Janvier-février 1949

Alfred A. Knopf, New York.

Bien qu’il ait déjà été parlé ici de cet ouvrage à deux reprises (nos de juin 1940 et de janvier-février 1947) nous devons y revenir encore pour signaler un important chapitre intitulé The Presiding Idea, que l’auteur y a ajouté spécialement pour l’édition américaine, et dans lequel il s’est attaché à définir d’une façon plus explicite le principe d’unité qui est propre à la civilisation thibétaine et qui la distingue des autres formes de civilisations traditionnelles. Que ce principe se trouve dans la doctrine bouddhique, cela n’est pas douteux, mais une telle constatation est pourtant insuffisante, car, dans les pays autres que le Thibet où elle s’est exercée, l’influence du Bouddhisme a produit des résultats très différents. En fait, ce qui caractérise surtout la civilisation thibétaine, c’est l’importance prédominante qui y est donnée à un des éléments de cette doctrine, à un degré qui ne se rencontre nulle part ailleurs ; et cet élément est la conception de l’état de Bodhisattwa, c’est-à-dire de « l’état de l’être pleinement éveillé qui, bien que n’étant plus lié par la Loi de Causalité qu’il a dépassée, continue cependant librement à suivre les vicissitudes de la Ronde de l’Existence en vertu de son identification avec toutes les créatures qui sont encore soumises à l’illusion égocentrique et à la souffrance qui en est la conséquence ». Une apparente difficulté provient du fait que l’état de Bodhisattwa est, d’autre part, considéré communément comme constituant un degré inférieur et préliminaire à celui de Buddha ; or cela ne semble guère pouvoir s’appliquer au cas d’un être « qui non seulement a réalisé le Vide, en un sens transcendant, mais qui aussi l’a réalisé dans le Monde même, en un sens immanent, cette double réalisation n’étant d’ailleurs qu’une pour lui », puisque la Connaissance suprême qu’il possède est essentiellement « sans dualité ». La solution de cette difficulté paraît résider dans la distinction de deux usages différents du même terme Bodhisattwa : dans un cas, il est employé pour désigner le saint qui n’a pas encore atteint l’ultime degré de perfection, et qui est seulement sur le point d’y parvenir, tandis que, dans l’autre, il désigne en réalité un être « qui est identique avec le Buddha par droit de Connaissance, mais qui, pour le bénéfice des créatures, “récapitule” en quelque sorte certains stades pour des raisons “exemplaires”, afin de “montrer la Voie”, et qui, en ce sens, redescend dans la Ronde plutôt qu’il n’y reste, quelle que puisse être l’impression produite à cet égard sur des êtres toujours prêts à se laisser tromper par les apparences extérieures ». Cette façon d’envisager le Bodhisattwa correspond donc proprement à ce que nous avons appelé la « réalisation descendante », et naturellement, elle a aussi un rapport évident avec la doctrine des Avatâras. Dans la suite du chapitre, qu’il nous est impossible de résumer complètement ici, M. Pallis s’applique à dissiper les confusions auxquelles cette conception du Bodhisattwa pourrait donner lieu si elle était faussement interprétée, conformément à certaines tendances de la mentalité actuelle, en termes de sentimentalisme « altruiste » ou soi-disant « mystique » ; puis il donne quelques exemples de ses applications constantes dans la vie spirituelle des Thibétains. L’un de ces exemples est la pratique de l’invocation, largement répandue dans tout l’ensemble de la population ; l’autre concerne particulièrement le mode d’existence des naldjorpas, c’est-à-dire de ceux qui sont déjà plus ou moins avancés dans la voie de la réalisation, ou dont, tout au moins, les aspirations et les efforts sont définitivement fixés dans cette direction, et que les Thibétains, même relativement ignorants, regardent comme étant véritablement les protecteurs de l’humanité, sans l’activité « non-agissante » desquels elle ne tarderait pas à se perdre irrémédiablement.

Éditions « Servir », Besançon.

