Septembre-octobre 1921
- I. Goldziher, professeur à l’Université de
Budapest. — Le Dogme et la Loi de l’Islam : Histoire du développement
dogmatique et juridique de la religion musulmane.
Traduction de F. Arin (un vol. in-8o de 315 pages. P. Geuthner, Paris, 1920).
Cet ouvrage offre les qualités et les défauts qui sont communs à presque tous les travaux germaniques du même genre : il est fort consciencieusement fait au point de vue historique et documentaire, mais il ne faudrait pas y chercher une compréhension bien profonde des idées et des doctrines. Du reste, d’une façon tout à fait générale, ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui « science des religions » repose essentiellement sur deux postulats que nous ne pouvons, pour notre part, regarder que comme de simples préjugés. Le premier, que l’on pourrait nommer le postulat « rationaliste », consiste à traiter toute religion comme un fait purement humain, comme un « phénomène » d’ordre psychologique ou sociologique ; l’importance accordée respectivement aux éléments individuels et aux facteurs sociaux varie d’ailleurs grandement suivant les écoles. Le second, qui s’affirme ici dès le sous-titre du livre, est le postulat « évolutionniste » : le « développement » dont il s’agit, en effet, n’est pas simplement le développement logique de tout ce que la doctrine impliquait en germe dès l’origine, mais une suite de changements radicaux provoqués par des influences extérieures, et pouvant aller jusqu’à des contradictions. On pose en principe que les dogmes ont « évolué », et c’est là une affirmation qui doit être admise sans discussion : c’est une sorte de dogme négatif destiné à renverser tous les dogmes positifs pour leur substituer la seule croyance au « progrès », cette grande illusion du monde moderne. Le livre de M. Goldziher comprend six chapitres, sur chacun desquels nous allons présenter quelques observations.
I. Mohammed et l’Islam. — On connaît la thèse, chère à certains psychologues, et surtout aux médecins qui se mêlent de psychologie, de la « pathologie » des mystiques, des prophètes et des fondateurs de religions ; nous nous souvenons d’une application particulièrement répugnante qui en fut faite au Judaïsme et au Christianisme(1). Il y a ici quelque chose de la même tendance, bien que l’auteur y insiste moins que d’autres ne l’ont fait ; en tout cas, c’est l’esprit « rationaliste » qui domine dans ce chapitre. On y rencontre même fréquemment des phrases comme celle-ci : « Mohammed s’est fait révéler telle ou telle chose » ; cela est extrêmement déplaisant. L’« évolutionnisme » apparaît dans la distinction, on pourrait même dire l’opposition, que l’on veut établir entre la période de la Mekke et celle de Médine : de l’une à l’autre, il y aurait eu un changement, dû aux circonstances extérieures, dans le caractère prophétique de Mohammed ; nous ne croyons pas que ceux qui examinent les textes qorâniques sans idée préconçue puissent y trouver rien de semblable. D’autre part, la doctrine enseignée par Mohammed n’est pas du tout un « éclectisme » ; la vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition judéo-chrétienne, en se défendant expressément de vouloir instituer une religion nouvelle et même d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de lois (et c’est pourquoi le mot « mahométan » est absolument rejeté par ses disciples). Ajoutons encore que le sens du mot Islam, qui est « soumission à la Volonté divine », n’est pas interprété d’une façon parfaitement correcte, non plus que la conception de l’« universalité » religieuse chez Mohammed ; ces deux questions se tiennent d’ailleurs d’assez près.
