Juillet-août 1947
- Jean Malfatti de Montereggio. — Études sur la Mathèse, ou
Anarchie et Hiérarchie de la Science.
Traduction de Christien Ostrowski. Introduction de Gilles Deleuze (Éditions du Griffon d’Or, Paris).
Cette réédition, qui reproduit avec quelques légères modifications la traduction française parue en 1849, n’était certes pas inopportune, car ce livre est de ceux dont on parle souvent, mais que bien peu ont lu. Quant à sa valeur propre, nous devons dire qu’il nous semble présenter surtout un intérêt de curiosité, car la vérité est qu’il « date » terriblement, et cela non pas seulement en ce qui concerne les considérations biologiques et médicales, qui portent assurément la marque de leur époque, mais où se trouvent des vues ingénieuses et qui mériteraient peut-être d’être reprises sous une autre forme ; il « date » aussi, et même plus encore, par ce qui s’y rapporte à la tradition hindoue. Celle-ci était bien peu connue à cette époque en Europe, où on n’en avait que des notions tout à fait fragmentaires et souvent peu exactes ; de plus, c’était le temps où certains avaient inventé une « symbolique » qui ne suppléait que fort mal à leur ignorance du véritable symbolisme, et dont l’influence est ici très visible. Rassemblant dix principes assez hétéroclites et dont le choix n’est pas moins arbitraire que l’ordre dans lequel il les range, l’auteur a voulu y voir une correspondance avec les nombres, et, partant de cette idée, il s’est ingénié à découvrir dans les figurations qu’il avait à sa disposition des choses qui n’y sont certainement pas ; il est à peine besoin d’ajouter que, par contre, toute signification d’ordre métaphysique lui échappe complètement. Au lieu de donner la place principale à de semblables fantaisies, il aurait beaucoup mieux fait de présenter simplement ses spéculations sur les nombres comme d’inspiration pythagoricienne, ce qui eût été plus justifié ; elles restent d’ailleurs, dans leur ensemble, plutôt vagues et obscures, et il est difficile de voir nettement comment il en tire certaines applications. Ce qui est peut-être le plus digne de remarque, à un point de vue qu’on pourrait dire « historique », c’est le rôle considérable que cet ouvrage et d’autres du même genre ont joué dans la constitution de l’occultisme de la fin du xixe siècle ; reposant sur des informations aussi peu sûres et les mettant à la place des données traditionnelles authentiques qui lui faisaient entièrement défaut, est-il étonnant que celui-ci n’ait jamais été qu’un assemblage de rêveries sans la moindre solidité ? Mais il est bon qu’on puisse s’en rendre compte en se reportant aux sources, et, au fond, c’est peut-être là ce qui fait le principal intérêt d’une réédition comme celle-là.
- J.-M. Ragon. — De la Maçonnerie occulte et de l’Initiation
hermétique.
Introduction de A. Volguine (Éditions des Cahiers Astrologiques, Nice).
