Août 1946

Philosophical Library, New York.

Cet ouvrage est divisé en deux parties en quelque sorte parallèles, dont la première se rapporte à l’Hindouisme et la seconde au Bouddhisme, bien que l’auteur estime qu’il eût peut-être mieux valu traiter le tout comme un sujet unique, afin de faire ressortir encore davantage la concordance réelle de l’un et de l’autre. Il fait tout d’abord remarquer très justement qu’on pourrait en quelque façon donner un exposé fidèle de l’Hindouisme en niant catégoriquement la plupart des assertions émises à son égard par les érudits occidentaux, voire même par certains Hindous modernes et occidentalisés. Il précise ensuite ce qu’est le « mythe » entendu dans son véritable sens, et conçu comme essentiellement valable en dehors de toute condition particulière de temps et d’espace : agrê, « au commencement », signifie encore plus exactement « au sommet », c’est-à-dire « dans la cause première » ou « dans le Principe » (comme le grec en archê et le latin in principio) ; dans toute description symbolique du processus cosmogonique, c’est donc d’un « commencement » intemporel qu’il s’agit véritablement. Le Sacrifice (yajna) est une imitation rituelle de « ce qui fut fait par les Dieux au commencement » ; il est donc comme un reflet du « mythe », d’ailleurs inversé comme tout reflet, en ce sens que ce qui avait été un processus de génération et de division devient maintenant un processus de régénération et de réintégration. Pour pouvoir comprendre cette opération, il faut avant tout se demander « ce qu’est Dieu » et « ce que nous sommes » : Dieu est une Essence sans dualité (adwaita), mais qui subsiste dans une double nature, d’où la distinction du « Suprême » (para) et du « Non-Suprême » (apara), auxquels correspondent, à des points de vue divers, toutes les dualités dont un des termes, étant subordonné à l’autre, est contenu « éminemment » dans celui-ci ; et nous trouvons aussi en nous-mêmes ces deux termes, qui sont alors le « Soi » et le « moi ». Le Sacrifice a pour fonction essentielle de « réunir ce qui a été séparé », donc, en ce qui concerne l’homme, de ramener le « moi » au « Soi » ; cette réunion est souvent représentée symboliquement comme un mariage, le terme supérieur d’une telle dualité étant masculin et le terme inférieur féminin l’un par rapport à l’autre. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que, au point de vue intégralement traditionnel, toute action doit être considérée normalement comme « sacrée », c’est-à-dire comme ayant un caractère « sacrificiel » (de sacra facere), de sorte que, par là, la notion du Sacrifice peut être étendue à la vie humaine tout entière ; et c’est en quoi consiste proprement la « voie des œuvres » (karma mârga) de la Bhagavad-Gîtâ, qui est naturellement à l’opposé de la conception profane des modernes. D’autre part, le Sacrifice, étant accompli in divinis par Vishwakarma, demande, dans son imitation rituelle en ce monde, une coopération de tous les arts (vishwâ karmâni), d’où il résulte que, dans l’ordre social traditionnel, toutes les fonctions, quelles qu’elles soient, revêtent aussi un caractère sacré ; mais, en même temps, l’organisation sociale, non plus que les œuvres, ne saurait être considérée comme une fin en elle-même, et elle doit être telle qu’elle rende possible à chacun de ses membres la réalisation de sa propre perfection : c’est à quoi répond, dans l’Hindouisme, l’institution des quatre âshramas, par laquelle tout est ordonné en vue de l’obtention de la Délivrance finale. — Passant ensuite au Bouddhisme, M. Coomaraswamy remarque qu’il semble différer d’autant plus de l’Hindouisme qu’on l’étudie plus superficiellement, et que, à mesure qu’on l’approfondit, il devient de plus en plus difficile de préciser les différences ; et l’on pourrait dire que, en Occident, « le Bouddhisme a été admiré surtout pour ce qu’il n’est pas ». Le Bouddha lui-même n’a d’ailleurs jamais prétendu enseigner une doctrine nouvelle, ni, dans les préceptes qu’il donnait à ses auditeurs « laïques », prêcher une « réforme sociale » ; en fait, l’essentiel de son enseignement s’adressait aux membres d’un « ordre monastique », à l’intérieur duquel il ne pouvait subsister aucune distinction sociale, puisqu’il s’agissait d’hommes ayant déjà abandonné le monde, comme les sannyâsîs de l’Hindouisme. Ici, le « mythe » est représenté par la « vie » même du Bouddha, qui offre tous les traits de l’Avatâra, devant lesquels les particularités individuelles se sont entièrement effacées ; la majorité des modernes ont supposé, d’après cela, qu’il s’agissait d’un homme qui aurait été « divinisé » ultérieurement, mais cette conception « évhémériste » est au rebours de la vérité : ce qui se dégage de tous les textes authentiques, c’est qu’il s’agit au contraire de la « descente » d’un Archétype céleste revêtant une forme humaine, et dont la « naissance » et l’« éveil » représentent, pourrait-on dire, des événements intemporels. Au sujet de la doctrine, M. Coomaraswamy s’attache tout particulièrement à montrer la fausseté de l’interprétation suivant laquelle le Bouddha aurait nié l’âtmâ : quand, parlant des modifications individuelles, contingentes et transitoires, il a dit, contre ceux qui identifient leur être même avec ces accidents (et parmi lesquels il aurait assurément inclus Descartes avec son Cogito ergo sum), que « cela n’est pas le Soi », on comprend comme s’il avait dit qu’« il n’y a pas de Soi » ; et cela est d’autant plus absurde que lui-même, dans son état de Bouddha, ne peut être conçu autrement que comme identique au « Soi ». Nous ne pouvons entrer davantage dans le détail, mais nous devons tout au moins signaler une excellente interprétation du terme Nirvâna ; c’est là encore une question qui a en effet grand besoin d’être mise au point, après toutes les confusions qui y ont été introduites par les orientalistes. Un autre point qui est d’un grand intérêt est celui-ci : les noms et épithètes du Bouddha, d’une façon générale, sont, aussi bien que ses actes, ceux mêmes que la tradition vêdique rapporte plus spécialement à Agni et à Indra, à qui aussi la désignation d’Arhat est très souvent appliquée ; or Agni et Indra sont respectivement le Sacerdoce et la Royauté in divinis ; c’est précisément avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, et l’on peut dire que, en choisissant la première, il les a réalisées toutes deux, car c’est là un des cas où, comme il a été dit plus haut, l’un des deux termes est contenu « éminemment » dans l’autre. — Nous avons appris qu’une traduction française de cet important ouvrage est actuellement en préparation et il est à souhaiter qu’elle ne tarde guère à paraître.

American Oriental Society, New Haven, Connecticut.

Dans cet autre livre, où nous retrouvons, développées, précisées et appuyées de nombreuses références, quelques-unes des considérations qui étaient déjà indiquées dans le précédent, M. Coomaraswamy redresse une erreur commise par certains, notamment J. Evola et A. M. Hocart, au sujet des rapports du Sacerdoce et de la Royauté. Ceux-ci, en effet, ont prétendu que le Sacerdoce avait un rôle féminin vis-à-vis de la Royauté, ce qui tend naturellement à attribuer la suprématie à cette dernière ; mais c’est là un renversement complet de l’ordre hiérarchique réel. En fait, les rapports dont il s’agit sont exprimés rituellement par des formules de mariage telles que celle-ci : « Je suis Cela, tu es Ceci ; je suis le Ciel, tu es la Terre », etc. (Aitarêya Brâhmana, VIII, 27) ; or c’est le Purohita, c’est-à-dire le Brâhmane, qui adresse ces paroles au Roi lors du sacre (râjasûya), et non pas l’inverse comme il a été affirmé à tort. Il s’agit là d’un de ces couples dont les deux termes ne sont nullement symétriques, le premier contenant en principe le second, tandis que celui-ci est subordonné à celui-là et n’existe en somme que par lui (ce qui revient à dire qu’ils sont relativement sat et asat) ; c’est pourquoi le Sacerdoce est absolument indépendant de la Royauté, tandis que la Royauté ne saurait exister valablement sans le Sacerdoce. Ceci est d’ailleurs confirmé par l’examen des rapports entre leurs types divins : Agni, qui est le Sacerdoce (brahma), et Indra, qui est la Royauté (kshatra), ou Mitra et Varuna, qui sont aussi dans une relation similaire ; de même encore Brihaspati et Vâch, c’est-à-dire en somme l’Intellect et la Parole, correspondant ici respectivement à la contemplation et à l’action. Ce dernier point appelle une remarque importante : si la Parole est rapportée à la Royauté, c’est que, effectivement, c’est par ses ordres ou ses édits que le Roi agit et « travaille », et, dans une société traditionnelle, les choses sont normalement accomplies aussitôt qu’elles ont été formulées par celui qui en a le pouvoir (et l’on peut rapprocher de ceci le fait que, dans la tradition extrême-orientale, il appartient au souverain de donner aux choses leurs « dénominations correctes ») ; aussi le Roi ne peut-il jamais parler à sa fantaisie ou selon ses désirs, mais