Janvier-février 1950
- Francis Warrain. — La Théodicée de la Kabbale.
Éditions Véga, Paris.
Ce livre posthume comprend trois études distinctes ; la première est l’étude sur Les Sephiroth qui fut publiée dans le Voile d’Isis d’octobre à décembre 1930 (et non en 1931 comme il est dit), et la troisième, qui ne figure d’ailleurs ici que comme une sorte d’appendice, est un article intitulé : La Nature Éternelle d’après Jacob Boehme, paru dans le Voile d’Isis également, dans le no spécial d’avril 1930. Il n’y a donc d’inédit que la seconde partie : celle-ci est un travail sur Les Noms divins qui fut trouvé parmi les manuscrits laissés par l’auteur ; l’éditeur semble penser qu’il n’avait pas eu le temps de le mettre entièrement au point, mais nous avons quelque raison de croire qu’il n’en est rien, car nous nous souvenons d’avoir entendu dire qu’il l’avait déjà achevé plusieurs années avant sa mort. Il s’y trouve nombre de considérations intéressantes sur la classification des Noms divins, leur signification, leur valeur numérique, etc. ; celles qui se rapportent aux « plénitudes » et surtout aux « permutations » sont à vrai dire assez compliquées, et d’une façon qui peut même sembler parfois quelque peu artificielle. En ce qui concerne les « permutations », l’auteur s’est principalement attaché à interpréter dans tous ses détails un « pantacle » tiré de la Bibliotheca Rabbinica de Bartolocci, où il figure sans indication d’origine, et qui nous paraît bien, par certains côtés, se rattacher plutôt à ce qu’on appelle la Kabbale chrétienne ; à ce propos, il est à regretter que, d’un bout à l’autre du livre, il ne soit fait aucune distinction nette entre Kabbale juive et Kabbale chrétienne, car, bien que la seconde se soit naturellement inspirée de la première, ce n’en sont pas moins deux choses différentes à plus d’un égard. Pour en revenir au « pantacle » de Bartolocci, il ne nous paraît pas très sûr que l’auteur n’ait pas voulu y trouver plus de choses qu’il n’en contient réellement ; mais ce qui soulèverait peut-être la plus sérieuse objection, c’est l’emploi qu’il fait, dans son exposé, de la terminologie de Wronski, qui en tout cas est loin de contribuer à sa clarté ; du reste, quoi qu’il ait pu en penser, nous ne voyons vraiment pas qu’il y ait grand rapport entre la Kabbale et les conceptions de Wronski. Le titre général du volume appelle aussi une observation : F. Warrain l’avait mis lui-même en tête de son étude sur Les Sephiroth, mais il nous a toujours paru assez contestable, car le mot « théodicée » a un sens philosophique bien connu, qui ne peut guère s’appliquer au point de vue de la Kabbale ; mais cela même est assez caractéristique des tendances de F. Warrain, qui, au fond, fut certainement toujours beaucoup plus philosophe qu’ésotériste, et qui souvent semble s’être moins préoccupé d’exposer la Kabbale elle-même que des vues philosophiques à propos de la Kabbale. Peut-être, d’ailleurs, est-ce là ce qu’a voulu dire l’éditeur en écrivant ces lignes : « Ces trois études, et Les Sephiroth particulièrement, constituent un essai pour découvrir les concepts équivalents aux images et aux termes concrets par lesquels les Anciens ont exprimé la métaphysique. Il ne peut être question de restituer l’état mental des Anciens, mais de combiner les ressources du monde intuitif qu’ils ont cultivées, avec les procédés discursifs adoptés par notre mentalité ». En somme, cela définit bien la nature de ce travail, mais cela montre aussi, en même temps, dans quelles limites on peut s’y rapporter pour une compréhension véritable de la Kabbale et quel degré d’importance il convient de lui attribuer sous ce rapport, qui est évidemment l’essentiel pour quiconque se place au point de vue strictement traditionnel, celui même des Anciens, et est par là même peu disposé à se contenter de « concepts » et d’« abstractions ».
- Stanislas de Guaita et Oswald Wirth. — Le Problème du Mal.
Avant-propos et postface de Marius Lepage (Éditions du « Symbolisme », Levallois-Perret).
