Mars-avril 1946

Éditions Adyar, Paris.

Ce livre porte un sous-titre assez ambitieux : « Étude sur l’ésotérisme architectural et décoratif de Notre-Dame de Paris dans ses rapports avec le symbolisme hermétique, les doctrines secrètes, l’astrologie, la magie et l’alchimie », mais nous devons dire tout de suite que tout cela n’est guère justifié par le contenu, car, en fait, c’est à peu près uniquement de magie qu’il est question là-dedans, ou, du moins, tous les sujets qui y sont abordés sont ramenés, de parti pris en quelque sorte, à ce qu’on pourrait appeler la perspective magique. Cependant, on y parle souvent d’ésotérisme et même d’initiation ; mais c’est que celle-ci est elle-même confondue avec la magie, avec laquelle elle n’a pourtant rien à voir en réalité ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué sur cette confusion, en d’autres occasions, pour que nos lecteurs sachent ce qu’il convient d’en penser, mais il ne sera pas inutile d’insister quelque peu sur ce qui la rend ici plus particulièrement dangereuse. En effet, le point de vue auquel se place l’auteur ne lui appartient pas entièrement en propre ; on y retrouve (et sans doute la dédicace du livre « à la mémoire de Fulcanelli » est-elle un indice assez significatif à cet égard) des traces d’une certaine initiation qu’on peut dire « dévoyée » et dont nous connaissons par ailleurs d’assez nombreux exemples, depuis la Renaissance jusqu’à notre époque. Précisons qu’il s’agit en principe d’une initiation de Kshatriyas (ou de ce qui y correspond dans le monde occidental), mais dégénérée par la perte complète de ce qui en constituait la partie supérieure, au point d’avoir perdu tout contact avec l’ordre spirituel, ce qui rend possibles toutes les « infiltrations » d’influences plus ou moins suspectes. Il va de soi qu’une des premières conséquences de cette dégénérescence est un « naturalisme » poussé aussi loin qu’on peut l’imaginer ; et il y a lieu d’y rattacher les affirmations « dualistes » comme nous en relevons à maintes reprises dans cet ouvrage, où l’on va jusqu’à prétendre que « les quatre principes essentiels de l’Initiation » sont « l’existence de deux forces contraires, de deux pôles opposés, et de leurs deux résultats » (p. 256) ; si l’unité principielle n’est pas absolument niée, du moins ne la considère-t-on que comme une simple possibilité dont il n’y a pas lieu de s’occuper davantage, ce qui est en somme l’expression d’une attitude nettement « agnostique » à l’égard de tout ce qui relève du domaine métaphysique. Une autre conséquence est le « luciférianisme », rendu possible par ce dualisme même, et d’ailleurs inhérent en quelque sorte à ce qu’on peut appeler la « révolte des Kshatriyas » ; à ce point de vue, nous noterons en particulier l’importance qui est donnée ici à une certaine version de la légende d’Hiram, dont la « source » se trouve chez Gérard de Nerval : qu’elle ne soit due qu’à la fantaisie de celui-ci, ou qu’elle soit basée, comme il le dit, sur quelque récit qu’il avait entendu réellement (et, en ce cas, elle appartiendrait vraisemblablement à quelqu’une des sectes hétérodoxes du Proche-Orient), elle n’a en tout cas rien de commun avec l’authentique légende d’Hiram de la Maçonnerie, et elle a eu, par surcroît, le sort plutôt fâcheux de devenir un des « lieux communs » de l’antimaçonnisme, qui s’en est emparé avec des intentions évidemment tout autres que celles qui la font utiliser ici, mais pour arriver en définitive au même résultat, c’est-à-dire, toute question d’appréciation à part, à attribuer à l’initiation un caractère « luciférien ». Signalons aussi, au même point de vue, une sorte d’obsession de la couleur verte, qui est donnée d’une part (p. 35) comme « la couleur luciférienne » (probablement parce qu’elle est la couleur de Vénus, que les Latins appelaient Lucifer en tant qu’« étoile du matin ») et d’autre part (p. 81) comme « la couleur de l’Initiation », rapprochement dont il est facile de tirer la conséquence ; l’effort qui est fait pour donner un sens spécial à cette couleur partout où elle se rencontre se rattache d’ailleurs à diverses histoires fort étranges dont nous avons eu à nous occuper il y a quelques années… Et ne va-t-on pas jusqu’à affirmer, avec une grande apparence de sérieux, que les lettres Χ et Ρ du Labarum de Constantin doivent toute leur importance à ce qu’elles sont « les deux piliers du mot chlôros, signifiant