Octobre-novembre 1946
- Albert Lantoine. — Les Sociétés secrètes actuelles en Europe
et en Amérique.
Presses Universitaires de France, Paris.
Ce petit volume, qui était prêt à paraître en 1940, mais dont la sortie a été retardée de cinq ans par les événements, fait partie d’une collection qui est manifestement destinée au « grand public », ce qui explique son caractère quelque peu superficiel. Il s’y trouve cependant une très louable distinction entre « sociétés secrètes initiatiques » et « sociétés secrètes politiques », d’où sa division en deux parties « n’ayant de commun entre elles que la similitude de leurs étiquettes ». Quant à dire que les premières se distinguent des autres en ce que « la solidarité n’y est pas d’ordre sentimental, mais d’ordre spirituel », cela est assurément juste, mais insuffisant, d’autant plus que le « spirituel » semble bien n’être conçu ici que comme une simple affaire de « pensée », ce qui est fort loin du véritable point de vue initiatique ; en tout cas, la question est beaucoup plus complexe en fait, et nous nous permettrons de renvoyer à ce que nous en avons dit dans nos Aperçus sur l’Initiation (ch. XII). D’un autre côté, il nous est absolument impossible de partager certaines vues sur une prétendue opposition entre la religion et tout ce qui a un caractère secret en général et initiatique en particulier ; une distinction nette entre l’exotérisme et l’ésotérisme suffit à remettre chaque chose à sa place et à faire disparaître toute opposition, car la vérité est qu’il s’agit de deux domaines entièrement différents. — La première partie débute par un court chapitre sur les « petites sociétés initiatiques », dont l’absence n’aurait rien fait perdre à l’ouvrage, car les quelques renseignements qu’il contient sont empruntés à des sources fort profanes, et, de plus, il s’y trouve une phrase plutôt malheureuse qui paraît admettre les prétentions des organisations pseudo-initiatiques de tout genre : ce n’est certes pas parce qu’un groupement pratique un simulacre ou une parodie d’initiation qu’il a « le droit de se dire initiatique » ! Ajoutons tout de suite que le chapitre sur le Compagnonnage, bien que ne renfermant rien d’inexact, est aussi d’une regrettable insuffisance ; est-ce parce qu’on le regarde plutôt comme une « chose du passé », donc « inactuelle », qu’on n’a pas jugé à propos de lui accorder un peu plus de place dans ce livre ? Ce qu’il y a de plus intéressant et de mieux fait, c’est certainement le résumé de l’histoire de la Maçonnerie en Europe et plus particulièrement en France, et cela se comprend sans peine, puisque c’est là en quelque sorte la « spécialité » de l’auteur ; mais ce qui concerne les origines est terriblement simplifié ; et pourquoi toujours cette sorte de crainte de remonter au delà de 1717 ? Quant à la Maçonnerie américaine, il est visible que l’auteur n’en a qu’une connaissance assez incomplète ; pour les hauts grades, notamment, il semble ignorer jusqu’à l’existence de tout ce qui n’est pas le Rite Écossais Ancien et Accepté, qui est pourtant bien loin d’être le plus répandu dans les pays anglo-saxons… On trouvera aussi dans ce livre, pour l’Amérique, quelques indications historiques sur les Odd Fellows et les Knights of Pythias, ainsi que sur certaines associations de nègres dont le caractère est assez mal défini : ici encore, nous retrouvons la fâcheuse tendance à croire qu’il suffit que l’admission des membres s’accompagne de « cérémonies » pour qu’il soit permis de parler d’initiation. — La seconde partie, consacrée aux « sociétés secrètes politiques », passe en revue, pour l’Europe, les sociétés irlandaises, les Comitadjis de Macédoine, les Oustachis de Croatie ; pour l’Amérique, les « Chevaliers de Colomb », l’« Ordre des Hiberniens », le Ku-Klux-Klan (dont il n’est d’ailleurs dit que fort peu de chose), les sociétés juives, et quelques autres organisations de moindre importance. — La conclusion a un ton « détaché », voire même quelque peu sceptique, qui est plutôt décevant ; mais, somme toute, il est peut-être à peu près inévitable qu’il en soit ainsi chez ceux qui, sous l’état actuel des organisations initiatiques occidentales, n’ont pas réussi à découvrir ce qu’est véritablement l’initiation.
- John Charpentier. — L’Ordre des Templiers.
« La Colombe », Paris.