On sait que Stanislas de Guaita mourut sans avoir pu achever l’œuvre qu’il avait entreprise sous le titre général Le Serpent de la Genèse ; deux volumes seulement avaient paru, et, du troisième et dernier, Le Problème du Mal, il n’avait écrit qu’assez peu de chose, les sommaires de quelques chapitres et divers fragments, plus ou moins complètement rédigés. Ce sont ces fragments, correspondant à quatre chapitres sur sept que l’ouvrage devait avoir comme les précédents (et encore les deux premiers seuls sont-ils relativement complets), que, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, on a réunis dans ce volume, accompagnés des commentaires qu’Oswald Wirth, qui avait été son secrétaire, y avait ajoutés, et que lui non plus ne termina d’ailleurs jamais. Il y a fort longtemps, à peu près un quart de siècle, que nous avions eu connaissance de ces commentaires, et, autant que nous puissions nous en souvenir, il ne semble pas que leur auteur y ait modifié grand’chose par la suite ; nous avions été frappé alors du contraste assez curieux qu’ils font avec le texte de Guaita, et non pas seulement dans la forme, ce qui eût été, en somme, tout naturel, mais aussi pour le fond, car, bien qu’ils aient certainement été écrits avec l’intention de continuer son œuvre dans la mesure du possible, la vérité est qu’ils procèdent d’une tout autre mentalité et qu’ils correspondent à un point de vue tout à fait différent. Guaita, qui était intellectuellement bien supérieur à la plupart des autres représentants de l’école occultiste de la fin du siècle dernier, n’en avait pas moins forcément quelque chose de leur façon de penser, et l’on peut s’en rendre compte encore ici, notamment par l’importance qu’il accorde à certaines choses qui ne le méritaient certes pas, comme, par exemple, les extraordinaires divagations de Louis Michel de Figanières ; comme les autres, il ignorait à peu près tout des doctrines orientales, et, en particulier, il n’a jamais vu celles de l’Inde qu’à travers les déformations théosophistes ; mais, malgré ces défauts qui « datent » en quelque sorte son œuvre, et qui se seraient vraisemblablement corrigés avec l’âge, tout ce qu’il a écrit témoigne d’une « tenue » qui n’admet aucune comparaison avec d’autres productions de la même école, telles que les ouvrages de vulgarisation d’un Papus.
Dans ce qu’il a laissé du Problème du Mal, il s’est principalement inspiré des travaux de Fabre d’Olivet, et l’on ne saurait assurément s’en plaindre, même si, en entrant dans le détail, on doit constater qu’il a une confiance un peu trop entière dans les interprétations de cet auteur, qui, il faut bien le dire, ne sont pas toutes également sûres, mais qui, dans leur ensemble, n’en représentent pas moins quelque chose dont, en Occident, on trouverait difficilement l’équivalent ailleurs. Le point de vue de Guaita est ici, comme celui de Fabre d’Olivet lui-même, essentiellement cosmologique, et l’on peut même dire aussi métaphysique dans une certaine mesure, car la cosmologie, envisagée traditionnellement, ne saurait jamais être séparée des principes métaphysiques, dont elle constitue même une des applications les plus directes. Par contre, avec Oswald Wirth, on « descend » en quelque sorte à un niveau bien différent, car, ainsi que d’autres en ont déjà fait la remarque avant nous, son point de vue est à peu près exclusivement psychologique et moral ; c’est là, évidemment, la principale raison du contraste dont nous parlions plus haut, et le rapprochement des deux textes présente d’ailleurs un incontestable intérêt par cette différence même. Encore celle-ci n’est-elle pas la seule qu’il y ait lieu de noter : Guaita avait établi le plan schématique de son œuvre sur le Tarot, mais, si celui-ci lui en avait fourni ainsi le cadre général, le contenu de la plupart des chapitres n’a pourtant, en réalité, qu’un rapport bien lointain avec les « arcanes » correspondants ; Wirth, au contraire, s’est constamment attaché au Tarot, ou du moins à celle de ses multiples significations qui était en rapport avec son propre point de vue, si bien que, en fait, ce qu’il a donné se trouve être un commentaire du Tarot, ou d’un de ses aspects, beaucoup plus que la pensée même de Guaita ; et c’est là un curieux exemple de la façon dont chacun, tout en voulant traiter un même sujet, l’envisage inévitablement suivant son « optique » particulière. Marius Lepage, pour sa part, dans les chapitres qu’il a ajoutés sous la forme d’une longue « postface » et qui ne sont pas les moins intéressants du livre, n’a aucunement prétendu continuer ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, et il a eu assurément raison, car c’eût été là, semble-t-il, une entreprise vraiment désespérée ; mais il l’a heureusement complété en apportant d’autres perspectives. Il expose les solutions du « problème du mal » qu’on trouve dans le Christianisme et le Bouddhisme, où elles se revêtent d’une teinte plus ou moins sentimentale, puis celle, purement métaphysique, qu’en donne le Vêdânta ; ce qui n’est pas le moins remarquable, c’est la large place qui est faite dans ces considérations aux doctrines orientales, ce qui forme avec l’attitude de Guaita à cet égard, et, du reste, aussi avec celle de Wirth, un nouveau contraste dans lequel on peut voir comme une marque caractéristique de deux époques qui, pour n’être pas très éloignées l’une de l’autre, n’en sont pas moins nettement distinctes. Dans un dernier chapitre, Marius Lepage examine quelques conceptions modernes, qui peuvent être qualifiées plus ou moins strictement de « rationalisme » ; il est peut-être à regretter qu’il semble leur donner, dans l’ensemble de son exposé, une importance que nous ne pouvons nous empêcher de trouver quelque peu disproportionnée, et surtout qu’il n’ait pas indiqué plus expressément qu’elles ne sauraient, à aucun titre, être mises sur le même plan que les conceptions traditionnelles. Quoi qu’il en soit, ce travail n’en constitue pas moins une importante contribution à l’étude d’une question qui a suscité tant de controverses et dont, sans avoir la prétention de résoudre toutes les difficultés, il éclaire et met au point d’excellente façon quelques-uns des principaux aspects.