vert en grec » (p. 73) ? Ceci nous amène à un autre trait caractéristique de ce dont s’inspire notre auteur : c’est l’emploi du procédé dit « Cabale hermétique » (il paraît que dans ce cas il faut écrire « Cabale », pour distinguer ce dont il s’agit de la Kabbale des Hébreux), ou encore « Cabale phonétique », qui aurait donné son nom à la « Cabalerie », autrement dit à la Chevalerie ! On se souviendra sans doute que nous avons eu souvent à relever l’abus de ces rapprochements verbaux chez certains écrivains trop imaginatifs, et d’ailleurs assez inconscients de ce à quoi ils peuvent servir quand ils sont maniés par des gens plus « avertis » ; mais ce qui importe surtout, c’est que ces « jeux de mots » ne sont pas autre chose que la déformation et comme la caricature d’un procédé traditionnel d’interprétation fondé sur un symbolisme phonétique réel, et qui s’apparente au nirukta hindou ; du reste, d’une façon plus générale, certaines vérités qui subsistent malgré tout à travers tout cela sont elles-mêmes présentées d’une manière qui les dénature entièrement, et parfois jusqu’à en renverser la signification légitime… Quoi qu’il en soit, il y a, paraît-il, de grandes conséquences à tirer du fait que l’« argot » est appelé aussi « langue verte » et qu’il est phonétiquement l’« art goth », c’est-à-dire non seulement l’« art gothique » des cathédrales, mais encore l’« art goétique » (p. 53), auquel nous allons en venir maintenant. En effet, ce n’est même pas simplement de magie qu’il s’agit ici, mais plus proprement de « magie noire » ; l’auteur ne déclare-t-il pas lui-même que « toute magie pratique est et ne peut être que satanique » (et il précise qu’il l’entend en ce sens qu’elle appartient au domaine du Seth égyptien, lequel est, ne l’oublions pas, le « dieu à la tête d’âne » !) et que « toutes les œuvres magiques, si altruistes paraissent-elles, sont du domaine de ce que le profane range dans le vocable de magie noire » (p. 147) ? Il est vrai qu’il s’efforce par ailleurs d’expliquer ces déclarations d’une façon qui en atténue la portée, mais où il y a, volontairement ou non, bien de la confusion ; en tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que, pour lui, « le magicien de tous temps s’est vêtu de noir » et n’a fait usage que d’accessoires également noirs, ce qui nous paraît d’ailleurs faux historiquement, mais n’en est pas moins significatif. Il est bien entendu que la couleur noire a un sens métaphysique que nous avons exposé nous-même, et qui est totalement différent du sens « sinistre » qu’elle a le plus ordinairement ; mais, comme ce sens supérieur est assurément fort éloigné du domaine où s’exerce l’activité du magicien, il ne saurait en être question ici ; et la façon même dont l’auteur veut changer la signification reconnue traditionnellement à certaines notions comme celles du « Soleil noir » ou du « Satellite sombre » est aussi bien suspecte… La justification de l’emploi des cierges noirs (pp. 224-225) n’est guère plus heureuse ; dans nos souvenirs (des souvenirs qui remontent d’ailleurs assez loin, car cela doit dater de près de quarante ans), ces cierges noirs se lient plus particulièrement à une histoire concernant un certain groupement dont il est précisément question en un autre endroit (p. 243), et qu’on veut défendre de l’accusation de « satanisme » en disant qu’il « est simplement une société secrète occultiste, rien d’autre » ; mais, à notre époque, n’y a-t-il pas bien des groupements plus ou moins consciemment « satanistes » qui en effet ne sont rien d’autre que cela ? Nous pourrions même, en ce genre, en citer au moins un qui, lui, revendiquait expressément son caractère « sataniste », et une allusion que nous avons rencontrée quelque part dans ce livre nous a montré qu’il n’était pas inconnu de l’auteur ; mais alors à quoi peut bien tendre cette protestation, qui vise en outre à faire prendre de tels groupements occultistes pour des « cercles initiatiques sérieux », ce qui est une véritable dérision ? Il nous faut d’ailleurs préciser encore que nous n’entendons point confondre « luciférianisme » et « satanisme » ; ce sont là deux choses distinctes, mais, de l’un à l’autre, le passage risque de s’effectuer presque insensiblement, comme une déviation poussée de plus en plus loin finit tout naturellement par aboutir à un renversement complet de l’ordre normal ; et ce n’est pas notre faute si, dans le cas