Décembre 1948

Artibus Asiae, Ascona, Suisse.

Dans cet ouvrage posthume, notre regretté collaborateur a repris et développé des considérations qu’il avait déjà exposées en partie dans divers articles, mais qu’il y a grand intérêt à trouver ainsi réunies et coordonnées en un ensemble suivi. Il s’est surtout attaché à montrer l’accord unanime des différentes doctrines traditionnelles sur la question des rapports du temps et de l’éternité, à l’aide de nombreuses références tirées, dans autant de chapitres successifs, des doctrines hindoue, bouddhique, grecque, islamique et chrétienne ; tout cela est évidemment impossible à résumer, et nous devons nous contenter d’indiquer quelques-unes des principales idées qui s’en dégagent. Le temps, qui comprend le passé et le futur, est, dans son ensemble, absolument continu, et ce n’est que logiquement et non réellement qu’il peut être divisé en parties ; par cette continuité qui constitue la durée, il contraste avec l’éternité, qui est au contraire l’« instant » intemporel et sans durée, le véritable présent dont aucune expérience temporelle n’est possible. L’éternité se reflète ou s’exprime dans le « maintenant » qui, en tout temps, sépare et unit à la fois le passé et le futur ; et même ce « maintenant », en tant qu’il est réellement sans durée, et par conséquent invariable et immuable en dépit de l’illusion de « mouvement » due à une conscience soumise aux conditions de temps et d’espace, ne se distingue pas véritablement de l’éternité elle-même, à laquelle l’ensemble du temps est toujours présent dans la totalité de son extension. L’indépendance essentielle et absolue de l’éternité à l’égard du temps et de toute durée, que la plupart des modernes semblent avoir tant de difficulté à concevoir, résout immédiatement toutes les difficultés soulevées au sujet de la Providence et de l’omniscience divine : celles-ci ne se réfèrent pas au passé et au futur comme tels, ce qui n’est que le point de vue contingent et relatif de l’être conditionné par le temps, mais bien à une simultanéité totale, sans division ni succession d’aucune sorte. On peut, à cet égard, comparer le rapport de l’éternité au temps à celui du centre à la circonférence : tous les points de la circonférence et tous les rayons sont toujours visibles simultanément du centre, sans que cette vue interfère en rien avec les mouvements qui se produisent sur la circonférence ou suivant les rayons, et qui ici représenteront respectivement la détermination (enchaînement des événements dans le parcours ordonné de la circonférence) et la libre volonté (mouvement centripète ou centrifuge) avec lesquelles il ne saurait par conséquent y avoir aucun conflit. Une autre conséquence est celle qui concerne la création : Dieu, par là même qu’il n’est pas dans le temps, crée le monde « maintenant » tout aussi bien qu’il l’a créé ou le créera ; l’acte créateur est réellement intemporel, et c’est nous seulement qui le situons à une époque que nous rapportons au passé, ou qui nous représentons illusoirement sous l’aspect d’une succession d’événements ce qui est essentiellement simultané dans la réalité principielle. Dans le temps, toutes choses se déplacent incessamment, paraissent, changent et disparaissent ; dans l’éternité, au contraire, toutes choses demeurent dans un état de constante immutabilité ; la différence entre les deux est proprement celle du « devenir » et de l’« être ». Le temps lui-même serait d’ailleurs inconcevable sans cet « instant » intemporel qu’est l’éternité, de même que l’espace serait inconcevable sans le point « non-dimensionnel » ; et il est évident que celui des deux termes qui donne à l’autre toute sa signification est aussi le plus réel au vrai sens de ce mot.

Gallimard, Paris.

