Mars 1947

Charlot, Alger.

Ce qui fait surtout l’intérêt de ce recueil de « contes populaires » de l’Afrique du Nord, à notre point de vue, c’est l’introduction et les notes qui les accompagnent, et où sont exposées des vues générales sur la nature du « folklore universel ». L’auteur fait remarquer très justement que « le véritable intérêt des littératures populaires est ailleurs que dans les filiations, les influences et les dépendances externes », qu’il réside surtout en ce qu’elles témoignent « en faveur de l’unité des traditions ». Il fait ressortir l’insuffisance du point de vue « rationaliste et évolutionniste » auquel s’en tiennent la plupart des folkloristes et des ethnologues, avec leurs théories sur les « rites saisonniers » et autres choses du même ordre ; et il rappelle, au sujet de la signification proprement symbolique des contes et du caractère véritablement « transcendant » de leur contenu, certaines des considérations que nous-même et quelques-uns de nos collaborateurs avons exposées ici même. Toutefois, il est à regretter qu’il ait cru devoir malgré tout faire une part plus ou moins large à des conceptions fort peu compatibles avec celles-là : entre les prétendus « rites saisonniers » et les rites initiatiques, entre la soi-disant « initiation tribale » des ethnologues et la véritable initiation, il faut nécessairement choisir ; même s’il est vrai et normal que l’ésotérisme ait son reflet et sa correspondance dans le côté exotérique des traditions, il faut en tout cas se garder de mettre sur le même plan le principe et ses applications secondaires, et, en ce qui concerne celles-ci, il faudrait aussi, dans le cas présent, les envisager entièrement en dehors des idées antitraditionnelles de nos contemporains sur les « sociétés primitives » ; et que dire d’autre part de l’interprétation psychanalytique, qui, en réalité, aboutit tout simplement à nier le « superconscient » en le confondant avec le « subconscient » ? Ajoutons encore que l’initiation, entendue dans son véritable sens, n’a et ne saurait avoir absolument rien de « mystique » ; il est particulièrement fâcheux de voir cette équivoque se perpétuer en dépit de toutes les explications que nous avons pu donner à ce sujet… Les notes et les commentaires montrent surtout les multiples similitudes qui existent entre les contes kabyles et ceux d’autres pays très divers, et il est à peine besoin de dire que ces rapprochements présentent un intérêt tout particulier comme « illustrations » de l’universalité du folklore. Une dernière note traite des formules initiales et finales des contes, correspondant manifestement à celles qui marquent, d’une façon générale, le début et la fin de l’accomplissement d’un rite, et qui sont en rapport, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, avec la « coagulation » et la « solution » hermétiques. Quant aux contes eux-mêmes, ils semblent rendus aussi fidèlement que le permet une traduction, et, de plus, ils se lisent fort agréablement.

Société Historique Algérienne, Alger.