C’est là encore un autre livre qui « date », lui aussi, quoique d’une façon quelque peu différente du précédent, et surtout dans sa première partie, où sont passées en revue les différentes choses qu’on a l’habitude de ranger sous la dénomination assez vague de « sciences occultes ». À part certaines considérations sur les nombres et sur les mots sacrés, il n’y a là, à vrai dire, rien de spécialement maçonnique, si ce n’est l’idée que les Maçons devraient faire entrer ces sciences dans l’objet de leurs études ; l’auteur avait même formé le projet de constituer trois grades ou « écoles d’instruction » qui y auraient été plus particulièrement consacrés et qui auraient en quelque sorte « doublé » les trois grades symboliques ; ce qui est plutôt singulier, c’est qu’il ait pu penser qu’ils auraient été, par rapport à ceux-ci, ce que les « grands mystères » étaient par rapport aux « petits mystères » ; voilà qui témoigne assurément d’une conception initiatique bien limitée… D’autre part, il importe de noter la place prépondérante qui est donnée là-dedans au magnétisme, car nous y trouvons encore une confirmation de l’influence véritablement néfaste que celui-ci exerça sur les milieux maçonniques, et cela, comme nous l’avons déjà fait remarquer en d’autres occasions, dès la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire dès l’époque même de Mesmer, dont le « Rite de l’Harmonie Universelle » est évoqué ici, et dont le rôle semble même avoir été surtout, quoique peut-être inconsciemment, de détourner les Maçons de préoccupations plus sérieuses et plus réellement initiatiques ; on ne voit d’ailleurs que trop, chez Ragon, à quelle conception grossièrement matérialisée du « monde invisible » aboutissaient ces théories « fluidiques ». La seconde partie, sur l’initiation hermétique, est d’un intérêt plus direct au point de vue proprement maçonnique, surtout pour la documentation qu’elle contient, et malgré la forme plutôt bizarre et fantaisiste qu’y prennent certains mythes, notamment ceux de l’Égypte, dont l’« interprétation philosophique » ressemble d’ailleurs beaucoup à celle de Pernéty et s’en inspire manifestement pour une bonne part. Quant à la conception que Ragon lui-même se faisait de l’hermétisme, il serait difficile de dire jusqu’où elle pouvait aller exactement, mais, quoiqu’il paraisse reconnaître que les symboles alchimiques avaient un double sens, il est à craindre qu’elle n’ait pas été bien loin ; la façon dont il parle parfois à ce propos des « sciences utiles », aussi bien que celle dont il cherche d’autre part à justifier son intérêt pour le magnétisme, semblerait même indiquer que, pour lui, l’initiation ne devait guère viser à autre chose qu’à former des « bienfaiteurs de l’humanité ». — Dans son introduction, M. Volguine insiste surtout sur l’astrologie et ses rapports avec le symbolisme maçonnique, et cela se comprend facilement, puisque c’est en somme sa « spécialité » ; mais il reproche à Ragon de nier l’astrologie et de ne la considérer que comme une « superstition ». Or nous devons dire que, en nous reportant au chapitre indiqué à ce sujet, ce que nous y avons trouvé est assez sensiblement différent : il y est dit que l’astrologie « est certainement la première et, par conséquent, la plus antique des sciences et des superstitions », et il résulte assez clairement du contexte que ces deux derniers mots se rapportent respectivement à la véritable astrologie et aux abus plus ou moins charlatanesques auxquels elle a donné lieu. Quant à l’affirmation que la première est disparue depuis longtemps, nous n’y contredirions certes pas pour notre part, et nous ajouterions seulement que les tentatives qui sont faites actuellement pour la reconstituer, bien que ne rentrant assurément pas dans la catégorie des abus dont il vient d’être question, n’en sont pourtant encore que des déformations d’un autre genre … À un autre point de vue, il est vraiment étonnant qu’on puisse croire que les anciens grades hermétiques dont Ragon cite les rituels aient jamais fait partie de l’« échelle des 33 degrés », qui appartient exclusivement au Rite Écossais Ancien et Accepté et n’a rien à voir avec les autres « systèmes » de hauts grades passés ou présents ; nous voulons pourtant penser que cette confusion n’est qu’apparente et résulte seulement d’une rédaction peu claire et insuffisamment explicite. Il y a encore un autre point que nous devons signaler et qui ne peut malheureusement donner lieu au même doute : il s’agit d’un certain « Ordre Maçonnique Astrologique Humaniste », en sept degrés, qui fut fondé en Belgique, en 1917, par des membres de la Maçonnerie Mixte, et qui est qualifié de « parfaitement régulier » ; comment une organisation essentiellement irrégulière aurait-elle bien pu donner naissance à un Rite régulier ? C’est là un problème que nous ne nous chargerons certes pas de résoudre ; à notre avis, il y a là tout simplement la preuve que certains ont des idées bien peu nettes sur les questions de régularité maçonnique !