Dans ce petit volume, qui traite successivement des doctrines, des techniques proprement dites, des rapports du Yoga avec l’Hindouisme en général, et enfin de la technique particulière du Yoga dans le Bouddhisme et dans le Tantrisme, on trouve incontestablement beaucoup plus de compréhension que dans la généralité des ouvrages occidentaux consacrés au même sujet. On s’en aperçoit tout de suite par la précaution qu’a eue l’auteur de mettre constamment entre guillemets tous les mots qui lui paraissent à juste titre impropres ou inadéquats pour ce qu’il s’agit d’exprimer, et que les orientalistes emploient au contraire habituellement sans la moindre hésitation et sans se rendre compte à quel point ils faussent l’exposé des doctrines. Pourtant, nous aurions encore préféré le voir renoncer à l’usage de certains de ces mots tout au moins, comme par exemple ceux de « philosophie », de « religion », de « magie », quand ils sont appliqués à des choses auxquelles ils ne sauraient convenir véritablement ; pourquoi faut-il qu’il semble avoir été retenu ainsi à mi-chemin par une sorte de crainte de trop s’écarter de la terminologie communément admise ? D’autre part, cependant, il ne recule pas devant certains néologismes, qui même ne sont peut-être pas tous également utiles, mais parmi lesquels il en est au moins un qui nous paraît excellent et que nous ne saurions trop approuver : c’est le mot « enstase » employé pour rendre samâdhi, et qui est parfaitement exact, tandis que celui d’« extase », outre qu’il implique une assimilation erronée avec les états mystiques, constitue en lui-même un énorme contresens ; l’extase, en effet, est littéralement une « sortie de soi », alors que, tout au contraire, c’est d’une « rentrée en soi » qu’il s’agit ici en réalité. Il nous est impossible de signaler toutes les vues très justes qui se rencontrent au cours de l’exposé ; et, si celui-ci soulève parfois des questions qu’il ne résout pas toutes, c’est peut-être un mérite de plus en pareil cas, car il faut y voir le souci très louable de ne pas simplifier les choses à l’excès et de ne pas dissimuler les difficultés réelles, à la façon des trop nombreux propagateurs du « Yoga à la portée de tous ». Il y a aussi, malgré tout, des points qui appelleraient certaines réserves, comme par exemple une conception manifestement insuffisante, au point de vue traditionnel, de l’orthodoxie hindoue et de la façon dont elle a pu s’incorporer des doctrines et des pratiques qui lui auraient été primitivement étrangères ; cela reste beaucoup trop extérieur et donnerait plutôt l’idée d’un syncrétisme que d’une synthèse, ce qui est certainement très loin de la vérité ; et il en sera toujours ainsi inévitablement, tant qu’on n’osera pas affirmer nettement et sans équivoque ce que la tradition comporte d’essentiellement « non-humain ». D’un autre côté, le soin apporté à distinguer les différentes variétés du Yoga, tout en étant assurément justifié en lui-même, risque peut-être un peu de faire perdre de vue leur unité de principe ; et, quand certaines de ces variétés sont qualifiées de « populaires », il faudrait savoir comment on l’entend exactement, car cela peut paraître en contradiction avec le caractère proprement initiatique qui est reconnu par ailleurs au Yoga. Nous regrettons aussi quelques concessions aux théories des ethnologues sur les « cultes de la végétation » et autres choses du même genre ; mais, d’autre part, nous retrouvons çà et là, et notamment dans la conclusion, quelques-unes des idées vraiment remarquables que nous avons déjà notées dernièrement dans un article du même auteur (voir no de juillet-août 1948). Nous citerons pour terminer quelques phrases empruntées aux dernières pages : « L’archétype de l’“action” est la Création des mondes, la cosmogonie. Dans un certain sens, le yogî répète sur son propre être la transformation du chaos en Cosmos ; de nouveau, une intériorisation de la Création cosmogonique. Avant de se détacher du Cosmos, il s’homologue à celui-ci, il le répète et s’approprie ses rythmes et ses harmonies. Mais cette “répétition” n’est pas un but en elle-même ; la “cosmisation” qui suit à un chaos psycho-mental n’est qu’une étape vers la libération finale. Le yogî doit s’isoler de la matière, se retirer du Cosmos ; cette rétraction équivaut à la conquête de l’immortalité… La réalité ne peut appartenir qu’à l’immortalité ; l’être ne se reconnaît que dans la mesure où il est éternel. De sorte que le yogî qui a réussi à se soustraire au Cosmos et à se retirer de l’incessant et douloureux circuit cosmique, par le fait même qu’il a aboli sa condition humaine, obtient l’immortalité, qui est liberté, autonomie, béatitude et éternité ; il s’est libéré de la mort par la mort de son humanité même ». En somme, ce livre mérite très certainement d’être lu par tous ceux qui s’intéressent sérieusement à ces questions, et il y en a vraiment bien peu dont nous puissions en dire autant.