des utopies révolutionnaires de 1848. Une autre erreur singulière est celle d’après laquelle les organisations initiatiques du moyen âge, transformées en « sectes » par incompréhension de leur véritable caractère, auraient eu des doctrines « rationalistes » ; non seulement il y a là un anachronisme, mais le « rationalisme », depuis qu’il existe, a toujours été l’adversaire et le négateur le plus irréductible de tout ésotérisme, et c’est même là une des parties les plus essentielles de son rôle dans la déviation du monde moderne. Il y a d’ailleurs dans l’attitude d’Aroux, remarquons-le incidemment, quelque chose qui donne une impression un peu étrange : il semble que ses déclarations catholiques « sonnent faux » par leur exagération même, si bien qu’on est tenté de se demander de quel côté allaient réellement ses sympathies au double point de vue religieux et politique, d’autant plus que la façon dont il présente Dante coïncide en somme avec celle de Rossetti, dont les tendances apparentes étaient tout opposées ; nous ne prétendons pas résoudre cette question, faute de renseignements « biographiques » suffisants, et elle n’a au fond qu’un intérêt de pure curiosité, car il est évident que cela n’affecte en rien le contenu du livre. On pensera peut-être que, après tant de réserves, il ne doit rester de celui-ci qu’assez peu de chose ; ce serait tout à fait inexact, car il reste au contraire tout le côté documentaire, ainsi que nous l’avons dit, et c’est là ce qui importe le plus dans un ouvrage de ce genre : au surplus, tous ceux qui possèdent certaines données traditionnelles peuvent facilement rectifier eux-mêmes et « réinterpréter » correctement tout ce qui a été déformé par la « perspective » spéciale de l’auteur, et c’est même là un travail qui est loin de manquer d’intérêt.

Protat Frères, Mâcon.

Ce gros volume est une biographie aussi complète que possible de Jean-Baptiste Willermoz, fort consciencieusement faite et sérieusement documentée, mais qui n’est pourtant pas exempte de certains défauts, probablement inévitables d’ailleurs quand on veut, comme c’est le cas, étudier des questions comme celles dont il s’agit ici en se plaçant à un point de vue tout profane. Il ne suffit certes pas, dans cet ordre de choses, d’une sorte de sympathie extérieure ni d’une curiosité allant jusqu’à la recherche des moindres détails anecdotiques pour parvenir à une compréhension véritable ; nous admirons la patience qu’il faut pour traiter ainsi un sujet pour lequel on n’éprouve pas un intérêt plus profond, mais nous avouons que, à l’accumulation des faits purs et simples, nous préférerions une vue plus « synthétique » permettant d’en dégager le sens, et aussi d’éviter bien des erreurs et des confusions plus ou moins graves. Une de ces confusions apparaît dans le titre même, où Willermoz est défini comme « mystique », alors que rien de tel ne se dégage de ce qui est exposé dans le livre, et que d’ailleurs la vérité est qu’il ne le fut nullement ; si on peut lui reprocher d’avoir paru délaisser les Élus Coëns, ce n’est point parce qu’il se tourna vers le mysticisme comme Saint-Martin, mais seulement parce qu’il s’intéressa alors plus activement à d’autres organisations initiatiques. D’autre part, l’auteur manque trop évidemment de toute connaissance « technique » des choses dont elle parle, d’où de curieuses méprises : ainsi, par exemple, elle prend les différents Rites maçonniques pour autant de « sociétés » ; elle ignore la différence qui existe entre une « Grande Loge et un Grand-Orient » ; elle appelle « rectification » le rattachement d’une Loge à la Stricte Observance, alors qu’au contraire ce terme désigne la modification que subirent les Loges mêmes de la Stricte Observance lorsque celle-ci cessa d’exister comme telle et fut remplacée par ce qui, précisément pour cette raison, s’appela (et s’appelle encore) le Régime Écossais Rectifié, dans l’élaboration duquel Willermoz prit une part prépondérante. Cela dit, nous reconnaissons volontiers que cet ouvrage contient une somme considérable de renseignements auxquels il sera toujours utile de se référer quand on voudra étudier les organisations dans lesquelles Willermoz joua un rôle ; mais la partie la plus intéressante, à notre avis, est celle qui concerne l’intérêt qu’il prit au magnétisme et les conséquences plutôt fâcheuses qui en résultèrent, car ce n’est assurément pas là l’épisode le plus heureux de sa carrière. Il y a d’ailleurs dans cette histoire quelque chose de vraiment singulier, et qui appelle une réflexion d’une portée plus générale : quoi qu’il faille penser du caractère de Mesmer, sur lequel on a formulé les appréciations les plus opposées, il paraît bien avoir été « suscité » tout exprès pour faire dévier les organisations maçonniques qui, en dépit de tout ce qui leur faisait défaut comme connaissance effective, travaillaient encore sérieusement et s’efforçaient de renouer le fil de la véritable tradition ; au lieu de cela, la plus grande partie de leur activité fut alors absorbée par des expériences plutôt puériles et qui n’avaient en tout cas rien d’initiatique, sans parler des troubles et des dissensions qui s’ensuivirent. La « Société des Initiés » organisée par Willermoz n’avait en elle-même aucun caractère maçonnique, mais, en raison de la qualité de ses membres, elle n’en exerça pas moins une sorte d’influence directrice sur les Loges de Lyon, et cette influence n’était, en définitive, que celle des somnambules qu’on y consultait sur toutes choses ; comment pourrait-on s’étonner, dans ces conditions, que les résultats aient été lamentables ? Nous avons toujours pensé que le fameux « Agent Inconnu », qui dicta tant d’élucubrations confuses et souvent même tout à fait inintelligibles, était tout simplement une de ces somnambules, et nous nous souvenons de l’avoir écrit ici même il y a déjà un certain nombre d’années, à propos du livre de M. Vulliaud(*) ; Mme Joly en apporte une confirmation qui ne saurait plus laisser place à aucun doute, car elle a réussi à découvrir l’identité de la personne en question : c’est Mme de Vallière, sœur du commandeur de Monspey, par qui ses messages étaient transmis à Willermoz ; ne serait-ce que parce qu’elles apportent la solution définitive de cette énigme et coupent court ainsi à certaines légendes « occultistes », les recherches de l’auteur n’auront certes pas été inutiles. — Nous nous permettrons encore une petite remarque accessoire : certains noms propres sont déformés d’une façon assez étonnante ; nous ne voulons pas parler de ceux des personnages du xviiie siècle, sachant combien leur orthographe est parfois difficile à établir exactement ; mais pourquoi, dans les références, MM. Vulliaud et Dermenghem sont-ils appelés constamment « Vuillaud » et « Dermenghen » ? Cela n’a pas une importance capitale, sans doute, mais, surtout dans un travail d’« archiviste », c’est tout de même un peu gênant…