qui nous occupe, tout est brouillé à tel point qu’on ne sait jamais exactement à quoi l’on a affaire… Les applications qui sont faites du « dualisme » sont bien loin d’être cohérentes : ainsi, l’initiation, assimilée à la magie comme nous l’avons dit, est opposée à la religion, ce qui n’empêche pas les rites religieux d’être ensuite, par une confusion inverse, identifiés aux rites magiques ; et, d’autre part, le Judaïsme et le Christianisme, qui incontestablement relèvent tous deux de la religion, sont pourtant opposés aussi l’un à l’autre ; à quels « pôles » peuvent bien correspondre respectivement les deux termes de ces différentes oppositions ? On ne le voit pas nettement, d’autant plus que, si le Christianisme est interprété dans un sens « naassénien » (pp. 256-257), le Dieu de Moïse, de son côté, est identifié à l’« Esprit de la Terre » (pp. 204-205), sans parler de l’insinuation plus qu’équivoque d’après laquelle, dans la lutte de Moïse contre les magiciens de Pharaon (p. 37), ce pourrait bien être Moïse qui aurait joué le rôle du « magicien noir » ! Il serait assurément bien difficile de débrouiller ce chaos, mais d’ailleurs ce n’est nullement nécessaire pour se rendre compte que les pratiques décrites dans ce livre, et sans que le lecteur soit jamais mis en garde comme l’exigerait tout au moins la plus élémentaire prudence, sont fort dangereuses pour la plupart, et que certaines d’entre elles relèvent même plutôt de la sorcellerie que de toute autre chose. À propos des dangers dont il s’agit, nous mentionnerons particulièrement la façon dont sont envisagées les pratiques divinatoires, qui seraient « presque toujours des pratiques évocatoires » (p. 112), ce qui ne ressemble guère aux anciennes sciences traditionnelles dont elles ne sont en réalité que des débris souvent incompris, mais ce qui a pour conséquence logique que, « quand on effectue une tentative divinatoire, on se met nécessairement en état de réceptivité, de passivité complète » (p. 273) ; il n’est que trop facile de comprendre quels peuvent être les funestes résultats d’une pareille manière d’opérer. L’auteur manifeste une prédilection très marquée pour la géomancie, qu’il compare assez malencontreusement à l’« écriture automatique » des spirites, et qui paraît être pour lui un moyen de communiquer avec l’« Esprit de la Terre » ; il s’en fait d’ailleurs une conception très spéciale (p. 98), qui, quoi qu’il en dise, ne relève que de la « magie cérémonielle » la plus typiquement occidentale, car ce n’est certes pas en Orient qu’on a jamais éprouvé le besoin de se livrer à tant de simagrées, s’il est permis de s’exprimer ainsi, pour pratiquer la géomancie… Ajoutons encore que, s’il se refuse parfois, pour des raisons plus ou moins obscures, à voir le diable là où il est, il lui arrive aussi, par contre, de le voir là où il n’est pas : « Maître Pierre du Coignet » (pp. 241-242), que l’on voyait jadis à un angle du jubé de Notre-Dame, n’était point une figure du diable, mais tout simplement une caricature de Pierre de Cugnières, avocat général du Parlement sous Philippe de Valois, exécré du clergé de son temps pour avoir, dans une assemblée tenue en 1329, combattu l’extension qu’avait prise alors la juridiction des tribunaux ecclésiastiques (voir Mémoire sur les Libertés de l’Église gallicane, Amsterdam, 1755, pp. 245-248) ; c’est dire que ce n’est certes pas le clergé qui, au xviie siècle, avait intérêt à le faire disparaître comme on le prétend, mais, bien au contraire, les partisans de la suprématie du pouvoir civil, qui pouvaient se sentir atteints par cette injure permanente à la mémoire de leur lointain prédécesseur. Il y a donc là une méprise assez grossière, et c’est vraiment dommage, car elle servait merveilleusement les intentions de l’auteur : « Pierre du Coignet », c’est la « pierre du coin » ou la « pierre de l’angle », et il écrit ailleurs que le diable « est vraiment la base et la pierre d’angle de toute la théologie » de l’Église catholique (p. 56), ce qui est, on en conviendra, une singulière façon d’interpréter le symbolisme de la pierre angulaire ; et voilà un exemple assez instructif de ce à quoi peuvent mener les abus de la soi-disant « Cabale hermétique » ! Il y a aussi, il faut le dire, d’autres erreurs dont la raison d’être n’apparaît pas aussi clairement : ainsi, Valentin Andreae est donné comme le « pseudonyme » d’un « auteur allemand anonyme » (p. 