Décembre 1949

Gallimard, Paris.

Le titre de ce petit volume, qui d’ailleurs ne répond pas exactement à son contenu, ne nous paraît pas très heureux, car il fait inévitablement penser aux conceptions modernes auxquelles s’applique habituellement ce nom d’« éternel retour », et qui, outre la confusion de l’éternité avec la durée indéfinie, impliquent l’existence d’une répétition impossible, et nettement contraire à la véritable notion traditionnelle des cycles, suivant laquelle il y a seulement correspondance et non pas identité ; il y a là en somme, dans l’ordre macrocosmique, une différence comparable à celle qui existe, dans l’ordre microcosmique, entre l’idée de la réincarnation et celle du passage de l’être à travers les états multiples de la manifestation. En fait, ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le livre de M. Eliade et ce qu’il entend par « répétition » n’est pas autre chose que la reproduction ou plutôt l’imitation rituelle de « ce qui fut fait au commencement ». Dans une civilisation intégralement traditionnelle, tout procède d’« archétypes célestes » : ainsi, les villes, les temples et les demeures sont toujours édifiés suivant un modèle cosmique ; une autre question connexe, et qui même, au fond, diffère beaucoup moins de celle-là que l’auteur ne semble le penser, est celle de l’identification symbolique avec le « Centre ». Ce sont là des choses dont nous avons eu nous-même à parler bien souvent ; M. Eliade a réuni de nombreux exemples se référant aux traditions les plus diverses, ce qui montre bien l’universalité, et pourrions-nous le dire, la « normalité » de ces conceptions. Il passe ensuite à l’étude des rites proprement dits, toujours au même point de vue ; mais il est un point sur lequel nous devons faire une sérieuse réserve : il parle d’« archétypes des activités profanes », alors que précisément, tant qu’une civilisation garde un caractère intégralement traditionnel, il n’y a pas d’activités profanes ; nous croyons comprendre que ce qu’il désigne ainsi, c’est ce qui est devenu profane par suite d’une certaine dégénérescence, ce qui est bien différent, car alors, et par là même, il ne peut plus être question d’« archétypes », le profane n’étant tel que parce qu’il n’est plus relié à aucun principe transcendant ; d’ailleurs, il n’y a certainement rien de profane dans les exemples qu’il donne (danses rituelles, sacre d’un roi, médecine traditionnelle). Dans la suite, il est plus particulièrement question du cycle annuel et des rites qui y sont liés ; naturellement, en vertu de la correspondance qui existe entre tous les cycles, l’année elle-même peut être prise comme une image réduite des grands cycles de la manifestation universelle, et c’est ce qui explique notamment que son commencement soit considéré comme ayant un caractère « cosmogonique » ; l’idée d’une « régénération du temps », que l’auteur fait intervenir ici, n’est pas très claire, mais il semble qu’il faille entendre par là l’œuvre divine de conservation du monde manifesté, à laquelle l’action rituelle est une véritable collaboration, en vertu des relations qui existent entre l’ordre cosmique et l’ordre humain. Ce qui est regrettable, c’est que, pour tout cela, on s’estime obligé de parler de « croyances », alors qu’il s’agit de l’application de connaissances très réelles, et de sciences traditionnelles qui ont une tout autre valeur que les sciences profanes ; et pourquoi faut-il aussi, par une autre concession aux préjugés modernes, s’excuser d’avoir « évité toute interprétation sociologique ou ethnographique », alors que nous ne saurions au contraire trop louer l’auteur de cette abstention, surtout quand nous nous rappelons à quel point d’autres travaux sont gâtés par de semblables interprétations ? Les derniers chapitres sont moins intéressants à notre point de vue, et ce sont en tout cas les plus contestables, car ce qu’ils contiennent n’est plus un exposé de données traditionnelles, mais plutôt des réflexions qui appartiennent en propre à M. Eliade et dont il essaie de tirer une sorte de « philosophie de l’histoire » ; nous ne voyons d’ailleurs pas comment les conceptions cycliques s’opposeraient en quelque façon à l’histoire (il emploie même l’expression de « refus de l’histoire »), et, à vrai dire, celle-ci ne peut au contraire avoir réellement un sens qu’en tant qu’elle exprime le déroulement des évènements dans le cours du cycle humain, quoique les historiens profanes ne soient assurément guère capables de s’en rendre compte. Si l’idée de « malheur » peut en un sens s’attacher à l’« existence historique », c’est justement parce que la marche du cycle s’effectue suivant un mouvement descendant ; et faut-il ajouter que les considérations finales, sur la « terreur de l’histoire », nous paraissent vraiment un peu trop inspirées par des préoccupations d’« actualité » ?

Gallimard, Paris.

