Septembre 1946
- Georges Margouliès. — La Langue et l’Écriture chinoises.
Payot, Paris.
La lecture de ce livre est à recommander à tous ceux qui s’intéressent aux moyens d’expression propres à la tradition extrême-orientale, car il y a là des considérations dont « l’intérêt dépasse singulièrement les bornes d’une simple étude linguistique », comme le dit très justement l’auteur, qui a su fort heureusement se dégager des préjugés, contre l’usage d’une langue monosyllabique et surtout contre celui d’une écriture idéographique, que la plupart des sinologues partagent avec les autres Occidentaux. Il fait au contraire ressortir, non seulement les conséquences qu’entraîne dans divers domaines un mode d’expression si différent des autres, mais aussi les avantages qu’il présente sur ceux-ci à maints égards. En ce qui concerne la langue, il dénonce à la fois l’erreur des Européens qui ont prétendu que le Chinois n’a pas de grammaire, et celle de certains auteurs chinois modernes qui, sous l’influence occidentale, ont voulu constituer une grammaire sur le modèle de celle des autres langues. À propos de grammaire, nous nous permettrons seulement une petite remarque : nous ne nous expliquons pas très bien qu’on appelle « étymologie » ce qui devrait plus normalement s’appeler « morphologie », et cela nous paraît même d’autant plus fâcheux que, en fait, le monosyllabisme et l’invariabilité des mots chinois ne laissent aucune place à des considérations étymologiques proprement dites ; du moins, si l’on voulait parler d’étymologie, il faudrait plutôt réserver ce nom à l’étude de la formation et de la composition des caractères. Nous ne comprenons pas non plus pourquoi qualifier de « mots abstraits », expression qui a habituellement un tout autre sens, les images mentales qui se traduisent extérieurement par les mots, mais qui elles-mêmes, étant « dépouillées de tout revêtement sonore particulier », ne sont certes pas des mots ; il n’en est pas moins vrai, d’ailleurs, que l’écriture idéographique se rattache directement à ces images mentales, « sans avoir besoin de passer par l’intermédiaire du langage sonore comme le fait l’écriture phonétique », si bien que, dans ce cas, la forme visuelle et la forme auditive du langage, bien que se correspondant, ne sont pas dérivées l’une de l’autre ; c’est là, du reste, ce qui permet à des hommes n’ayant pas la même langue parlée de se comprendre grâce à une écriture idéographique commune. D’autre part, les idéogrammes ont, pour la langue écrite, une importance que ne peut avoir l’écriture phonétique ; et, par là même qu’ils rendent le sens des mots indépendamment de leur son, ils assurent à cette langue écrite une fixité qui ne saurait exister ailleurs. Nous ne pouvons songer à résumer ici les exposés concernant des questions telles que la formation logique des caractères et leur valeur expressive propre, ou l’influence de la langue et de l’écriture chinoises dans les domaines littéraire, historique, social, culturel et psychologique ; peut-être y aurait-il des réserves à faire sur quelques points (ainsi, il semble y avoir une tendance à oublier un peu trop que la langue d’un peuple, avant de réagir sur sa mentalité, est tout d’abord une expression de cette même mentalité, et aussi que, par suite, la correspondance ou le parallélisme existant entre les caractéristiques de la langue et celles des institutions sociales n’implique pas toujours forcément une influence par celle-là sur celles-ci), mais tout cela mérite certainement d’être lu en entier. Il y aurait lieu d’examiner de plus près l’idée que, « possédant un instrument de pensée parfait dans leur langue même, renforcé encore par les propriétés de l’écriture idéographique, les penseurs chinois n’ont éprouvé aucun besoin de développer la méthode mathématique » ; il peut y avoir là une part de vérité, surtout si l’on conçoit les mathématiques à la façon des Occidentaux modernes ; mais d’un autre côté, s’il s’agit des mathématiques traditionnelles, on doit pourtant constater que, notamment, l’usage du symbolisme numérique est tout aussi développé en Chine qu’ailleurs, et que, par là tout au moins, les Chinois sont en réalité beaucoup moins loin de Pythagore que l’auteur ne semble le croire. L’ouvrage se termine par un examen du « problème d’une langue internationale » : étant donnée l’impossibilité d’inventer une langue artificielle comme certains l’ont tenté de nos jours, la seule solution acceptable serait « de trouver une langue écrite qui soit pour chacun la sienne tout en restant compréhensible à tous les autres », ce qui ne saurait être rendu possible que par l’emploi d’une écriture idéographique ; cela est tout à fait juste en principe, mais il nous paraît malheureusement bien douteux qu’on puisse trouver pratiquement le moyen d’adapter une telle solution aux conditions spéciales de la mentalité occidentale actuelle.
- Marcel Granet. — Catégories matrimoniales et relations de proximité
dans la Chine ancienne.
Félix Alcan, Paris.