II. Développement de la loi. — Il faut louer l’auteur d’affirmer l’existence, trop souvent méconnue par les Européens, d’un certain « esprit de tolérance » dans l’Islam, et cela dès ses origines, et aussi de reconnaître que les différents « rites » musulmans ne constituent nullement des « sectes ». Par contre, bien que le côté juridique d’une doctrine soit assurément celui qui se prête le plus à un développement nécessité par l’adaptation aux circonstances (mais à la condition que ce développement, tant qu’il reste dans l’orthodoxie, n’entraîne aucun changement véritable, qu’il ne fasse que rendre explicites certaines conséquences implicitement contenues dans la doctrine), nous ne pouvons admettre la prépondérance attribuée aux considérations sociales et politiques, qui sont supposées avoir réagi sur le point de vue proprement religieux lui-même. Il y a là une sorte de renversement des rapports, qui s’explique par ce fait que les Occidentaux modernes se sont habitués, pour la plupart, à regarder la religion comme un simple élément de la vie sociale parmi beaucoup d’autres ; pour les Musulmans, au contraire, c’est l’ordre social tout entier qui dépend de la religion, qui s’y intègre en quelque sorte, et l’analogue se rencontre d’ailleurs dans toutes les civilisations qui, comme les civilisations orientales en général, ont une base essentiellement traditionnelle (que la tradition dont il s’agit soit religieuse ou qu’elle soit d’une autre nature). Sur des points plus spéciaux, il y a un parti pris manifeste de traiter d’« inventions postérieures » les hadîth, c’est-à-dire les paroles du Prophète conservées par la tradition ; cela a pu se produire dans des cas particuliers, reconnus du reste par la théologie musulmane, mais il ne faudrait pas généraliser. Enfin, il est vraiment trop commode de qualifier dédaigneusement de « superstition populaire » tout ce qui peut être gênant pour le « rationalisme ».
III. Développement dogmatique. — Ce chapitre débute par un essai d’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le « prophétisme » et le « théologisme » : les théologiens, en voulant interpréter les révélations des prophètes, y introduiraient, suivant les besoins, des choses auxquelles ceux-ci n’avaient jamais songé, et c’est ainsi que l’orthodoxie arriverait à se constituer peu à peu. Nous répondrons à cela que l’orthodoxie n’est pas quelque chose qui se fait, qu’elle est au contraire, par définition même, le maintien constant de la doctrine dans sa ligne traditionnelle primitive. L’exposé des discussions concernant le déterminisme et le libre arbitre trahit une certaine erreur d’optique, si l’on peut dire, due à la mentalité moderne : loin de voir là une question fondamentale, les grands docteurs de l’Islam ont toujours regardé ces discussions comme parfaitement vaines. D’un autre côté, nous nous demandons jusqu’à quel point il est bien juste de regarder les Mutazilites comme des « rationalistes » ; en tout cas, c’est souvent une erreur de traduire aql par « raison ». Autre chose encore, et qui est plus grave : l’anthropomorphisme n’a jamais été inhérent à l’orthodoxie musulmane. L’Islam, en tant que doctrine (nous ne parlons pas des aberrations individuelles toujours possibles) n’admet l’anthropomorphisme que comme une façon de parler (il s’efforce même de réduire au minimum ce genre de symbolisme), et à titre de concession à la faiblesse de l’entendement humain, qui a le plus souvent besoin du support de certaines représentations analogiques. Nous prenons ce mot de « représentations » dans son sens ordinaire, et non dans l’acception très spéciale que lui donne fréquemment M. Goldziher, et qui fait songer aux théories fantaisistes de ce qui, en France, s’intitule l’« école sociologique ».
IV. Ascétisme et Sûfisme. — Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre, qui est loin d’être aussi net qu’on pourrait le souhaiter, et qui renferme même bien des confusions et des lacunes. Pour l’auteur, l’ascétisme aurait été tout d’abord étranger à l’Islam, dans lequel il aurait été introduit ultérieurement par des influences diverses, et ce sont ces tendances ascétiques surajoutées qui auraient donné naissance au Sûfisme ; ces affirmations sont assez contestables, et, surtout, le Sûfisme est en réalité tout autre chose que de l’ascétisme. Du reste, ce terme de Sûfisme est employé ici d’une façon quelque peu abusive dans sa généralité, et il faudrait faire des distinctions : il s’agit de l’ésotérisme musulman, et il y a bon nombre d’écoles ésotériques qui n’acceptent pas volontiers cette dénomination, actuellement tout au moins, parce qu’elle en est arrivée à désigner couramment des tendances qui ne sont nullement les leurs. En fait, il y a fort peu de rapports entre le Sûfisme persan et la grande majorité des écoles arabes ; celles-ci sont beaucoup moins mystiques, beaucoup plus purement métaphysiques, et