Avril-mai 1950

Éditions des Cahiers Astrologiques, Nice.

On a assez souvent parlé de l’ésotérisme de Rabelais, mais généralement d’une façon plutôt vague, et il faut bien reconnaître que le sujet est loin d’être facile ; on a bien, dans maints passages de ses œuvres, l’impression de se trouver en présence d’un « langage secret », plus ou moins comparable à celui des Fedeli d’Amore, quoique d’un autre genre ; mais il semble bien que, pour pouvoir le traduire, il faudrait une « clef » qui jusqu’ici n’a pas été retrouvée. Cette question est d’ailleurs étroitement liée à celle de l’initiation qu’aurait reçue Rabelais : qu’il se soit rattaché à l’hermétisme, cela ne paraît pas douteux, car les connaissances ésotériques dont il fait preuve appartiennent manifestement à l’ordre « cosmologique » et ne semblent jamais le dépasser ; elles correspondent donc bien au domaine propre de l’hermétisme, mais encore serait-il bon de savoir plus exactement de quel courant hermétique il s’agit, et c’est là quelque chose de fort complexe, car, à cette époque, les hermétistes étaient divisés en des écoles diverses, dont certaines étaient déjà déviées dans un sens « naturaliste » ; sans vouloir entrer plus avant dans cette question, nous devons dire que précisément, sur l’orthodoxie initiatique de Rabelais, les avis sont assez partagés. Quoi qu’il en soit, M, Probst-Biraben s’est montré très prudent, et il faut lui savoir gré de ne s’être pas lancé, comme il arrive souvent en pareil cas, dans des spéculations par trop hypothétiques ; il n’a certes pas eu la prétention de résoudre toutes les énigmes, ce qui serait probablement impossible, mais il a du moins réuni assez de données et d’indices de toute sorte pour en faire un livre fort digne d’intérêt. Nous dirons tout de suite que la partie que nous trouvons la moins convaincante, en ce qui concerne la provenance ésotérique des idées exprimées par Rabelais, est celle qui se rapporte à ses conceptions sociales, car nous n’y voyons pas la marque bien nette d’une influence de cet ordre, et il se pourrait qu’elles soient venues plutôt d’une source exotérique, nous voulons dire de ses origines franciscaines, de même que ses vues sur l’éducation peuvent fort bien lui avoir été inspirées pour la plus grande partie par ses relations profanes avec les « humanistes » contemporains. Par ailleurs, et ceci est beaucoup plus important à notre point de vue, il y a chez lui un grand nombre de symboles qui relèvent nettement de l’hermétisme, et l’énumération en est fort curieuse et pourrait donner lieu à bien des rapprochements ; il y a aussi des allusions éparses à l’astrologie, mais surtout, comme on devait s’y attendre, à l’alchimie, sans compter tout ce qui fait du Pantagruel un véritable « répertoire de sciences conjecturales ». Remarquons à ce propos que, si l’on savait d’une façon précise à quelles écoles appartenaient les divers personnages que Rabelais tourne çà et là en ridicule, cela permettrait peut-être de se rendre compte dans une certaine mesure, par opposition, de ce qu’était celle à laquelle il se rattachait lui-même, car il semble bien qu’il a dû y avoir sous ces critiques quelques rivalités d’écoles ésotériques ; en tout cas, ce qui n’est pas contestable, c’est qu’il sait fort bien faire la distinction entre l’alchimie vulgaire des « faiseurs d’or » et la véritable alchimie spirituelle. Une des choses les plus extraordinaires, mais aussi les plus ouvertement apparentes, ce sont les descriptions d’un caractère évidemment initiatique qui se rencontrent dans le Ve livre de Pantagruel ; il est vrai que certains prétendent que ce livre n’est pas de lui, parce qu’il ne fut publié que dix ans après sa mort, mais le plus vraisemblable est seulement qu’il le laissa inachevé et que des disciples ou des amis le complétèrent d’après les indications qu’ils avaient reçues de lui, car il représente bien réellement le couronnement en quelque sorte normal de l’œuvre tout entière. Une autre question qui présente un intérêt tout particulier est celle des rapports qu’eut Rabelais avec les « gens de métier » et leurs organisations initiatiques ; il y a chez lui bien des allusions plus ou moins déguisées, mais malgré tout assez claires encore pour qui connaît ces choses, à certains rites et à certains signes de reconnaissance qui ne peuvent guère avoir une autre provenance que celle-là, car ils ont un caractère « compagnonnique » très marqué, et, ajouterons-nous, ce peut fort bien être aussi de ce côté qu’il recueillit, sur la tradition pythagoricienne, les connaissances que paraît indiquer l’emploi qu’il fait très fréquemment des nombres symboliques ; qu’il ait été affilié à quelqu’une de ces organisations en qualité de chapelain, c’est là une hypothèse très vraisemblable, et, de plus, il ne faut pas oublier qu’il y eut toujours des rapports étroits entre les initiations hermétiques et artisanales, qui, malgré les différences de forme, se réfèrent toutes proprement au même domaine des « petits mystères ». Sur tous les points que nous venons d’indiquer, on trouvera dans l’ouvrage de M. Probst-Biraben d’abondantes précisions de détail, qu’il est naturellement impossible de résumer ; ce livre est certainement de ceux qu’on ne lira pas sans en tirer beaucoup de profit, et, par sa modération même et la méfiance dont il témoigne à l’égard des interprétations trop hasardeuses, il devrait donner à réfléchir aux critiques universitaires négateurs de l’ésotérisme, ou tout au moins à ceux d’entre eux dont le parti pris à cet égard n’est pas tout à fait irrémédiable.