Cet ouvrage décevra sans doute ceux qui ont lu la Pensée chinoise du même auteur, où les sérieuses réserves qu’il y avait à faire sur les interprétations n’enlevaient du moins rien à l’importance et à l’intérêt de la documentation. Ici, M. Granet, de plus en plus fasciné en quelque sorte par le point de vue « sociologique », s’est proposé « de montrer que, dans l’ancienne Chine, pour ce qui est du mariage, ou tout au moins de certains mariages, les choses se passaient comme si les individus se trouvaient répartis en catégories indicatives de leur destin matrimonial ». C’est là une question qui peut paraître d’une portée bien restreinte pour être traitée dans un si gros volume ; ce n’est pas que certains points, comme les interdictions se rapportant à la communauté de nom et à la communauté de culte ancestral, ne méritent pas d’être étudiés, mais à la condition de se placer au point de vue traditionnel qui seul permettrait de les expliquer vraiment ; et ce n’est certes pas le cas ici, où l’on semble vouloir tout réduire en définitive à des questions de « prestations » ou d’échanges ayant un caractère quasi-commercial ! L’auteur se perd dans des détails à n’en plus finir, et son exposé, qui est déjà extraordinairement compliqué en lui-même, est encore rendu plus difficile à suivre par l’emploi de termes juridiques spéciaux dont chacun n’est pas obligé de connaître le sens. De tout cela, il ne se dégage rien de véritablement essentiel, et, pour en donner une idée, nous citerons quelques lignes extraites des conclusions : « 1o Les Chinois ont comme une division des communautés en quatre catégories. À cette organisation correspondait un régime d’alliances matrimoniales commandées par la double règle de l’exogamie et du parallélisme ; les alliances, renouvelées à chaque génération, étaient conclues entre deux sections échangistes ; elles étaient totales et redoublées ; les deux sections de la communauté formaient, réunies, un groupe clos. — 2o Au régime des alliances redoublées a succédé un régime d’alliances à sens unique. Toujours commandé par la double règle de l’exogamie et du parallélisme, il correspond à une répartition des membres de la communauté en huit catégories, les quatre catégories de chacune des deux sections se distribuant en deux couples… » Nous pensons que cela suffit pour qu’on puisse se rendre compte de la façon dont le sujet est traité ; et que de travail dépensé pour arriver à d’aussi insignifiants résultats !
- Liou Tse Houa. — La Cosmologie des Pa Koua et l’Astronomie
moderne.
Jouve et Cie, Paris.
Le titre de ce livre indique suffisamment le point de vue auquel se place l’auteur, surtout si l’on y joint les sous-titres qui le précisent encore : « Situation embryonnaire du Soleil et de la Lune ; prévision d’une nouvelle planète ; exposé du système scientifique universel concernant la genèse et l’évolution des mondes ». Jusqu’ici, nous avions vu surtout des Japonais se livrer à ce genre de spéculations, où l’on s’efforce d’interpréter les données traditionnelles par des considérations tirées de la science moderne ; mais, cette fois, il s’agit d’un Chinois, d’ailleurs apparemment fort « occidentalisé ». Ce n’est pas à dire, assurément, que les symboles du Yi-king ne soient susceptibles d’une application astronomique, aussi bien que d’un grand nombre d’autres ; mais cette application spéciale (que Philastre a peut-être eue un peu trop exclusivement en vue en faisant sa traduction) n’a elle-même rien à voir avec les conceptions scientifiques actuelles, et nous avons déjà dit bien souvent ce que nous pensons de la vanité de ce genre de rapprochements, qui procèdent surtout d’une méconnaissance de la différence profonde existant entre la science traditionnelle et la science profane. Il faut reconnaître que l’auteur a déployé une grande ingéniosité en établissant les nombreux tableaux dont son texte est accompagné ; cela ne suffit pourtant pas à nous persuader qu’il ait fait, comme lui-même semble le croire, une découverte véritablement « sensationnelle » et destinée à faire époque dans l’histoire des sciences. Ce qui est assez curieux, c’est que l’introduction et la conclusion, mais elles seules, contiennent quelques vues conformes à l’esprit traditionnel, qui ne s’accordent guère avec le reste de l’ouvrage et ne paraissent aucunement faire corps avec lui ; nous ne nous chargerons certes pas d’expliquer cette singularité.
- Louis Chochod. — Huê la Mystérieuse.
Mercure de France, Paris.