M. Dumézil est parti d’un point de vue tout profane, mais il lui est arrivé, au cours de ses recherches, de rencontrer certaines données traditionnelles, et il en tire des déductions qui ne manquent pas d’intérêt, mais qui ne sont pas toujours entièrement justifiées et qu’on ne saurait accepter sans réserves, d’autant plus qu’il s’efforce presque constamment de les appuyer sur des considérations linguistiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont fort hypothétiques. Comme d’ailleurs ces données sont forcément très fragmentaires, il s’est « fixé » exclusivement et en quelque sorte systématiquement sur certaines choses telle que la division « tripartite », qu’il veut retrouver partout, et qui existe en effet dans bien des cas, mais qui n’est pourtant pas la seule dont il y ait lieu de tenir compte, même en se bornant au domaine où il s’est spécialisé. Dans ce volume, il a entrepris de résumer l’état actuel de ses travaux, car il faut reconnaître que du moins il n’a pas la prétention d’être parvenu à des résultats définitifs, et d’ailleurs ses découvertes successives l’ont déjà amené à modifier ses conclusions à plusieurs reprises. Ce dont il s’agit essentiellement, c’est de dégager les éléments qui, dans la tradition romaine, paraissent remonter directement à l’époque où les peuples qu’on est convenu d’appeler « indo-européens » ne s’étaient pas encore partagés en plusieurs rameaux distincts, dont chacun devait par la suite poursuivre son existence d’une façon indépendante des autres. À la base de sa théorie est la considération du ternaire de divinités constitué par Jupiter, Mars et Quirinus, qu’il regarde comme correspondant à trois fonctions sociales ; il semble d’ailleurs qu’il cherche un peu trop à tout ramener au point de vue social, ce qui risque d’entraîner assez facilement un renversement des rapports réels entre les principes et leurs applications. Il y a même chez lui une certaine tournure d’esprit plutôt « juridique » qui limite manifestement son horizon ; nous ne savons d’ailleurs s’il l’a acquise en se consacrant surtout à l’étude de la civilisation romaine, ou si c’est au contraire parce qu’il avait déjà cette tendance que celle-ci l’a attiré plus particulièrement, mais en tout cas les deux choses nous paraissent n’être pas entièrement sans rapport entre elles. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des questions qui sont traitées dans ce livre, mais nous devons tout au moins signaler une remarque véritablement curieuse, d’autant plus que c’est sur elle que repose une notable partie de ces considérations ; c’est que beaucoup de récits qui se présentent ailleurs comme « mythes » se retrouvent, avec tous leurs traits principaux, dans ce qui est donné comme l’histoire des premiers temps de Rome, d’où il faudrait conclure que les Romains ont transformé en « histoire ancienne » ce qui primitivement était en réalité leur « mythologie ». À en juger par les exemples que donne M. Dumézil, il semble bien qu’il y ait quelque chose de vrai là-dedans, quoiqu’il ne faille peut-être pas abuser de cette interprétation en la généralisant outre mesure ; il est vrai qu’on pourrait aussi se demander si l’histoire, surtout quand il s’agit d’« histoire sacrée », ne peut pas, dans certains cas, reproduire effectivement le mythe et en offrir comme une image « humanisée », mais il va de soi qu’une telle question, qui en somme n’est autre que celle de la valeur symbolique des faits historiques, ne peut même pas se poser à l’esprit moderne.

P. S. — On nous a signalé que, dans une Histoire de la Littérature Française publiée récemment par M. Henri Clouard, il y avait un passage nous concernant ; nous en avons été fort étonné, car notre œuvre n’a assurément, à aucun point de vue, rien de commun avec la littérature. Cela était pourtant vrai, et ce passage témoigne d’ailleurs d’une assez remarquable incompréhension ! Comme il n’est pas très long, nous le reproduisons intégralement pour que nos lecteurs puissent en juger : « René Guénon, savant auteur d’une Introduction à l’étude des doctrines hindoues (1921), et qui estime avoir trouvé dans l’Orient de Tagore et même de Gandhi le seul refuge possible d’une intellectualité désintéressée et pure (Orient et Occident, 1924), a construit dans Les États multiples de l’être une métaphysique de l’ascension à Dieu par une série d’épurations qui équivaut à une longue expérience mystique. Le lecteur a le droit de se demander si le Dieu de Guénon est autre chose qu’un état subjectif de sérénité ; il accepte en tout cas de voir traiter en dangereuses idoles Science et Progrès ; il se laisse enseigner une philosophie du détachement. Mais il se rappelle avec scepticisme et mélancolie ces premières années de l’entre-deux-guerres où l’on écoutait l’Allemagne défaite vaticiner sur le déclin de l’Occident, où la traduction du livre anglais de Fernand (sic) Ossendowski Bêtes, Hommes et Dieux (1924), faisait fureur, et où l’Europe parut s’abandonner aux appels pernicieux des pays ancestraux d’Asie, si fidèles à eux-mêmes, si mystérieux et d’où peut toujours surgir à nouveau Gengis-Khan ». — D’abord, nous ne nous sommes jamais occupé que de l’Orient traditionnel, qui est assurément fort éloigné de « l’Orient de Tagore et de Gandhi » ; celui-ci ne nous intéresse pas le moins du monde, et aucun de nos ouvrages n’y fait la moindre allusion. Ensuite, nous ne voyons pas trop bien ce que peut vouloir dire « une métaphysique de l’ascension à Dieu », ni comment ce qui est métaphysique pourrait équivaloir à une « expérience mystique » ; nous n’avons d’ailleurs rien « construit », puisque nous nous sommes toujours borné à exposer de notre mieux les doctrines traditionnelles. Quant au Dieu qui serait un « état subjectif », cela nous paraît entièrement dépourvu de sens ; après que nous avons si souvent expliqué que tout ce qui est « subjectif » ou « abstrait » n’a pour nous absolument aucune valeur, comment peut-on bien nous attribuer une pareille absurdité ? Nous ne savons à quoi tendent au juste les rapprochements de la fin, mais ce que nous savons bien, c’est qu’ils ne reposent sur rien ; tout cela est bien peu sérieux… Enfin, nous nous demandons ce qui a déterminé le choix des trois livres qui sont mentionnés de préférence à tous les autres, à moins que ce ne soient les seuls que M. Clouard ait eu l’occasion de lire ; en tout cas, les amateurs de « littérature » qui s’en rapporteront à lui seront vraiment bien renseignés !