P. Derain, Lyon.

Ce livre contient un grand nombre de documents inédits et fort intéressants, qui jettent un curieux jour sur certains milieux maçonniques de la fin du xviiie siècle, et sur la façon dont s’y infiltrèrent bien des idées et des pratiques qui en réalité n’avaient pas grand’chose de commun avec le véritable ésotérisme, et dont on peut même se demander si elles ne furent pas lancées précisément pour détourner de celui-ci l’attention de ces milieux, ainsi que nous l’avons déjà remarqué en particulier à propos du magnétisme, qui a certainement joué là-dedans un rôle prépondérant. La partie principale est constituée par des extraits de la correspondance de J.-B. Willermoz et du prince Charles de Hesse-Cassel, tous deux titulaires des plus hauts grades de divers Rites maçonniques, et qui tous deux s’intéressèrent, sous des formes un peu différentes, mais à peu près équivalentes au fond, à ces choses auxquelles nous venons de faire allusion. Tout d’abord, à propos des Rites maçonniques, il y aurait quelques inexactitudes à relever dans les commentaires de M. van Rijnberk : ainsi, il paraît ne pas savoir que les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte sont le dernier grade du Régime Écossais Rectifié, dont il ne mentionne même pas le nom (ce qui lui est d’ailleurs commun avec d’autres auteurs qui ont parlé de Willermoz) ; d’autre part, il semble croire que Swedenborg, qui vraisemblablement ne fut jamais Maçon, aurait exercé personnellement une action dans la Maçonnerie suédoise, alors que tout ce qu’il est possible d’admettre à cet égard, c’est que quelques-uns de ses disciples y répandirent certaines de ses idées, et cela à titre de simples vues individuelles. Mais ces questions ne tiennent que peu de place dans le livre, et le plus important est ce qui se rapporte au magnétisme, aux « révélations » des somnambules et autres choses de ce genre ; il est naturellement impossible d’examiner tout cela en détail, et nous nous bornerons à quelques remarques d’ordre général. Certains rapprochements montrent clairement que, sur bien des points et notamment en ce qui concerne leurs descriptions des états posthumes, les somnambules subirent, d’une façon probablement subconsciente, l’influence des conceptions de plusieurs « philosophes mystiques » contemporains ; cela n’est certes pas pour nous étonner, et même, à notre avis, c’est le contraire qui eût été assez surprenant, mais c’est là une constatation qu’il est toujours bon d’enregistrer. À côté des somnambules, et ne s’en distinguant peut-être pas toujours très nettement, il y avait ce que l’auteur appelle les « médiums écrivains », expression qui est ici un anachronisme, puisqu’elle appartient au vocabulaire du spiritisme qui ne prit naissance que bien plus tard ; il lui arrive du reste aussi quelquefois d’employer le mot même de « spiritisme », d’une façon qui est évidemment tout à fait impropre ; ce qui est vrai, c’est que le magnétisme prépara en quelque sorte la voie au spiritisme (c’est même une des raisons qui le rendent le plus nettement suspect), et que les somnambules furent en quelque sorte les précurseurs des médiums, mais il y a tout de même de notables différences dont il ne faudrait pas négliger de tenir compte. Parmi ces « médiums écrivains », celui qui joua sans doute le rôle le plus important est l’« Agent » de Willermoz, sur lequel les occultistes répandirent tant de légendes sans fondement et dont Mme Alice Joly avait déjà découvert et fait connaître la véritable identité(*) ; mais il y eut aussi d’autres cas beaucoup moins connus d’« écriture automatique », y compris celui du prince Charles de Hesse lui-même, qui, contrairement à celui de Mme de Vallière, se produisit indépendamment de toute pratique magnétique. Un autre point qui a peut-être un rapport assez étroit avec celui-là, c’est que, d’après certains passages de ses écrits, le prince de Hesse admettait, tout au moins dans des cas particuliers, une sorte de « réincarnation » ; la façon dont il la concevait n’apparaît d’ailleurs pas très clairement, de sorte qu’il serait assez difficile de dire s’il s’agit bien de la réincarnation