Malgré son titre, ce livre ne concerne pas uniquement la capitale de l’Annam, et, à côté de chapitres d’un intérêt purement local (il y en a même, à la fin, qui ne se rapportent qu’à des questions industrielles n’ayant assurément rien de « mystérieux »), il en est d’autres d’une portée beaucoup plus générale, car ils traitent de certains points de la tradition extrême-orientale. Malheureusement, l’auteur, au lieu d’apporter une explication basée sur des données authentiques, n’expose guère que son interprétation « personnelle », ce qui présente évidemment beaucoup moins d’intérêt, sauf peut-être à ses propres yeux ; et, dès le début, on peut se rendre compte qu’il confond presque entièrement le point de vue de la cosmologie traditionnelle avec celui de la physique moderne, et aussi qu’il n’a aucune idée de ce qu’est la métaphysique. Il y a pourtant, sur des choses telles que les périodes cycliques, le calendrier et les fêtes, certaines indications valables, mais dont il ne tire pas de conséquences bien importantes ; ajoutons que la transcription des mots sous leur forme annamite est un peu déroutante pour ceux qui sont habitués à la forme chinoise, et qui sont obligés de faire un assez sérieux effort d’attention pour les reconnaître. Quant à son « essai d’interprétation rationnelle » de ce qu’il appelle assez bizarrement la « clavicule de Phuoc-Hi », c’est-à-dire des trigrammes du Yi-king, ce n’est réellement rien de plus qu’une simple curiosité, et son prétendu « ésotérisme graphique » ne contient aucun sens vraiment profond ; nous verrons d’ailleurs plus loin, à propos d’un autre ouvrage, d’où l’idée lui en est venue et, pour le moment, nous nous bornerons à noter que la façon dont il parle de « clefs magiques » et d’une certaine « magie transcendante » qu’il croit pouvoir identifier avec la « Théurgie » n’est, pas plus que la « rationalisation » même des symboles, de nature à inspirer confiance à ceux qui ont sur tout cela des notions tant soit peu précises. Nous passerons sur le reste, dont une bonne partie, ayant un caractère plutôt « folklorique », n’appelle aucune remarque spéciale ; mais pourquoi avoir éprouvé le besoin d’insérer, au milieu de tout cela, une sorte de « pastiche » fourmillant d’anachronismes et d’autres invraisemblances, et dont la présentation, avec des détails sur le manuscrit dont il est censé avoir été tiré, ne peut que risquer de faire mettre en doute le sérieux du livre par ceux qui ne seront pas dupes de cette fantaisie littéraire ?
- Louis Chochod. — Occultisme et Magie en Extrême-Orient.
Payot, Paris.
Il est évident que le mot « occultisme » ne saurait être pris ici dans son sens propre ; l’auteur l’applique indistinctement à toute doctrine qui « étudie les sciences cachées au profane », ce qui est extrêmement vague. Il faut le louer d’admettre le monothéisme originel, contrairement aux préjugés courants, et aussi de considérer la magie comme une chose entièrement différente de la religion ; mais, à côté de cela, que de confusions et de malentendus ! Il fait une distinction entre la magie ordinaire, qu’il semble réduire un peu trop à cette forme dégénérée qu’est la sorcellerie, et une « haute magie » sur la nature de laquelle il ne s’explique pas très nettement ; mais tout s’éclaire, y compris l’« ésotérisme graphique » que nous avons déjà rencontré dans son précédent ouvrage, dès que nous comprenons que, au fond, il s’est inspiré surtout de P. V. Piobb et de son Formulaire de Haute Magie. Nous ne connaissons que trop bien, en effet, cette tendance à ramener les symboles à n’être plus que des sortes d’« aide-mémoire » d’un caractère plus ou moins cryptographique, ou des formules schématiques d’« opérations » que l’auteur conçoit apparemment comme assez peu différentes de celles des sciences expérimentales modernes : ici, nous retombons dans une des variétés de l’occultisme proprement dit, et cela n’a certes rien d’extrême-oriental… Les deux premiers chapitres, consacrés à l’Inde, sont totalement incompréhensifs, et même, il faut bien le dire, franchement mauvais ; en effet, non seulement l’auteur s’en rapporte de confiance aux opinions des orientalistes, tout en s’étonnant un peu qu’ils soient si souvent en désaccord entre eux, mais, quand il en vient à parler de l’époque actuelle, il accueille volontiers et même avec complaisance jusqu’aux plus odieuses calomnies lancées par certains Occidentaux contre l’Inde et sa tradition ; n’insistons pas davantage, et exprimons tout simplement le regret que cette partie ait été écrite, car elle s’imposait d’autant moins que l’inclusion de l’Inde dans l’Extrême-Orient est parfaitement injustifiable à tous les points de vue. Le reste, qui concerne la Chine et l’Indo-Chine, vaut mieux à bien des égards, parce que, là du moins, l’auteur a pu avoir une expérience directe quoique naturellement très « extérieure » ; il faut d’ailleurs, bien entendu, avoir soin de distinguer entre les faits qu’il rapporte et les interprétations particulières dont nous avons indiqué la provenance ; on y trouve aussi un peu trop de considérations qui font double emploi avec celles qui avaient déjà été exposées dans Huê la Mystérieuse. Le volume se termine par un chapitre sur le « Caodaïsme », contenant de curieux renseignements historiques sur cette secte d’origine toute récente, qui n’est en somme qu’un dérivé du spiritisme occidental importé en Indo-Chine ; il paraît d’ailleurs que, malgré les schismes nombreux qui s’y sont produits, la secte en question ne fait malheureusement que se répandre de plus en plus, au grand détriment de toute idée traditionnelle ; c’est là assurément un produit bien typique de l’influence européenne !