il ne doit le faire que conformément à l’ordre, c’est-à-dire à la volonté du principe dont il tient sa légitimité et son « droit divin » ; on voit combien cette conception, essentiellement théocratique, est éloignée de celle d’une « monarchie absolue » n’ayant d’autre règle d’action que le « bon plaisir » du souverain. L’auteur étudie encore incidemment beaucoup d’autres couples du même genre, tels que, par exemple, Yama et Yamî, les Ashwins (comparables à certains égards aux Dioscures grecs), et aussi les couples comme celui de Krishna et d’Arjuna, formés d’un immortel et d’un mortel, qui correspond naturellement à Paramâtmâ et à jîvâtmâ, ou au « Soi » et au « moi ». Un autre cas intéressant, dans un ordre quelque peu différent, est celui de l’Harmonie (sâma) et des Mots (rich) dans la science des mantras ; mais il est impossible de résumer tout cela, et même d’énumérer complètement toutes les questions traitées ainsi dans des notes dont certaines ont l’importance de véritables études spéciales. Pour en revenir au sujet principal, l’union du Sacerdoce et de la Royauté représente avant tout celle du Ciel et de la Terre, de l’harmonie desquels dépend la prospérité et la fertilité de l’Univers entier ; c’est pourquoi la prospérité du royaume dépend également de l’harmonie des deux pouvoirs et de leur union dans l’accomplissement du rite, et le Roi, qui a pour fonction essentielle de l’assurer, ne le peut qu’à la condition d’agir de façon à maintenir toujours cette harmonie ; on retrouve ici la correspondance entre l’ordre cosmique et l’ordre humain qui est unanimement affirmée par toutes les traditions. D’autre part, le caractère féminin de la Royauté à l’égard du Sacerdoce explique ce que nous avons nous-même indiqué, ainsi que le rappelle M. Coomaraswamy, qu’un élément féminin, ou représenté symboliquement comme tel, joue le plus souvent un rôle prépondérant dans les doctrines propres aux Kshatriyas ; et il explique aussi qu’une voie de bhakti soit plus particulièrement appropriée à la nature de ceux-ci, comme on peut le voir encore très nettement dans un cas tel que celui de la Chevalerie occidentale. Cependant, il ne faut pas oublier que, puisqu’il ne s’agit en tout ceci que de relations, ce qui est féminin sous un certain rapport peut être en même temps masculin sous un autre rapport : ainsi, si le Sacerdoce est masculin par rapport à la Royauté, le Roi est à son tour masculin par rapport à son royaume, de même que tout principe l’est par rapport au domaine sur lequel s’exerce son action, et notamment Agni, Vâyu et Âditya par rapport aux « trois mondes » respectivement, relations qui ne sont d’ailleurs qu’autant de particularisations de celle de la Lumière au Cosmos. Il faut encore ajouter que, outre ses aspects cosmique (adhidêvata) et politique (adhirâjya) la même doctrine a aussi une application à l’ordre « microcosmique » (adhyâtma), car l’homme lui-même est la « Cité divine », et on retrouve en lui tous les éléments constitutifs correspondant à ceux du Cosmos et à ceux de l’organisation sociale, de sorte que, entre ces éléments, des rapports similaires devront être observés dans tous les cas. Les deux âtmâs, c’est-à-dire le « Soi » et le « moi », correspondent à la double nature « suprême » et « non-suprême » de Brahma, et par suite, à différents niveaux, à Mitra et à Varuna, au Dêva et à l’Asura, au brahma et au kshatra, par le mariage desquels le royaume est maintenu ; « le côté extérieur, actif, féminin et mortel de notre nature subsiste plus éminemment dans son côté intérieur, contemplatif, masculin et immortel, auquel il peut et doit être “réduit”, c’est-à-dire ramené ou réuni ». L’« autonomie » (swarâj) consiste, pour un roi, à ne pas se laisser gouverner par la multitude de ceux qui doivent lui être subordonnés, et de même, pour chacun, à ne pas se laisser gouverner par les éléments inférieurs et contingents de son être ; de là, pour l’établissement et le maintien de l’ordre dans l’un et l’autre cas, les deux sens de la « guerre sainte » dont nous avons parlé en diverses occasions. En définitive, dans tous les domaines, tout dépend essentiellement du « contrôle de soi-même » (âtmâsamyama) ; c’est pourquoi, selon l’enseignement de toutes les traditions, l’homme doit avant tout « se connaître soi-même », et, en même temps, la « science du Soi » (âtmavidyâ) est aussi le terme final de toute doctrine, car « ce qu’est le Soi » et « ce qu’est Brahma » sont deux questions qui ne comportent véritablement qu’une seule et même réponse.