Janvier-février 1924

Un vol. in-8o de 314 pp. P. Geuthner, Paris, 1923.

L’auteur, dans son introduction, affirme l’intention de « prêter la plus vigilante attention aux interprétations que l’Orient tient pour classiques », et il reconnaît même que « nos savants rompus à l’usage de la critique, soit historique, soit philologique, font preuve d’une aversion systématique, non exempte de partialité, à l’égard des traditions indigènes ». C’est fort bien ; mais alors pourquoi, dans le corps même de son ouvrage, ne tient-il guère compte que des résultats plus ou moins contestables de la critique européenne ? Et, quand on a commencé par dénoncer la « superstition de la chronologie », pourquoi se laisser interrompre dans l’exposé d’une doctrine par la préoccupation de suivre une chronologie souvent hypothétique, au grand détriment de l’enchaînement logique des idées ? C’est qu’il est probablement bien difficile, avec la meilleure volonté du monde, de se défaire des habitudes mentales qu’impose une certaine éducation.

La meilleure partie de l’ouvrage, celle qui est la plus exacte et la plus complète, est certainement, comme il fallait s’y attendre, celle qui concerne le bouddhisme. L’auteur rectifie même très justement les interprétations « pessimistes » qui ont cours depuis Schopenhauer ; mais il exagère grandement l’originalité de cette doctrine, dans laquelle il voudrait même voir autre chose que la déviation du brâhmanisme qu’elle est en réalité. Ce qu’il exagère aussi, c’est l’influence du bouddhisme sur le développement ultérieur des doctrines hindoues : sans doute, la nécessité de répondre à certaines objections conduit souvent à préciser l’expression de sa propre pensée ; mais cette influence en quelque sorte négative, la seule que nous puissions reconnaître au bouddhisme, n’est point celle qui lui est attribuée ici.

L’exposé des darshanas orthodoxes ne nous a pas paru très clair, et d’ailleurs il est fait d’un point de vue bien extérieur ; nous ne croyons pas que le parti pris de vouloir trouver une « évolution » partout soit compatible avec la compréhension véritable de certaines idées. La même remarque vaut pour ce qu’on est convenu d’appeler l’« hindouïsme », qui est présenté comme le produit d’éléments primitivement étrangers au brâhmanisme et auxquels celui-ci se serait adapté tant bien que mal, de telle sorte que la trimûrti elle-même ne serait qu’une invention presque moderne ! Les raisons profondes de la distinction entre vishnuïsme et shivaïsme ne sont même pas entrevues ; mais cette question, de même que celle des origines, risquerait de nous entraîner bien loin. Il y aurait beaucoup à dire aussi au sujet du yoga, qui n’a jamais pu consister en une attitude « pragmatiste » : comment ce mot pourrait-il convenir là où il s’agit précisément de se libérer de l’action ? Signalons enfin une notion étrangement inexacte de ce qu’est la magie et surtout de ce qu’elle n’est pas ; un « mage » et un « magicien » ne sont pas tout à fait la même chose, non plus qu’un « voyant » et un « visionnaire » ; et traduire rishi par « visionnaire » nous paraît une fâcheuse inadvertance.

D’une façon générale, les doctrines de l’Inde sont ici comme rapetissées, si l’on peut dire, en raison même du double point de vue sous lequel elles sont envisagées : point de vue historique d’abord, qui met au premier plan des questions sans importance réelle ; point de vue philosophique ensuite, qui est fort inadéquat à ce dont il s’agit, et bien incapable d’aller au fond des choses, d’atteindre l’essence même des doctrines en question. « La philosophie est partout la philosophie », nous dit-on ; mais y a-t-il vraiment de la philosophie partout ? On nous accordera bien, tout au moins, qu’il n’y a pas que cela dans le monde ; et nous ne sommes pas très sûr que certains indianistes « se soient bien trouvés d’avoir possédé dès l’abord une culture philosophique à l’européenne » ; en tout cas, nous n’avons eu, pour notre part, qu’à nous féliciter d’avoir pu connaître au contraire les doctrines de l’Orient avant d’étudier la philosophie occidentale.

1 vol. in-8o de 204 pp. F. Alcan, Paris, 1923.

Dans ce second ouvrage, d’un caractère moins « spécial » que le précédent, M. Masson-Oursel présente des considérations sur la « méthode comparative » appliquée à la philosophie, à laquelle elle peut seule, suivant lui, donner une base « positive ». Cette notion de « positivité » parait assez ambiguë, et le sens où elle est entendue ici est probablement bien différent de celui que lui donnait Auguste Comte ; et pourtant on pourrait peut-être la définir, d’une façon générale, par le parti pris d’attribuer aux « faits » une importance prépondérante : « Le principe fondamental d’une philosophie vraiment positive doit être le ferme propos de saisir dans l’histoire, et uniquement dans l’histoire, les faits philosophiques. » Cependant, on nous assure ensuite que « l’immanence du donné philosophique dans l’histoire n’implique point que la méthode positive en philosophie se réduise à la méthode historique » ; la différence doit résider surtout dans l’intention, qui est ici « de mieux comprendre à mesure que nous connaissons davantage » ; mais comprendre quoi ? Le fonctionnement de l’esprit humain, sans doute, et rien de plus ni d’autre, car il ne semble pas qu’on en arrive jamais à se poser la question de la vérité ou de la fausseté des idées en elles-mêmes.

