Septembre 1950
- Henri-Félix Marcy. — Essai sur l’origine de la
Franc-Maçonnerie et l’histoire du Grand Orient de France. Tome Ier.
Des origines à la fondation du Grand Orient de France.
Éditions du Foyer Philosophique, Paris.
Ce travail est fort consciencieusement fait, mais uniquement d’après les méthodes de l’histoire profane, qui, en pareil cas surtout, ne peuvent pas donner des résultats entièrement satisfaisants, ne serait-ce qu’en raison de l’absence presque complète de documents écrits. La tournure d’esprit de l’auteur est évidemment très « rationaliste » et se ressent fortement de son éducation universitaire ; aussi bien des choses lui échappent-elles, surtout en ce qui concerne le côté initiatique de la question, et c’est sans doute pourquoi le lien qui unit la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie spéculative lui apparaît comme très « lâche », ainsi qu’il le dit au début. Cependant, la suite même de son exposé ne justifie guère cette assertion, car du moins n’est-il pas de ceux qui nient contre toute évidence l’existence d’une filiation directe de l’une à l’autre, même s’il méconnaît l’importance du lien très effectif, nous pourrions même dire tout à fait essentiel, qui est constitué par le symbolisme. Ces réserves faites, il faut reconnaître que cet ouvrage, dans les limites du point de vue où il se renferme, apporte un grand nombre de renseignements intéressants, notamment dans le chapitre qui est consacré à l’histoire de l’architecture au moyen âge, et plus précisément du xiiie au xve siècle. Un point curieux à noter, c’est que les « maîtres d’œuvre » français paraissent avoir eu une part prépondérante dans la construction des grandes cathédrales des autres pays, d’où l’auteur croit pouvoir conclure que la Maçonnerie opérative a dû prendre naissance en France ; ce n’est assurément là qu’une hypothèse, mais il en trouve une confirmation dans la similitude que présentent l’organisation des Hütten allemandes et celle des Lodges anglaises et écossaises, alors qu’il est peu vraisemblable qu’elles aient eu des rapports directs entre elles. Il y a peut-être là quelque exagération due à une perspective trop exclusivement « nationale », mais il n’en est pas moins vrai que l’exposé « légendaire » contenu dans certains manuscrits anglais des Old Charges semblerait suggérer lui-même quelque chose de ce genre, tout en le reportant d’ailleurs à une époque notablement antérieure à celle des cathédrales « gothiques » ; nous ajouterons seulement que, si on admet que c’est de France que la Maçonnerie opérative fut importée en Angleterre et en Allemagne, cela ne préjuge pourtant rien quant à son origine même, puisque, d’après les mêmes « légendes », elle serait d’abord venue d’Orient en France, où elle aurait été apparemment introduite par des architectes byzantins. D’autre part, on pourrait, à ce propos, soulever une question importante que l’auteur n’envisage pas, et que d’ailleurs aucun historien maçonnique ne semble avoir cherché à élucider : cette question est celle de la « survivance » possible de la Maçonnerie opérative, en France même, jusque vers la fin du xviie siècle ou le début du xviiie ; en effet, en présence de certaines particularités par lesquelles les rituels français diffèrent des rituels spéculatifs anglais, et qui ne peuvent manifestement provenir que d’une « source » antérieure à 1717, on peut se demander si elles ont une origine opérative directe ou si, comme certains le pensent, elles sont dues à une importation écossaise qui aurait eu lieu dans les dernières années du xviie siècle ; les deux hypothèses sont plausibles, et, en fait, il y a là une énigme qui n’a jamais été résolue. — Le chapitre suivant retrace d’abord, un peu sommairement peut-être, ce qu’on sait de l’histoire de la Maçonnerie opérative en Écosse et en Angleterre, où du moins on ne perd pas ses traces à la fin du moyen âge comme sur le continent ; il semble d’ailleurs bien que ce soit en Écosse qu’elle demeura jusqu’au bout plus « vivante » que partout ailleurs. Il expose ensuite comment la prépondérance acquise par les Maçons « acceptés », tout au moins dans certaines Loges, aboutit à la constitution de la Maçonnerie spéculative, lorsque quatre Loges de Londres se réunirent, en 1717, pour former la Grande Loge d’Angleterre, à côté de laquelle subsistèrent de leur côté les Loges écossaises, et aussi, en Angleterre même, celles qui relevaient de l’ancienne Loge d’York. Ici, il faut louer particulièrement l’auteur de n’avoir pas été dupe de la façon dont on présente habituellement la destruction, en 1720, des documents qui avaient été rassemblés au cours des années précédentes ; il remarque qu’Anderson « évite de donner des précisions sur les manuscrits détruits » et que « son explication sur les causes de la destruction est obscure » ; sans qu’il le dise tout à fait expressément, il est visible qu’il pense qu’Anderson lui-même a bien dû, avec ses « associés » Payne et Désaguliers, être pour quelque chose dans cet « acte de vandalisme », suivant l’expression de Thory. Il est assez clair en effet, comme il le montre ensuite, que les fondateurs de la Maçonnerie spéculative ont eu pour but, en agissant ainsi, non pas d’empêcher « que ces papiers puissent tomber dans des mains étrangères », ainsi qu’on l’a prétendu assez naïvement, mais de faire disparaître tout ce qui pouvait fournir la preuve des changements qu’ils avaient apportés aux anciennes Constitutions ; ils n’y ont d’ailleurs pas entièrement réussi, puisqu’on connaît actuellement une centaine de manuscrits sur lesquels ils n’avaient pu mettre la main et qui ont ainsi échappé à la destruction. Pour en revenir à Anderson, un journal, en annonçant sa mort en 1739, le qualifia de « très facétieux compagnon », ce qui peut se justifier par le rôle suspect qu’il joua dans le schisme spéculatif et par la façon frauduleuse dont il présenta sa rédaction des nouvelles Constitutions comme conforme aux documents « extraits des anciennes archives » ; A. E. Waite a écrit de lui qu’« il était surtout très apte à gâter tout ce qu’il touchait » ; mais sait-on que, à la suite de ces événements, certaines Loges opératives allèrent jusqu’à prendre la décision de n’admettre désormais aucune personne portant le nom d’Anderson ? Quand on songe que c’est là l’homme dont tant de Maçons actuels se plaisent à invoquer constamment l’autorité, le considérant presque comme le véritable fondateur de la Maçonnerie, ou prenant tout au moins pour d’authentiques landmarks tous les articles de ses Constitutions, on ne peut s’empêcher de trouver que cela n’est pas dépourvu d’une certaine ironie… Si l’auteur s’est montré plus clairvoyant que bien d’autres sur cette question de la falsification andersonienne, il est à regretter qu’il ne l’ait pas été autant en ce qui concerne l’origine du grade de Maître, qu’il croit, suivant l’opinion communément répandue, n’être qu’une innovation introduite entre 1723 et 1738 ; mais sans doute ne peut-on pas exiger d’un pur historien une trop grande compétence pour tout ce qui touche directement au rituel et au symbolisme. Le dernier chapitre contient l’histoire de la Maçonnerie française issue de la Grande Loge d’Angleterre, depuis sa première apparition vers 1725 ou 1726 jusqu’à la mort du comte de Clermont en 1771 ; c’est naturellement la période des débuts qui est la plus obscure, et, à cet égard, nous trouvons ici une excellente mise au point de la question si controversée des premiers Grands-Maîtres. Depuis que l’astronome Lalande publia son « Mémoire historique » en 1773, cette question était brouillée à tel point qu’on pouvait la croire insoluble ; mais la succession semble bien être enfin établie maintenant d’une façon définitive, sauf qu’il faudrait peut-être ajouter encore en tête de la liste un autre nom, celui du duc de Wharton, qui paraît avoir exercé, à une date comprise entre 1730 et 1735, et au nom de la Grande Loge d’Angleterre dont il avait été précédemment Grand-Maître, les fonctions de Grand-Maître provincial pour la France. Il est dommage que l’auteur n’ait pas raconté à la suite de quelles circonstances le Grand Orient fut amené, en 1910, à supprimer les deux premiers noms qui avaient figuré jusque là sur sa liste des Grands-Maîtres, alors qu’une simple rectification aurait suffi ; ce qui est plutôt amusant, c’est que cette suppression n’eut d’autre cause que les pamphlets d’un adversaire occultiste, fort érudit d’ailleurs, mais qui excellait surtout à « truquer » les documents historiques pour leur faire dire tout ce qu’il voulait ; nous avons vu cette affaire d’assez près, et, malgré le temps écoulé, nous avions de bonnes raisons de ne jamais l’oublier, ayant eu nous-même, à cette époque, le privilège d’être tout spécialement en butte à l’hostilité du même personnage ! Quant à la suite de l’histoire de la Maçonnerie, l’importance qui est attribuée au fameux discours de Ramsay est peut-être excessive, et en tout cas il est certainement inexact de dire qu’il « expose la doctrine de la Maçonnerie » ; il n’exprime, en réalité, que la conception particulière que s’en faisait son auteur, sur lequel, notons-le en passant, il est donné des détails biographiques fort curieux ; ce qui est vrai, c’est seulement que ce discours exerça par la suite une influence incontestable sur la formation des hauts grades, mais, bien entendu, et en dépit des légendes fantaisistes répandues dans certains milieux, Ramsay lui-même et Fénelon n’y furent pour rien. — À propos des hauts grades, nous devons dire que, malgré les précisions données sur quelques points et qui concernent surtout des dates, leur histoire, qui n’est d’ailleurs qu’esquissée très brièvement, demeure bien confuse dans son ensemble ; elle est d’ailleurs réellement d’une complication extrême, et il est très possible qu’on ne réussisse jamais à l’éclaircir complètement ; du reste, quand on sait que la première mention connue de tel grade se trouve dans un document daté de telle année, en est-on véritablement beaucoup plus avancé pour la connaissance de ses origines réelles ? Nous n’insisterons pas sur les autres points, beaucoup plus généralement connus, tels que les tracasseries que les Maçons eurent à subir à diverses reprises de la part des autorités gouvernementales, le refus de tenir compte en France des condamnations lancées par Rome et que les ecclésiastiques eux-mêmes traitèrent comme inexistantes, ou la scission qui fut provoquée dans la Grande Loge par la nomination de Lacorne comme substitut particulier du comte de Clermont, et qui nous amène à la fin de la période étudiée dans ce premier volume. Il est à souhaiter que la seconde partie de ce travail, qui doit contenir l’histoire du Grand Orient, apporte encore une sérieuse contribution à l’étude de ces questions qu’on a souvent traitées d’une façon trop partiale, dans un sens ou dans un autre, et parfois aussi trop imaginative.