L’auteur de ce livre a publié précédemment quelques romans dans lesquels il fait jouer aux Templiers, ou à leurs continuateurs réels ou supposés, un rôle qui semble témoigner d’idées plutôt singulières sur ce sujet ; aussi craignions-nous de retrouver encore ici des fantaisies de même genre, mais heureusement il n’en est rien : il s’agit cette fois d’une étude historique sérieusement faite, ce qui vaut certainement beaucoup mieux. Ce qui est seulement à regretter, et d’autant plus que c’est là le côté le plus intéressant de la question, c’est qu’il est à peu près impossible de comprendre quelle est la pensée exacte de l’auteur en ce qui concerne l’ésotérisme des Templiers : à l’origine, il n’y aurait eu chez eux « aucun ésotérisme » (mais la chevalerie elle-même, d’une façon générale, n’avait-elle pas cependant un certain caractère initiatique ?) ; il se serait donc introduit plus tard, mais d’où serait-il venu ? De l’Orient sans doute ; pourtant, de leurs relations avec les Ismaéliens, ils n’auraient guère recueilli que l’idée d’une certaine hiérarchie de grades (qu’on semble d’ailleurs confondre ici avec les fonctions) et celle d’un « universalisme pacifiste » (sic) qui est peut-être, en fait, la conception de l’Empire telle que Dante l’exposa. En discutant la question de la prétendue « hérésie » des Templiers, M. Charpentier utilise largement les articles de MM. Probst-Biraben et Maitrot de la Motte-Capron ; comme nous avons déjà examiné ceux-ci en détail (no d’octobre-novembre 1945), nous n’y reviendrons pas. Il ne croit pas qu’ils aient été réellement hérétiques, mais il admet qu’ils aient pu être « gnostiques » ; il fait d’ailleurs remarquer très justement, à ce propos, que « sous cette étiquette se trouvent rassemblées bien des notions hétéroclites, sans rapport les unes avec les autres, et parfois même inconciliables », et qu’au surplus « on ne possède guère sur le gnosticisme d’autres renseignements que ceux qui ont été fournis par ses adversaires ». Mais voici maintenant où les choses se compliquent étrangement : d’une part, c’est au gnosticisme valentinien que « les Templiers se rattachent lointainement » ; d’autre part, « pour parler du gnosticisme des Templiers, il faudrait qu’il eût existé une Gnose active à l’époque où ils vécurent », ce qui n’est pas. Par surcroît, il ne devait pas s’agir d’une doctrine, car « on n’en a recueilli aucun témoignage probant », et les Templiers « ne se sont faits propagandistes (?) que d’idées sociales et politiques fondées sur la solidarité ». Pourtant, il y aurait eu chez eux une transmission orale (mais sur quoi portait-elle ?), et, finalement, il se trouve qu’ils possédaient un ésotérisme d’origine pythagoricienne, sans qu’on puisse deviner d’où ni comment ils l’avaient reçu ; il est vraiment bien difficile de s’y reconnaître dans tout cela ! Nous ne comprenons pas très bien non plus comment on peut penser que le « Johannisme » procède, non de saint Jean l’Evangéliste, mais de saint Jean-Baptiste ; mais, pour ce qui est du Pythagorisme, nous signalerons que c’est peut-être dans les relations des Templiers avec les corporations de constructeurs (qui ne sont mentionnées ici qu’incidemment) qu’on pourrait trouver la clef de l’énigme… Dans un dernier chapitre, il est question de la Maçonnerie « templière », qui est « liquidée » d’une façon vraiment bien sommaire (et notons en passant le curieux lapsus qui a fait écrire « Magnus Grecus » pour « Naymus Grecus »), puis des Néo-Templiers de Fabré-Palaprat ; et ici nous avons éprouvé un bien vif étonnement en nous voyant nommé parmi ceux qui ont « accrédité la thèse selon laquelle Larménius aurait bien été le légitime successeur de Molay » ! Or, autant que nous puissions nous en souvenir, nous n’avons jamais écrit nulle part un seul mot sur cette question ; et, en tout cas, nous serions d’autant moins tenté de soutenir cette thèse que nous ne sommes même pas du tout certain que ledit Larménius ait existé réellement, car nous tenons pour extrêmement suspect tout ce qui (y compris l’« alphabet secret ») provient d’une source néo-templière ; nous espérons qu’on voudra bien, à l’occasion, tenir compte de cette rectification.
- Jean Mallinger. — Pythagore et les Mystères.
Éditions Niclaus, Paris.