aussi plus strictement attachées à l’orthodoxie (quelle que soit d’ailleurs l’importance qu’elles accordent aux pratiques extérieures). À ce propos, nous devons dire que c’est une erreur complète de vouloir opposer le Sûfisme en lui-même à l’orthodoxie : la distinction est ici entre l’ésotérisme et l’exotérisme, qui se rapportent à des domaines différents et ne s’opposent point l’un à l’autre ; il peut y avoir, dans l’un et dans l’autre, orthodoxie et hétérodoxie. Il ne s’est donc pas produit, au cours de l’histoire, un « accommodement » entre deux « systèmes » opposés ; les deux domaines sont assez nettement délimités pour que, normalement, il ne puisse y avoir ni conflit ni contradiction, et les ésotéristes n’ont jamais pu, comme tels, être taxés d’hérésie. Quant aux origines de l’ésotérisme musulman, l’influence du néo-platonisme n’est nullement prouvée par une identité de pensée à certains égards ; il ne faudrait pas oublier que le néoplatonisme n’est qu’une expression grecque d’idées orientales, de sorte que les Orientaux n’ont pas eu besoin de passer par l’intermédiaire des Grecs pour retrouver ce qui, en somme, leur appartenait en propre ; il est vrai que cette façon de voir a le tort d’aller à l’encontre de certains préjugés. Pour l’influence hindoue (et peut-être aussi bouddhiste) que l’auteur croit découvrir, la question est un peu plus complexe : nous savons, pour l’avoir constaté directement, qu’il y a effectivement, entre l’ésotérisme musulman et les doctrines de l’Inde, une identité de fond sous une assez grande différence de forme ; mais on pourrait faire aussi la même remarque pour la métaphysique extrême-orientale, et cela n’autorise point à conclure à des emprunts. Des hommes appartenant à des civilisations différentes peuvent bien, à ce qu’il nous semble, être parvenus directement à la connaissance des mêmes vérités (c’est ce que les Arabes eux-mêmes expriment par ces mots : et-tawhîdu wâhidun, c’est-à-dire : « la doctrine de l’Unité est unique », elle est partout et toujours la même) ; mais nous reconnaissons que cet argument ne peut valoir que pour ceux qui admettent une vérité extérieure à l’homme et indépendante de sa conception, et pour qui les idées sont autre chose que de simples phénomènes psychologiques. Pour nous, les analogies de méthodes elles-mêmes ne prouvent pas davantage : les ressemblances du dhikr musulman et du hatha-yoga hindou sont très réelles et vont même encore plus loin que ne le pense l’auteur, qui semble n’avoir de ces choses qu’une connaissance plutôt vague et lointaine ; mais, s’il en est ainsi, c’est qu’il existe une certaine « science du rythme » qui a été développée et appliquée dans toutes les civilisations orientales, et qui, par contre, est totalement ignorée des Occidentaux. Nous devons dire aussi que M. Goldziher ne paraît guère connaître les doctrines de l’Inde que par les ouvrages de M. Oltramare, qui sont à peu près les seuls qu’il cite à ce sujet (il y a même pris l’expression tout à fait impropre de « théosophie hindoue ») ; cela est vraiment insuffisant, d’autant plus que l’interprétation qui est présentée dans ces ouvrages est jugée fort sévèrement par les Hindous. Il faut ajouter qu’il y a aussi une note dans laquelle est mentionné un livre de Râma Prasâd, écrivain théosophiste, dont l’autorité est tout à fait nulle ; cette note est d’ailleurs rédigée d’une façon assez extraordinaire, mais nous ne savons si cela doit être imputé à l’auteur ou au traducteur. Il y aurait lieu de relever en outre bien des erreurs qui, pour porter sur des détails, ont aussi leur importance : ainsi, et-tasawwuf n’est pas du tout « l’idée sûfie », mais bien l’initiation, ce qui est tout différent (voir par exemple le traité de Mohyiddin ibn Arabi intitulé Tartîbut-tasawwuf, c’est-à-dire « Les catégories de l’initiation »). Les quelques lignes qui sont consacrées aux Malâmatiyah en donnent une idée complètement erronée ; cette question, qui est fort peu connue, a pourtant une portée considérable, et nous regrettons de ne pouvoir nous y arrêter. Beaucoup des conceptions les plus essentielles de l’ésotérisme musulman sont entièrement passées sous silence : telle est, pour nous borner à un seul exemple, celle de l’« Homme universel » (El-Insânul-kâmil), qui constitue le fondement de la théorie ésotérique de la « manifestation du Prophète ». Ce qui manque aussi, ce sont des indications au moins sommaires sur les principales écoles et sur l’organisation de ces Ordres initiatiques qui ont une si grande influence dans tout l’Islam. Enfin, nous avons rencontré quelque part l’expression fautive d’« occultisme musulman » : l’ésotérisme métaphysique dont il s’agit et les sciences qui s’y rattachent en tant qu’applications n’ont absolument rien de commun avec les spéculations plus ou moins bizarres qu’on désigne sous le nom d’« occultisme » dans le monde occidental contemporain.