Dans cette autre étude folklorique, il s’agit des nombreux contes où, dans l’Afrique du Nord comme d’ailleurs en bien d’autres pays, on retrouve réunis ou épars les principaux traits du mythe bien connu de Psyché ; « il n’est pour ainsi dire pas un de ces traits qui ne suggère un sens initiatique et rituel ; il n’en est pas un non plus que nous ne puissions retrouver dans le folklore universel ». Il y a aussi des variantes, dont la plus remarquable est « la forme inversée dans laquelle l’être mystique épousé est féminin » ; les contes de ce type « semblent insister sur le côté actif, le côté conquête, comme s’ils représentaient l’aspect effort humain plutôt que l’aspect passif et théocentriste » ; ces deux aspects sont évidemment complémentaires l’un de l’autre. Maintenant, qu’Apulée, qui n’a certes pas inventé le mythe, ait pu s’inspirer, pour certains détails de la version qu’il en donne dans son Âne d’Or, d’une « tradition orale populaire africaine », cela n’est pas impossible ; mais il ne faut cependant pas oublier que des figurations se rapportant à ce mythe se rencontrent déjà sur des monuments grecs antérieurs de plusieurs siècles ; cette question des « sources » importe d’ailleurs d’autant moins au fond que la diffusion même du mythe indique qu’il faudrait remonter beaucoup plus loin pour en trouver l’origine, si toutefois l’on peut parler proprement d’une origine en pareil cas ; du reste, le folklore comme tel ne peut jamais être le point de départ de quoi que ce soit, car il n’est au contraire fait que de « survivances », ce qui est même sa raison d’être. D’autre part, le fait que certains traits correspondent à des usages, interdictions ou autres, qui ont effectivement existé en relation avec le mariage dans tel ou tel pays, ne prouve absolument rien contre l’existence d’un sens supérieur, dont nous dirions même plutôt, pour notre part, que ces usages eux-mêmes ont pu être dérivés, toujours pour la raison que l’exotérisme a son principe dans l’ésotérisme, de sorte que ce sens supérieur et initiatique, bien loin d’être « surajouté » après coup, est au contraire celui qui est véritablement primordial en réalité. L’examen des rapports du mythe de Psyché et des contes qui lui sont apparentés avec les mystères antiques, sur lequel se termine l’étude de M. Dermenghem, est particulièrement digne d’intérêt, ainsi que l’indication de certains rapprochements avec le taçawwuf ; nous ajouterons seulement, à ce propos, que des similitudes comme celles qu’on peut remarquer entre la terminologie de celui-ci et le vocabulaire platonicien ne doivent nullement être prises pour des marques d’un « emprunt » quelconque, car le taçawwuf est proprement et essentiellement islamique, et les rapprochements de ce genre ne font rien d’autre que d’affirmer aussi nettement que possible l’« unanimité » de la tradition universelle sous toutes ses formes.

G.-P. Maisonneuve, Paris.

Suhrawardi d’Alep, à qui est consacrée cette brochure, est celui qu’on a souvent appelé Esh-Sheikh el-maqtûl pour le distinguer de ses homonymes, bien que, à vrai dire, on ne sache pas exactement s’il fut tué en effet ou s’il se laissa mourir de faim en prison. La partie proprement historique est consciencieusement faite et donne un bon aperçu de sa vie et de ses œuvres ; mais il y a bien des réserves à faire sur certaines interprétations, ainsi que sur certaines affirmations concernant de prétendues « sources » des plus hypothétiques : nous retrouvons notamment ici cette idée singulière, à laquelle nous avons fait allusion dans un récent article(*), que toute angélologie tire forcément son origine du Mazdéisme. D’autre part, l’auteur n’a pas su faire comme il convient la distinction entre cette doctrine ishrâqiyah, qui ne se rattache à aucune silsilah régulière, et le véritable taçawwuf ; il est bien hasardé de dire, sur la foi de quelques similitudes extérieures, que « Suhrawardî est dans la lignée d’El-Hallâj » ; et il ne faudrait assurément pas prendre à la lettre la parole d’un de ses admirateurs le désignant comme « le maître de l’instant », car de telles expressions sont souvent employées ainsi d’une façon tout hyperbolique. Sans doute, il a dû être influencé dans une certaine mesure par le taçawwuf, mais, au fond, il semble bien s’être inspiré d’idées néo-platoniciennes qu’il a revêtues d’une forme islamique, et c’est pourquoi sa doctrine est généralement regardée comme ne relevant véritablement que de la philosophie ; mais les orientalistes ont-ils jamais pu comprendre la différence profonde qui sépare le taçawwuf de toute philosophie ? Enfin, bien que ceci n’ait en somme qu’une importance secondaire, nous nous demandons pourquoi M. Corbin a éprouvé parfois le besoin d’imiter, à tel point qu’on pourrait s’y méprendre, le style compliqué et passablement obscur de M. Massignon.