Quand on sait que l’auteur de ce livre fut un des promoteurs de la F. U. D. O. S. I., dont nous avons eu à parler récemment (no de mai 1946)(*), certaines choses, qui autrement pourraient paraître plutôt énigmatiques, s’éclairent d’un jour très particulier. Ainsi, on s’explique sans peine la dédicace à la mémoire du chef des « Pythagoriciens de Belgique » ; ceux-ci, en effet, sont constitués en un « Ordre d’Hermès Trismégiste » (dénomination qui n’a certes rien de spécifiquement pythagoricien), lequel fut un des premiers à adhérer à la susdite F. U. D. O. S. I. Ainsi encore, ce qui s’appelle normalement « état primordial » est appelé ici « état ancien et primitif » ; or c’est là, non pas une simple bizarrerie de langage comme pourrait le croire un lecteur non averti, mais une façon discrète de faire allusion au titre d’une organisation maçonnique irrégulière dont M. Mallinger est un des dignitaires ; et s’il eût appartenu à telle autre organisation du même genre, il eût sans aucun doute dit de même « état primitif et originel » ! Une curieuse sortie contre le « tablier de peau », qui ne s’appuie d’ailleurs que sur une confusion entre deux choses tout à fait différentes au point de vue symbolique, semble bien aussi n’être due en réalité qu’à un désir de se singulariser vis-à-vis de la Maçonnerie régulière… Quant au fond même de l’ouvrage, la partie proprement historique, c’est-à-dire la biographie de Pythagore, faite d’après les « sources » connues, n’apporte en somme rien de bien nouveau ; peut-être les faits y sont-ils présentés parfois d’une façon un peu « tendancieuse », par exemple quand on attribue à Pythagore un souci très moderne de « propagande », ou quand on décrit l’organisation de son Ordre d’une façon qui donne à penser que le point de vue « social » y était comme l’aboutissement de tout le reste. Dans la seconde partie, il est question d’abord des différentes sortes de mystères qui existaient, en Grèce et ailleurs, au temps de Pythagore, puis des mystères pythagoriciens ; là encore, on sent que l’exposé est influencé dans une certaine mesure par l’idée que l’auteur se fait de l’initiation, idée qui est fortement teintée d’« humanitarisme » et dans laquelle les « pouvoirs » jouent aussi un rôle important. À la façon dont il parle d’un « retour à Pythagore », il est bien à craindre, malgré ce qu’il dit ailleurs de la « chaîne apostolique » (sic) et de la nécessité d’un « rite immuable et traditionnel », qu’il ne soit encore de ceux qui croient qu’une transmission continue et sans interruption n’est pas indispensable à la validité de l’initiation ; et, quand il parle de la « permanence de l’Ordre » et de « ses pulsations encore sensibles aujourd’hui », il est permis de se demander comment il l’entend au juste, surtout quand on a vu tant d’occultistes s’imaginer qu’une « chaîne » initiatique peut se perpétuer tout simplement « en astral » !
- Jean de Kerdéland. — De Nostradamus à Cagliostro.
Éditions Self, Paris.
Ce petit volume est écrit d’un bout à l’autre sur un ton de moquerie « voltairienne » que nous croyions passé de mode, et qui est extrêmement désagréable ; l’auteur ne veut voir partout que « charlatanisme » et « duperie », ce qui est un moyen très commode et très simple d’écarter tout ce qui peut être gênant pour son « rationalisme ». La première partie, qui est la plus longue, débute par une sorte de « vie romancée » de Nostradamus, suivie de ce qui a la prétention d’être un examen de ses « prophéties » ; naturellement, il n’est pas difficile de présenter le tout de façon à donner au lecteur ordinaire l’impression qu’il ne s’agit que d’une imposture « monumentale », sauf « pour quelques rares instants » où l’on veut bien admettre que Nostradamus se montra « un philanthrope sincère et un réformateur convaincu ». Où M. de Kerdéland n’a pas tout à fait tort, c’est quand il critique les récents commentateurs de Nostradamus ; mais, malheureusement, ses critiques sont toutes superficielles et ne portent guère, et, par surcroît, il a cru « faire de l’esprit » en les entremêlant de multiples « quiproquos » de fort mauvais goût et dont le ridicule n’atteint en définitive que leur auteur… — Des trois personnages dont il est question dans le livre, le comte de Saint-Germain, tout en passant aussi pour un « charlatan », est peut-être le moins maltraité ; nous retrouvons d’ailleurs là, à peu près textuellement, un certain nombre d’anecdotes que nous avions déjà rencontrées dans un autre ouvrage dont nous avons parlé il y a quelque temps (no de mai 1946)(**). — Mais c’est surtout à Cagliostro que M. de Kerdéland s’en prend avec le plus d’acharnement ; sans être aucunement de ceux qui le considèrent comme un « Maître », il est permis de voir en lui autre chose qu’un vulgaire aventurier, mais, bien entendu, à la condition de ne pas nier de parti pris, en l’attribuant fort aimablement à « la Bêtise des hommes » (la majuscule n’est pas de nous), tout ce qui dépasse la conception la plus grossière et la plus étroitement bornée de la « vie ordinaire » !