Le principe de la « philosophie comparée » doit être l’analogie ; les considérations qui se rapportent à celle-ci sont d’ailleurs peu nouvelles, mais l’auteur ne paraît pas connaître l’usage qu’en a fait la scolastique, ce dont on ne peut s’étonner quand on le voit attribuer au cartésianisme la distinction de l’essence et de l’existence ! Nous ne pouvons que l’approuver de ne pas « s’exagérer la valeur des classements de systèmes » et d’écrire des choses comme celles-ci : « La philosophie comparée ne trouve qu’une caricature de ce qu’elle doit devenir dans ces classifications de systèmes sous autant de vocables en isme, purs barbarismes non seulement quant à la lettre, mais quant à l’esprit. » Mais lui-même s’est-il toujours bien gardé de tout rapprochement superficiel ou insuffisamment justifié ? Bien que des termes comme ceux de « sophistique » et de « scolastique » ne soient pas en isme, l’extension qu’il leur donne n’en est peut-être pas moins excessive.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à quelques exemples de l’application qu’on peut faire de la « méthode comparative ». De la « chronologie comparée » (dont on a soin de nous avertir qu’elle n’est souvent qu’approximative), nous ne dirons qu’une chose : c’est qu’il ne nous est guère possible d’admettre le « synchronisme » des trois civilisations prises comme « points de repère », celles de l’Europe, de l’Inde et de la Chine ; il est vrai que la « critique » occidentale se croit probablement très large en ne réduisant pas davantage encore l’antiquité qu’il lui plaît d’accorder aux civilisations orientales. Le chapitre consacré à la « logique comparée » renferme des considérations beaucoup plus intéressantes, mais que, faute de place, nous ne pouvons songer à résumer ici. Quant à la « métaphysique comparée », pour pouvoir en parler justement, il faudrait d’abord savoir ce qu’est vraiment la métaphysique, et ne pas la prendre pour une « improvisation idéale », ni lui attribuer une origine « pragmatiste », ni la confondre avec le mysticisme. Enfin, pour la « psychologie comparée », nous sommes tout à fait d’accord avec l’auteur pour penser que les psychologues ont eu jusqu’ici le tort très grave de ne faire porter leurs recherches que sur un milieu fort restreint, et de généraliser abusivement des résultats qui ne valent que pour ce milieu ; seulement, nous sommes persuadé qu’il est des choses qui, par leur nature même, échapperont toujours à l’investigation psychologique, et que, notamment, ni l’ordre mystique ni l’ordre métaphysique ne tomberont jamais sous son emprise.

Nous ajouterons que la « philosophie comparée » nous apparaît moins comme une comparaison des philosophies que comme une comparaison philosophique des idées et des doctrines de toute nature, philosophiques ou autres, car nous nous refusons, quant à nous, à prendre pour la « pensée universelle » ce qui n’est qu’une simple modalité de la pensée. Assurément, on a toujours le droit de se placer au point de vue philosophique pour envisager n’importe quoi, qui peut n’avoir en soi-même rien de philosophique ; mais il faudrait savoir jusqu’où cette attitude permet d’en pousser la compréhension, et, quand il s’agit des doctrines de l’Inde et de la Chine, nous avons beaucoup de raisons de penser qu’elle ne saurait aller bien loin. Il est vrai que cela pourrait en tout cas être suffisant pour améliorer l’enseignement de la philosophie, dont la conclusion du livre contient une critique fort juste à bien des égards ; mais pourquoi, après avoir proposé d’y introduire « des données d’histoire des religions », éprouve-t-on le besoin d’ajouter aussitôt que celle-ci ne risque pas de « compromettre l’indépendance de la pensée laïque » ? Quelles susceptibilités ou quelles inquiétudes le seul mot de religion éveille-t-il donc dans les milieux universitaires ? Et se pourrait-il qu’on y oublie que l’« histoire des religions » n’a été inventée précisément que pour servir à des fins éminemment « laïques », nous voulons dire antireligieuses ?

Traduits du sanscrit avec introduction et notes. — 1 vol. in-16o de 80 pp. Petite Collection Orientaliste, Bossard, Paris, 1923.

Sir John Woodroffe est un Anglais qui, chose fort rare, s’est véritablement intéressé aux doctrines de l’Inde, et qui, sous le pseudonyme d’Arthur Avalon, a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il se propose de faire connaître le tantrisme, c’est-à-dire un des aspects de ces doctrines qui sont le plus complètement ignorés du public européen. Celui de ces ouvrages dont la traduction française vient de paraître (et il faut espérer que d’autres suivront) contient huit hymnes de provenances diverses, mais qui ont pour caractère commun d’envisager la Divinité sous un aspect féminin. Nous reproduirons seulement ici un extrait de l’introduction : « La Cause Suprême est regardée comme une mère parce qu’elle conçoit l’univers en son sein par la divine Imagination (Kalpanâ) du Grand Moi (Pûrnâham), le porte et le met au jour, le nourrit et le protège avec une tendresse toute maternelle. Elle est la Puissance ou Shakti de l’Être, le Cœur du Seigneur Suprême. Elle et lui sont l’aspect double de la Réalité Unique ; éternelle, immuable en soi, en tant que Shiva ; Dieu en action en tant que Shakti ou Puissance, et comme telle, cause de tout changement, omniprésente dans les formes innombrables des individualités et des choses sujettes au changement… Le culte de la Mère est très ancien. Il appartenait déjà à la civilisation méditerranéenne la plus reculée… Il n’est pas, comme certains auteurs l’ont prétendu, une forme religieuse limitée à une secte. »

Ce petit volume est illustré de nombreux dessins de M. Jean Buhot, établis d’après des documents hindous, et qui sont du plus grand intérêt pour l’étude du symbolisme iconographique ; et il convient de faire remarquer que ce symbolisme a, dans la doctrine dont il s’agit, un rôle d’une importance capitale.