P. Derain et L. Raclet, Lyon.

Nous avons longuement examiné en son temps le premier volume de cet ouvrage(**) ; le second n’est en somme qu’un complément que l’auteur a pensé devoir y ajouter en raison de quelques faits qui sont venus à sa connaissance dans l’intervalle ; il en a profité pour compléter la bibliographie, et il y a joint la reproduction intégrale des lettres de Martines à Willermoz qui sont actuellement conservées à la Bibliothèque de Lyon, et dont il n’avait été publié jusqu’ici que des fragments plus ou moins étendus. Il cite les articles au cours desquels nous avons parlé de son livre, mais il semble n’avoir guère compris notre position, car il nous qualifie d’« essayiste », ce qui est proprement incroyable, et il prétend que nous nous « efforçons d’exprimer des idées originales et des vues personnelles », ce qui est l’exact opposé de nos intentions et de notre point de vue rigoureusement traditionnel. Il trouve « étonnante » notre remarque que « le Régime Écossais Rectifié n’est point une métamorphose des Élus Coëns, mais bien une dérivation de la Stricte Observance » ; c’est pourtant ainsi, et quiconque a la moindre idée de l’histoire et de la constitution des Rites maçonniques ne peut avoir le moindre doute là-dessus ; même si Willermoz, en rédigeant les instructions de certains grades, y a introduit des idées plus ou moins inspirées des enseignements de Martines, cela ne change absolument rien à la filiation ni au caractère général du Rite dont il s’agit ; en outre, le Régime Rectifié n’est nullement de la « Maçonnerie Templière » comme le dit M. van Rijnberk, puisque, tout au contraire, un des points principaux de la « rectification » consistait précisément dans la répudiation de l’origine templière de la Maçonnerie. — Un chapitre assez curieux est celui où l’auteur cherche à éclaircir la filiation du « Martinisme », qui, malgré tout, reste encore bien obscure et douteuse sur certains points ; la question, en dehors du point de vue simplement historique, n’a d’ailleurs pas l’importance que certains veulent lui attribuer, car il est bien clair, en tout cas, que ce que Saint-Martin pouvait avoir à transmettre à ses disciples, en dehors de toute organisation régulièrement constituée, ne saurait en aucune façon être regardé comme ayant le caractère d’une initiation. Un point intéressant, d’autre part, est celui qui concerne la signification des lettres S. I., interprétées le plus souvent par « Supérieur Inconnu », et qui en réalité ont servi à beaucoup de choses : nous avons déjà fait remarquer qu’elles sont notamment les initiales de la « Société des Indépendants » dont il est question dans le Crocodile, ainsi que de la « Société des Initiés » de Willermoz ; comme le dit M. van Rijnberk, on pourrait multiplier les exemples semblables ; lui-même remarque qu’elles sont aussi l’abréviation de « Souverain Juge », titre des membres du « Tribunal Souverain » des Élus Coëns ; nous ajouterons que, dans un autre Rite de la même époque, il y eut un grade de « Sage Illuminé », et que, dans le Rite Écossais Ancien et Accepté lui-même, il y a celui de « Secrétaire Intime », qui se trouve être le sixième, ce qui est assez curieux comme rapprochement avec les « six points » (et notons en passant, pour les amateurs de « coïncidences », que, dans la Stricte Observance, l’acte d’obédience aux « Supérieurs Inconnus » était aussi en six points !) ; mais pourquoi ces deux lettres ont-elles joui d’une telle faveur ? L’auteur a tout à fait raison de penser qu’elles le doivent à leur valeur symbolique propre, qu’il a d’ailleurs entrevue en se reportant à une des planches de Khunrath ; seulement, il a oublié de faire une distinction entre deux symboles connexes, mais cependant quelque peu différents, celui du « serpent d’airain », qui donne en réalité les lettres S. T. (initiales, elles aussi de « Souverain Tribunal »), et celui où l’arbre ou le bâton autour duquel est enroulé le serpent est représenté uniquement par un axe vertical ; c’est ce dernier qui donne les lettres S. I., dont une autre forme se retrouve dans le serpent et la flèche qui figurent sur le sceau de Cagliostro. Puisque nous avons été amené à parler de cette question, nous ajouterons que, essentiellement, la lettre S représente la multiplicité et la lettre I l’unité ; il est évident que leur correspondance respective avec le serpent et l’arbre axial concorde parfaitement avec cette signification ; et il est tout à fait exact qu’il y a là quelque chose qui « procède d’un ésotérisme profond », bien autrement profond et authentique que la « Sainte Initiation »… martiniste, qui n’a certes pas plus de titres à revendiquer la propriété de cet antique symbole que celle du nombre 6 et du sceau de Salomon !