Janvier-février 1947

Cassell and Co., London.

Cet ouvrage, auquel M. Coomaraswamy a déjà consacré ici une note lors de son apparition (no de juin 1940), a eu depuis lors plusieurs éditions successives, dans lesquelles l’auteur a apporté certaines améliorations de détail. Notre intention, en y revenant, n’est pas de parler de ce qui est proprement « récit de voyage », quel qu’en soit d’ailleurs l’intérêt, mais seulement de signaler plus particulièrement quelques points se rapportant directement à la doctrine thibétaine. Nous devons remarquer tout d’abord que M. Pallis n’accepte pas le terme de « Lamaïsme », qui comporte, en anglais, paraît-il, une certaine nuance péjorative ; nous devons dire qu’il ne semble pas en être ainsi en français, si bien que, pour notre part, nous n’avions vu jusque-là aucun inconvénient à l’employer à l’occasion ; il est vrai que ce n’est qu’une dénomination purement conventionnelle, mais il y en a d’autres qui sont également dans ce cas (celle de « Confucianisme » par exemple), et dont on se sert uniquement pour des raisons de commodité. On peut sans doute se contenter de parler tout simplement de Bouddhisme thibétain, et peut-être est-ce ce qui vaut le mieux après tout ; il doit être bien entendu, en tout cas, que ce Bouddhisme présente des particularités qui le distinguent nettement des autres formes, non seulement du Bouddhisme en général, mais même du Mahâyâna dont il est une branche. — Un chapitre qui présente une importance toute spéciale au point de vue doctrinal est celui qui est intitulé The Round of Existence, et qui contient un excellent exposé du symbolisme de la « Roue de Vie », représentation schématique des multiples états de l’existence conditionnée. À cette occasion, l’auteur explique divers points fondamentaux de la doctrine bouddhique, en tant que celle-ci vise essentiellement à faire sortir les êtres de l’enchaînement indéfini de ces états pour les conduire au Nirvâna, au sujet duquel il rectifie très justement les fausses interprétations qui ont cours en Occident : « C’est l’extinction de l’Ignorance et de la série de ses conséquences ; une double négation est le seul moyen que nous ayons de suggérer faiblement sa réalité positive. Celui qui atteint cet état le connaît ; celui qui ne l’a pas atteint ne peut que spéculer dans les termes de sa propre relativité, qui ne s’y appliquent pas : entre cet état et le Cercle de l’Existence, il y a une complète discontinuité ». Nous noterons encore les considérations concernant la Méthode et la Sagesse, envisagées comme complémentaires et inséparables l’une de l’autre, et symbolisées respectivement par le dorje et par la clochette ou dilbu. — Un autre chapitre contient quelques pages sur le symbolisme des Tantras, qui, outre les éclaircissements qu’elles apportent dans l’ordre proprement doctrinal, et notamment en ce qui concerne la conception de la Shakti, constituent une réfutation aussi nette que possible des assertions ineptes que l’on rencontre un peu partout sur ce sujet, qui est sans doute un de ceux où l’incompréhension occidentale a atteint son plus haut degré. Ailleurs, nous trouvons des explications sur les « Trois Refuges », sur la formule Om mani padmê hum et sur les mantras en général comme supports de méditation ; et d’autres points encore, qu’il serait trop long d’énumérer, sont traités incidemment dans le cours du livre. — La dernière partie est consacrée presque tout entière à l’art thibétain ; il y est parlé tout d’abord de son état présent, et l’on peut remarquer, à cet égard, que c’est un des rares exemples qu’on puisse encore trouver d’un art traditionnel réellement vivant aujourd’hui. L’auteur a introduit là certaines vues générales sur l’« art populaire », inspirées par les indications de M. Coomaraswamy ; mais il observe que, au Thibet, il n’est guère possible d’envisager un « art populaire » distinct d’une autre sorte d’art, « parce que tous les éléments qui ont concouru à donner sa forme à la civilisation thibétaine, de quelque source qu’ils soient dérivés, ont été combinés en une synthèse très complètement élaborée, et adaptée aux besoins des hommes de tout rang et de toute capacité ». M. Pallis montre ensuite l’étroite connexion de l’art avec la doctrine ; dans ce chapitre, qu’il nous est impossible de résumer, nous noterons seulement les considérations sur le caractère essentiellement intellectuel de l’art traditionnel, sur le rituel regardé comme « une synthèse de tous les arts mis au service de la doctrine et collaborant en vue d’une seule fin », qui est de préparer l’esprit à la réalisation métaphysique, et sur l’absence de toute « idolâtrie » dans l’usage qui est ainsi fait des figurations symboliques. Enfin, il attire l’attention sur le danger qui peut résulter, pour l’art et pour l’ensemble de la civilisation traditionnelle qui forme un tout indivisible, de la pénétration de l’influence occidentale dont l’intérieur du Thibet est encore exempt jusqu’ici, mais qui commence déjà à se faire sentir sur ses frontières. Nous mentionnerons aussi, à ce propos, des réflexions très justes sur l’importance du costume pour le maintien de l’esprit traditionnel ; ceux qui veulent détruire la tradition chez un peuple savent certainement fort bien ce qu’ils font lorsqu’ils commencent par lui imposer le port du costume européen !

Traduction de Jacques Marty (Payot, Paris).