V. Les sectes. — L’auteur s’élève avec raison contre la croyance trop répandue à l’existence d’une multitude de sectes dans l’Islam ; en somme, ce nom de sectes doit être réservé proprement aux branches hétérodoxes et schismatiques, dont la plus ancienne est celle des Khâridjites. La partie du chapitre qui est consacrée au Chiisme est assez claire, et quelques-unes des idées fausses qui ont cours à ce sujet sont bien réfutées ; mais il faut dire aussi que, en réalité, la différence entre Sunnites et Chiites est beaucoup moins nettement tranchée, à part les cas extrêmes, qu’on ne pourrait le croire à la lecture de cet exposé (ce n’est que tout à fait à la fin de l’ouvrage qu’il se trouve une légère allusion aux « nombreux degrés de transition qui existent entre ces deux formes de l’Islam »). D’autre part, si la conception de l’Imâm chez les Chiites est suffisamment expliquée (et encore faut-il faire une réserve quant au sens plus profond dont elle est susceptible, car l’auteur ne paraît pas avoir une idée très nette de ce qu’est le symbolisme), il n’en est peut-être pas de même de celle du Mahdî dans l’Islam orthodoxe ; parmi les théories qui ont été formulées à cet égard, il en est qui sont d’un caractère fort élevé, et qui sont bien autre chose que des « ornements mythologiques » ; celle de Mohyiddin ibn Arabi, notamment, mériterait bien d’être au moins mentionnée.
VI. Formations postérieures. — Il y a, au commencement de ce dernier chapitre, une interprétation de la notion de Sunna comme « coutume héréditaire », qui montre une parfaite incompréhension de ce qu’une tradition est véritablement, dans son essence et dans sa raison d’être. Ces considérations conduisent à l’étude de la secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à toute innovation contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une restauration de l’Islam primitif ; mais c’est probablement un tort de croire ces prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles des Protestants dans le Christianisme ; il y a même plus d’une analogie curieuse entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les uns et les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). Il ne faudrait pas non plus attribuer une importance excessive à certains mouvements contemporains, comme le Bâbisme, et surtout le Béhâïsme qui en est dérivé, M. Goldziher dit par progrès, nous dirions plutôt par dégénérescence. L’auteur a vraiment grand tort de prendre au sérieux une certaine adaptation « américanisée » du Béhâïsme, qui n’a absolument plus rien de musulman ni même d’oriental, et qui, en fait, n’a pas plus de rapports avec l’Islam que le faux Vêdânta de Vivekânanda (que nous avons eu l’occasion de mentionner au cours de notre étude sur le théosophisme(*)) n’en a avec les véritables doctrines hindoues : ce n’est qu’une espèce de « moralisme » quasi-protestant. Les autres sectes dont il est question ensuite appartiennent à l’Inde ; la plus importante, celle des Sikhs, n’est pas proprement musulmane, mais apparaît comme une tentative de fusion entre le Brâhmanisme et l’Islam ; telle est du moins la position qu’elle prit à ses débuts. Dans cette dernière partie, nous avons encore noté les expressions défectueuses d’« Islam hindou », et de « Musulmans hindous » : tout ce qui est indien n’est pas hindou par là même, puisque ce dernier terme ne désigne exclusivement que ce qui se rapporte à la tradition brâhmanique ; il y a là quelque chose de plus qu’une simple confusion de mots.
Naturellement, nous avons surtout signalé les imperfections de l’ouvrage de M. Goldziher, qui n’en est pas moins susceptible de rendre des services réels, mais, nous le répétons, à la condition qu’on veuille y chercher rien de plus ni d’autre que des renseignements d’ordre historique, et qu’on se méfie de l’influence exercée sur tout l’exposé par les « idées directrices » que nous avons dénoncées tout d’abord. Certaines des remarques qui précèdent montrent d’ailleurs que, même au point de vue de l’exactitude de fait, le seul qui semble compter pour les « historiens des religions », l’érudition pure et simple ne suffit pas toujours ; sans doute, il peut arriver qu’on donne une expression fidèle d’idées qu’on n’a pas comprises vraiment et dont on n’a qu’une connaissance tout extérieure et verbale, mais c’est là une chance sur laquelle il serait préférable de ne pas compter outre mesure.