Nous avons rendu compte de ce livre lorsque parut sa première édition (no d’octobre 1937) ; à cette époque, l’auteur, comme il l’indique du reste dans l’avant-propos de la nouvelle édition, ne connaissait presque rien des données traditionnelles sur les cycles, si bien que c’est en somme par une heureuse rencontre qu’il était arrivé à en retrouver quelques-unes en partant d’un point de vue tout « empirique », et notamment à soupçonner l’importance de la précession des équinoxes. Les quelques remarques que nous fîmes alors eurent pour conséquence de l’orienter vers des études plus approfondies, ce dont nous ne pouvons certes que nous féliciter, et nous devons lui exprimer nos remerciements de ce qu’il veut bien dire à ce sujet en ce qui nous concerne. Il a donc modifié et complété son ouvrage sur de nombreux points, ajoutant quelques chapitres ou paragraphes nouveaux, dont un sur l’historique de la question des cycles, corrigeant diverses inexactitudes, et supprimant les considérations douteuses qu’il avait tout d’abord acceptées sur la foi d’écrivains occultistes, faute de pouvoir les comparer avec des données plus authentiques. Nous regrettons seulement qu’il ait oublié de remplacer par les nombres exacts 540 et 1080 ceux de 539 et 1078 ans, ce que semblait pourtant annoncer l’avant-propos, et d’autant plus que, par contre, il a bien rectifié en 2160 celui de 2156 ans, ce qui introduit un certain désaccord apparent entre les chapitres qui se rapportent respectivement à ces divers cycles multiples l’un de l’autre. Il est quelque peu fâcheux aussi qu’il ait conservé les expressions d’« année cosmique » et de « saison cosmique » pour désigner des périodes d’une durée beaucoup trop restreinte pour qu’elles puissent s’y appliquer véritablement (celles précisément de 2160 et de 540 ans), et qui seraient plutôt seulement, si l’on veut, des « mois » et des « semaines », d’autant plus que le nom de « mois » conviendrait en somme assez bien pour le parcours d’un signe zodiacal dans le mouvement de précession des équinoxes, et que, d’autre part, le nombre 540 = 77 × 7 + 1 a, comme celui de la septuple « semaine d’années » jubilaire (50 = 7 × 7 + 1) dont il est en quelque sorte une « extension », un rapport particulier avec le septénaire. Ce sont là d’ailleurs à peu près les seules critiques de détail que nous ayons à formuler cette fois, et le livre, dans son ensemble, est fort digne d’intérêt et se distingue avantageusement de certains autres ouvrages où s’étalent, à propos des théories cycliques, des prétentions beaucoup plus ambitieuses et assurément bien peu justifiées ; il se borne naturellement à la considération de ce qu’on peut appeler les « petits cycles » historiques, et cela dans le cadre des seules civilisations occidentales et méditerranéennes, mais nous savons que M. Georgel prépare actuellement, dans le même ordre d’idées, d’autres travaux d’un caractère plus général, et nous souhaitons qu’il puisse bientôt les mener également à bonne fin.

Éditions Médicis, Paris.

Nous avons déjà parlé (no d’octobre-novembre 1945) d’un autre ouvrage du même auteur, se rapportant également aux prédictions de Nostradamus, que, comme tant d’autres, il interprète suivant ses idées particulières. Dans celui-ci, à la suite d’une étude sur la vie et l’œuvre de Nostradamus, dont le meilleur, à notre avis, est constitué par les critiques qu’il adresse à quelques-uns de ses confrères, nous retrouvons en somme, avec de nouveaux développements, à peu près les mêmes idées sur l’« ère adamique », la double chronologie de l’Épître à Henri, Roi de France Second (qui, d’après M. Ruir, ne serait pas Henri II, mais apparemment le fameux « Grand Monarque » à venir), la série des prétendus Antéchrists « asiatiques » (il n’y en a pas moins de huit !) et des invasions conduites par eux, ce qui nous mène jusqu’en 1999, la « translation de la Terre », qui correspond sans doute à la date de 2023, bien que ce ne soit pas dit très clairement, et enfin le « Millénium », qui ne manquera pas, comme on pouvait s’y attendre, de coïncider avec l’« ère du Verseau ». Nous avons déjà dit suffisamment ce que nous pensons de tout cela, et nous ne croyons pas utile d’y insister de nouveau ; constatons seulement une fois de plus, à cette occasion, que les rêveries de ce genre paraissent malheureusement avoir toujours auprès de nos contemporains plus de succès qu’elles ne le méritent, sans quoi leurs auteurs n’éprouveraient sûrement pas le besoin de les rééditer ainsi constamment sous des formes plus ou moins variées ; et c’est bien là encore un « signe des temps » !