24), alors que c’est le véritable nom d’un homme dont la vie et les œuvres sont très bien connues ; le grade maçonnique de Chevalier Rose-Croix est le septième et dernier du Rite Français, et non pas « le huitième » (p. 25), lequel n’a jamais existé ; c’est Platon et non pas Pythagore (p. 61), qui avait fait inscrire au fronton de son école les mots : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » ; ailleurs, la fête de saint Jean-Baptiste est rapportée à saint Jean l’Évangéliste (p. 168), et l’on prétend même tirer de là encore quelques conséquences non négligeables… À côté de ces erreurs qu’on peut dire historiques, il y a des erreurs linguistiques qui ne sont pas moins curieuses : par exemple rekabim, qui est d’ailleurs un mot au pluriel (mais le pluriel des mots hébraïques est constamment pris ici pour un singulier), n’a jamais voulu dire « bâton » (p. 11) ; emeth ne signifie pas « vie » (p. 124), mais « vérité », et nephesh est fort loin de désigner « l’esprit pur » (p. 153) ; le heth est pris à plusieurs reprises pour un , ce qui fausse entièrement l’analyse hiéroglyphique des mots où il entre, ainsi que toutes les déductions qui s’en suivent. L’hébreu, du reste n’est pas la seule langue à être ainsi maltraitée ; nous passerons sur les nombreux mots déformés qu’on pourrait à la rigueur imputer aux imprimeurs, bien que ce soit un peu difficile quand ils reviennent invariablement sous la même forme ; mais il n’est pas besoin d’être grand latiniste pour savoir que « Christ-Roi » ne se dit pas Christum Rexus (p. 283), ou encore que Omnia ab uno et in unum omnia ne signifie pas « Un est dans Tout et Tout dans Un » (p. 21), mais « Tout vient de l’Unité et retourne à l’Unité ». Certains pourraient peut-être s’en laisser imposer par les apparences d’une « érudition » assez considérable à première vue ; mais, comme les exemples que nous venons de donner le prouvent suffisamment, ces apparences sont bien trompeuses… Qu’on ne s’étonne pas que nous ayons jugé bon de nous étendre ainsi sur un tel livre et d’entrer dans le détail comme nous l’avons fait, car il est de ceux qui ne peuvent que contribuer à augmenter le désordre et la confusion dans l’esprit de bien des gens, et c’est pourquoi il est nécessaire de montrer aussi nettement que possible ce qu’il y a sous tout cela. Pour conclure, on pourrait dire, sans qu’il y ait là aucun « jeu de mots », que l’« ombre » dont il est question dans le titre doit sans doute être entendue dans son sens « sinistre » et inversé ; et c’est là, paraît-il, un avant-goût de ce que nous réserve la fameuse « ère du Verseau » !

Imprimerie Régionale, Salon.

Cette nouvelle édition des « Centuries », dont nous abrégeons le titre qui est d’une longueur démesurée, ne brille pas précisément par sa présentation : le texte est plein de fautes de transcription (les s et les f, notamment, y sont à chaque instant pris les uns pour les autres) ; la biographie qui le précède, accompagnée d’illustrations assez mal venues, est aussi « extérieure » que possible et ne laisse pas même entrevoir tout ce qu’il y a de véritablement énigmatique dans la vie de Nostradamus ; et le volume, dans son ensemble, a un certain air de « naïveté » qui semble l’apparenter au genre de ce qu’on est convenu d’appeler les « publications populaires ». Quant au « glossaire nostradamique » placé à la fin, ce pourrait assurément être là une chose fort utile ; mais, s’il faut louer l’auteur d’avoir rejeté quelques fantaisies un peu trop fortes de certains commentateurs récents (par exemple Hister, nom latin du Danube, pris pour Hitler, ce qui vaut bien le Pirée pris pour un homme…), il reste malheureusement encore, surtout en ce qui concerne les noms propres, bien des interprétations plus que contestables, comme la cité d’Achem, qui n’est point Jérusalem, ainsi que nous l’avons déjà signalé à propos d’un autre livre(*), ou Annemarc, qui est bien plutôt le Danemark que la Carmanie, ou encore Arda et Zerfas qu’on cherche à expliquer séparément, mais qui sont en réalité Arets ha-Tserphath, expression dont Nostradamus, qui était d’origine juive, connaissait assurément la signification dans la géographie rabbinique ; nous pensons que ces quelques exemples suffisent pour montrer qu’un tel glossaire ne doit être consulté qu’avec précaution… Et le tout s’achève, de façon plutôt bizarre, par une sorte de réclame « touristique » pour Salon et ses environs !