Le titre de ce livre appelle tout d’abord quelques remarques : d’une part, nous pensons qu’il vaudrait mieux éviter d’employer en pareil cas le terme d’« Église », à cause de la signification spécifiquement chrétienne qui s’y est attachée et dont il est à peu près impossible de le séparer ; d’autre part, la dénomination d’« Église jaune » ne saurait en tout cas s’appliquer qu’à une seule branche du Lamaïsme (l’auteur, contrairement à M. Pallis, emploie volontiers ce dernier terme), celle qui suit la réforme de Tsongk-khapa, pour la distinguer de celle qu’on pourrait alors appeler l’« Église rouge » et qui est demeurée telle qu’elle était avant l’époque de cette réforme. Or, l’ouvrage traite en réalité de l’une et de l’autre, c’est-à-dire, en somme, du Bouddhisme thibétain en général, et aussi du Bouddhisme mongol qui en est dérivé directement ; c’est même peut-être le seul ouvrage d’ensemble, ou du moins le seul facilement accessible, qui existe sur ce sujet, et c’est d’ailleurs là ce qui en fait surtout l’intérêt ; nous voulons parler de l’intérêt « documentaire », car, pour ce qui est de l’« esprit » dans lequel il est écrit, il y a assurément bien des réserves à faire. Il contient d’abord un exposé historique assez complet ; malheureusement, cet exposé même est affecté par une sorte de scepticisme à l’égard de tout ce qui ne paraît pas pouvoir s’expliquer conformément aux idées occidentales modernes, et on y sent un peu trop la tendance à vouloir tout « rationaliser ». Un point qui demeure plutôt obscur, c’est ce qui concerne la religion de Bon, antérieure à l’introduction du Bouddhisme, et dont on ne sait en effet qu’assez peu de chose ; quant à ce qui est dit d’une soi-disant « croyance populaire » encore plus ancienne, il n’est guère possible de comprendre de quoi il s’agit ; peut-être veut-on parler d’une forme du « chamanisme », qui d’ailleurs devrait sans doute être antérieure à la dégénérescence actuelle de celui-ci, et qui en tout cas ne pourrait être « populaire » que dans le seul fait de ses survivances partielles, constituant si l’on veut une sorte de « folklore », après qu’elle eut été remplacée par d’autres formes traditionnelles. À ce propos, signalons, bien qu’elle se trouve dans une autre partie du livre, une remarque assez intéressante, ou qui du moins pourrait l’être si l’on savait en tirer les conséquences ; les points de contact du Lamaïsme avec le Chamanisme « ne s’expliquent pas par les influences que le Bouddhisme a subies en Mongolie et dans le Thibet de la part des théories qui y prévalent ; il s’agit exclusivement de traits déjà attestés dans le Tantrisme indien, et qui, de ce pays, sont allés se combiner aux idées du Lamaïsme » ; mais au lieu de voir là des indices d’une source traditionnelle commune, et qui peut d’ailleurs remonter fort loin, l’auteur se contente de déclarer que « l’explication de ces remarquables rencontres doit être laissée à des recherches ultérieures »… — Après la partie historique sont étudiés successivement les monastères et les temples, les différentes catégories de « dieux » du Lamaïsme, la hiérarchie des moines (parmi lesquels ceux qui suivent la « voie directe » sont qualifiés de « mystiques » fort mal à propos), les « arts magiques » (dénomination sous laquelle sont rangées indistinctement bien des choses qui ne sont certes pas toutes d’ordre magique au vrai sens de ce mot), les rites et les fêtes (où les danses symboliques tiennent une place importante, et ici l’auteur relève avec raison l’erreur commise trop fréquemment par ceux qui les ont décrites et qui ont pris les divinités « terribles » qui y figurent pour des entités diaboliques), puis la cosmologie (dont le côté symbolique n’est guère compris), les sciences (notamment l’astrologie et la médecine), et enfin les arts et la littérature. Tout cela, redisons-le encore, est intéressant en tant que documentation, mais à la condition de ne pas tenir compte des appréciations de l’auteur, qui ne perd aucune occasion de déclamer contre ce qu’il appelle les « horreurs tantriques » et de traiter de « superstitions absurdes et lamentables » tout ce qui échappe à sa compréhension ! — Nous ne savons au juste dans quelle mesure certains défauts d’expression doivent être attribués à la traduction ; il en est probablement ainsi lorsqu’il s’agit de phrases dont le sens est fort peu clair, et il y en a malheureusement un assez grand nombre ; mais il paraît difficile de ne pas imputer à l’auteur lui-même l’emploi de quelques termes assez extraordinaires, comme par exemple celui de « pierre fulminaire » pour rendre dorje, ou encore celui de « réincarnations » pour désigner les tulkous, que la plupart des Européens appellent fort improprement des « Bouddhas vivants », et qui, en réalité, ne sont pas autre chose que les supports humains de certaines influences spirituelles. D’un autre côté, il est fâcheux que le traducteur ait cru devoir adopter pour les mots thibétains une transcription bizarre, qui semble être la transcription allemande quelque peu modifiée, et qui les rend parfois assez difficilement reconnaissables pour ceux qui sont habitués à les voir sous une autre forme ; l’absence de toute indication des voyelles longues dans les termes sanscrits est plutôt gênante aussi, et ce sont là des imperfections qu’il eût cependant été bien facile d’éviter, car cela du moins ne demande évidemment aucun effort de compréhension.