Adrien Maisonneuve, Paris.

Cette brochure est la traduction d’un article écrit en anglais en 1933, en réponse à une question assez « sentimentale » posée par Maurice Magre sur le pourquoi de la souffrance et du mal en ce monde. Il y est très justement répondu que toutes les possibilités doivent se réaliser, et que c’est la division et la séparation qui ont donné naissance au mal, en tant que ces possibilités sont envisagées isolément les unes des autres et de leur principe ; en somme, ce que nous considérons comme le mal, c’est-à-dire comme une négation, n’est tel qu’en conséquence de notre ignorance et de notre horizon limité. Ce qui est plus contestable, c’est que Shrî Aurobindo semble admettre, non pas seulement une évolution spirituelle pour chaque être, mais aussi une évolution au sens d’une « progression » du monde dans son ensemble ; c’est là une idée qui nous semble bien moderne, et nous ne voyons pas trop comment elle peut s’accorder avec les conditions mêmes du développement de toute manifestation. D’autre part, si nous comprenons bien ce qui n’est pas exprimé d’une façon très explicite, il paraît considérer la « réalisation ascendante » comme ne se suffisant pas à elle-même et comme devant être complétée par la « réalisation descendante » ; du moins certaines expressions permettent-elles d’interpréter ainsi sa pensée ; seulement, pourquoi opposer alors la libération telle qu’il l’entend à ce qu’il appelle une « évasion hors du monde » ? Tant que l’être demeure dans le Cosmos (et par là nous n’entendons pas seulement ce monde, mais la totalité de la manifestation), si élevés que soient les états qu’il peut atteindre, ce ne sont pourtant toujours que des états conditionnés, qui n’ont aucune commune mesure avec la véritable libération ; celle-ci ne peut être obtenue dans tous les cas que par la sortie du Cosmos, et ce n’est qu’ensuite que l’être pourra « redescendre », en apparence du moins, sans plus être aucunement affecté par les conditions du monde manifesté. En d’autres termes, la « réalisation descendante », bien loin de s’opposer à la « réalisation ascendante », la présuppose au contraire nécessairement ; il aurait été utile de le préciser de façon à ne laisser place à aucune équivoque, mais nous voulons croire que c’est là ce que Shrî Aurobindo veut dire lorsqu’il parle d’« une ascension d’où l’on ne retombe plus, mais d’où l’on peut prendre son vol dans une descente ailée de lumière, de force et d’Ananda ».

Adrien-Maisonneuve, Paris.

Ce petit volume, fort bien édité, est divisé en deux parties, dont la première est une sorte de résumé des principaux enseignements de Shrî Aurobindo ; il semble qu’on se soit plu à y insister surtout sur leur « adaptation aux conditions du moment », adaptation qui nous paraît décidément aller parfois un peu trop loin dans le sens des concessions à la mentalité actuelle. La seconde partie est une description de l’Ashram de Pondichéry et de ses diverses activités ; cette description et surtout les photographies qui l’accompagnent donnent aussi une impression de « modernité » qui, il faut bien le dire, est quelque peu inquiétante ; on s’aperçoit à première vue que des Européens ont passé par là…