proprement dite, telle que devaient l’enseigner plus tard les spirites et les théosophistes ; mais ce qui en tout cas n’est pas douteux, c’est que c’est en effet à cette époque, et précisément en Allemagne, que cette idée commença à se faire jour. Nous n’entreprendrons pas de mettre au point les vues de M. van Rijnberk lui-même sur ce sujet, qui se ressentent visiblement des conceptions « néo-spiritualistes » ; mais nous ne pouvons nous empêcher de noter incidemment la méprise assez amusante qui lui a fait confondre nirmâna avec nirvâna ! Chez le prince de Hesse encore, il se produisait des phénomènes bizarres, visions ou manifestations lumineuses (surtout en connexion avec une image du Christ), auxquels il attribuait un caractère « oraculaire » et dont on ne peut guère déterminer dans quelle mesure ils étaient, pour employer la terminologie actuelle, « objectifs » ou seulement « subjectifs ». Quoi qu’il en soit, ces phénomènes, qui paraissent d’ailleurs avoir été provoqués par des « travaux » accomplis suivant le rituel des Frères Initiés de l’Asie, ne sont pas sans rappeler d’assez près les « passes » des Élus Coëns, chez lesquels, il faut bien le dire, on attribua aussi à ces choses une importance véritablement excessive ; qu’on les prenne, lorsqu’elles se présentent d’une façon plus ou moins accidentelle, comme des « signes » extérieurs de l’acquisition de certains résultats, cela est encore admissible, mais ce qui ne l’est aucunement, c’est de considérer en quelque sorte leur obtention comme le but même d’une organisation initiatique, car il est tout à fait impossible de voir quel intérêt réel tout cela peut avoir au point de vue spirituel. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, car il est bien certain que le goût des phénomènes extraordinaires, auquel se rattache d’ailleurs aussi la passion pour les expériences magnétiques, fut dès lors, comme il l’est toujours resté par la suite pour les Occidentaux, un des principaux écueils qui firent dévier certaines aspirations et les empêchèrent de parvenir à leur aboutissement normal. Nous ajouterons seulement que, chez le prince de Hesse, les phénomènes en question revêtirent parfois un caractère extravagant qu’ils semblent du moins n’avoir jamais eu chez les Élus Coëns ; et nous mentionnerons encore, dans le même ordre d’idées, les opérations évocatoires de von Wächter, que leur allure plus accentuée de « magie cérémonielle » contribue à rendre plus particulièrement suspectes, sans même parler des histoires fabuleuses dont elles furent entourées et dont on ne sait trop ce qu’elles pouvaient bien servir à dissimuler. — Dans une seconde partie, il est question de quelques « personnages énigmatiques et mystérieux » ; un chapitre y est consacré à la marquise de La Croix, qui donne surtout l’impression d’une personne déséquilibrée, et un autre à certains traits de la vie du comte de Saint-Germain et plus particulièrement à ses relations avec le prince Charles de Hesse. Le plus curieux est celui qui retrace la carrière mouvementée du sieur Bernard Müller, alchimiste ou soi-disant tel, qui s’était attribué la mission d’« organe », suivant sa propre expression, d’un « chiliasme » fantastique ; ayant gagné la confiance du célèbre professeur Molitor, il se fit introduire par lui dans les milieux maçonniques allemands, en profita pour entrer en relations avec plusieurs princes, et fut longtemps protégé par le prince Charles de Hesse ; puis, à la suite de diverses mésaventures, il finit par émigrer avec cinquante disciples en Amérique, où des descendants de ce groupe subsistaient encore il y a peu d’années. — La conclusion de M. van Rijnberk nous paraît appeler une réserve : nous pensons tout à fait comme lui que des hommes tels que Willermoz et le prince de Hesse furent sérieux, sincères et bien intentionnés, mais, quand il engage à « suivre leur exemple », il nous semble que cet exemple devrait bien plutôt servir avant tout de leçon pour éviter de commettre les mêmes fautes qu’eux et de se laisser détourner de la droite voie initiatique et de l’ésotérisme authentique pour se lancer à la poursuite de vaines fantasmagories.