G. P. Maisonneuve, Paris.

Ce gros volume, illustré de dessins et de photographies, se rapporte plus spécialement, comme l’indique son sous-titre, aux « croyances et coutumes populaires de Sfax et de sa région » ; il témoigne, et ce n’est pas là son moindre mérite, d’un esprit beaucoup plus « sympathique » qu’il n’en est le plus habituellement dans ces sortes d’« enquêtes », qui, il faut bien le dire, ont trop souvent comme un faux air d’« espionnage ». C’est d’ailleurs pourquoi les « informateurs » sont si difficiles à trouver, et nous comprenons fort bien la répugnance qu’éprouvent la plupart des gens à répondre à des questionnaires plus ou moins indiscrets, d’autant plus qu’ils ne peuvent naturellement deviner les raisons d’une telle curiosité à l’égard de choses qui sont pour eux tout ordinaires. Mme Dubouloz-Laffin, tant par ses fonctions de professeur que par sa mentalité plus compréhensive, était certainement mieux placée que beaucoup d’autres pour obtenir des résultats satisfaisants, et l’on peut dire que, d’une façon générale, elle a fort bien réussi à mener à bonne fin la tâche qu’elle s’était assignée. Ce n’est pas à dire cependant que tout soit ici sans défauts, et cela était sans doute inévitable dans une certaine mesure ; à notre avis, l’un des principaux est de sembler présenter comme ayant un caractère purement régional bien des choses qui sont en réalité communes, soit à toute l’Afrique du Nord, soit même au monde islamique tout entier. D’autre part, dans certains chapitres, ce qui concerne les éléments musulmans et juifs de la population se trouve mêlé d’une façon quelque peu confuse ; il aurait été utile, non seulement de le séparer plus nettement, mais aussi, pour ce qui est des Juifs tunisiens, de marquer une distinction entre ce qui leur appartient en propre et ce qui n’est chez eux qu’emprunts au milieu musulman qui les entoure. Une autre chose qui n’est assurément qu’un détail secondaire, mais qui rend la lecture du livre un peu difficile, c’est que les mots arabes y sont donnés avec une orthographe vraiment extraordinaire, qui représente manifestement une prononciation locale entendue et notée d’une manière très approximative ; même si l’on jugeait à propos de conserver ces formes bizarres, quoique nous n’en voyions pas très bien l’intérêt, il aurait du moins été bon d’indiquer à côté les formes correctes, en l’absence desquelles certains mots sont à peu près méconnaissables. Nous ajouterons aussi quelques remarques qui se rapportent plutôt à la conception du folklore en général : on a pris l’habitude d’y faire rentrer des choses fort disparates, et cela peut se justifier plus ou moins bien suivant les cas ; mais ce qui nous paraît tout à fait inexplicable, c’est qu’on y range aussi des faits qui se sont réellement produits dans des circonstances connues, et sans que ni « croyances » ni « coutumes » y soient pour rien ; nous trouvons ici même quelques exemples de ce genre, et c’est ainsi que, notamment, nous ne voyons pas du tout à quel titre un cas récent et dûment constaté de « possession » ou de « maison hantée » peut bien relever du folklore. Une autre singularité est l’étonnement que manifestent toujours les Européens devant les choses qui, dans un milieu autre que le leur, sont tout à fait normales et courantes, à tel point qu’on n’y prête même aucune attention ; on sent même souvent que, s’ils n’ont pas eu l’occasion de les constater par eux-mêmes, ils ont beaucoup de peine à croire ce qui leur en est dit ; de cet état d’esprit aussi, nous avons remarqué çà et là quelques traces dans cet ouvrage, quoique moins accentuées que dans d’autres du même genre. Quant au contenu même du livre, la plus grande partie concerne d’abord les jnoun (jinn) et leurs interventions diverses dans la vie des humains, puis, sujet plus ou moins connexe de celui-là, la magie et la sorcellerie, auxquelles se trouve aussi incorporée la médecine ; peut-être la place accordée aux choses de cet ordre est-elle un peu excessive, et il est à regretter que, par contre, il n’y ait à peu près rien sur les « contes populaires », qui pourtant ne doivent pas manquer dans la région étudiée aussi bien que partout ailleurs, car il nous semble que c’est là, en définitive, ce qui fait le fond même du véritable folklore entendu dans son sens le plus strict. La dernière partie, consacrée aux « marabouts », est plutôt sommaire, et c’est certainement la moins satisfaisante, même au simple point de vue « documentaire » ; il est vrai que, pour plus d’une raison, ce sujet était probablement le plus difficile à traiter ; mais du moins n’y retrouvons-nous pas le fâcheux préjugé, trop répandu chez les Occidentaux, qui veut qu’il s’agisse là de quelque chose d’étranger à l’Islam, et qui s’efforce même d’y découvrir, ce à quoi il est toujours possible d’arriver avec un peu d’imagination « érudite », des vestiges de nous ne savons trop quels cultes disparus depuis plusieurs millénaires.