Mai-juin 1925
- Eugène Tavernier. — Cinquante ans de
politique : L’Œuvre d’irréligion.
Un vol. petit in-8o de 368 pp. Éditions Spes, Paris, 1925.
Au moment même où allait paraître cet ouvrage, on fêtait les cinquante ans de journalisme de son auteur ; c’est dire qu’il s’agit du récit d’un témoin qui a pu suivre, à mesure qu’ils se déroulaient, tous les événements dont il s’est appliqué ici à montrer les causes et à faire apparaître l’enchaînement. Ce qu’il nous présente est une saisissante histoire des luttes religieuses qui, en France, durent depuis un demi-siècle presque sans interruption ; luttes religieuses est bien le terme qu’il convient, car la politique proprement dite n’a jamais joué là-dedans le rôle essentiel. Ce qui domine tous les débats au cours de cette période, c’est ce qui s’appelle l’« anticléricalisme », qui n’est en réalité qu’un masque de l’irréligion pure et simple, comme l’avoua nettement jadis M. Viviani dans un discours dont cette citation sert d’épigraphe au livre : « Tous, nous nous sommes attachés à une œuvre d’irréligion. »
Or cette œuvre avait été préparée de longue date ; l’état d’esprit dont elle procède n’a rien de spontané ; et c’est pourquoi M. Tavernier commence par consacrer une étude à chacun de ceux qu’il appelle très justement les « docteurs », philosophes et historiens qui furent, directement ou indirectement, les éducateurs des hommes politiques arrivés au pouvoir à partir de 1871 : Auguste Comte(1), Proudhon, Renan, Taine, Michelet, Quinet, Berthelot, puis les fondateurs du journal Le Temps (ces pages ont été publiées d’abord dans cette Revue même) et de la Revue des Deux-Mondes(2). Peut-être certains s’étonneront-ils de voir figurer dans cette liste les noms de quelques hommes qu’on leur présente parfois sous un autre jour, en raison de leur opposition plus ou moins accentuée aux idées révolutionnaires sur le terrain politique ; mais, au point de vue religieux, leur influence ne fut pas moins néfaste que celle des autres, et les textes cités l’établissent d’une manière incontestable ; quiconque se refuse à subordonner la religion à la politique en jugera certainement ainsi.
Substituer l’homme à Dieu, voilà en deux mots quelle est au fond, quand on la dégage de toutes les nuances plus ou moins subtiles dont elle se recouvre, la pensée commune et dominante de tous ces « docteurs » ; et c’est là aussi ce que se sont efforcés de réaliser pratiquement, dans la société française, tous les politiciens qui se sont inspirés de leur esprit. Aussi le programme des luttes antireligieuses qui devaient y aboutir par étapes successives était-il arrêté tout entier dès l’origine ; M. Tavernier le prouve par des extraits des discours de Gambetta et par d’autres documents également irréfutables ; et toutes les habiletés de l’« opportunisme », son « double langage », sa tactique de dissimulation et d’équivoque, ne sauraient empêcher cette vérité d’apparaître au grand jour. M. Viviani n’a-t-il pas reconnu publiquement que la neutralité scolaire « fut toujours un mensonge », qui d’ailleurs était « peut-être un mensonge nécessaire » ? Ne faut-il pas en effet tromper l’opinion pour l’amener graduellement à accepter les « réformes » qu’on a décidées à l’avance ? Et la question scolaire n’est pas seulement ici un exemple typique ; elle occupe la première place dans l’« œuvre d’irréligion », et cela se comprend, puisqu’il s’agit avant tout de déformer systématiquement la mentalité générale, de détruire certaines conceptions et d’en imposer d’autres, ce qui ne peut se faire que par une éducation dirigée dans un sens nettement défini. Aussi les chapitres consacrés aux étapes de la laïcisation, à la « neutralité » et à l’« école sans Dieu », sont-ils parmi les plus importants, et ils abondent en faits précis et significatifs ; cela ne saurait se résumer, et d’ailleurs, pour tous ceux qui veulent être pleinement édifiés à cet égard, ce livre si instructif est à lire tout entier.
Après la préparation et l’application du programme, voici les résultats : « Les Ruines », tel est le titre que M. Tavernier donne à la dernière partie, où il décrit l’état d’« un peuple ravagé de ses propres mains », par une sorte d’aberration collective dont on rencontrerait peu d’exemples dans l’histoire. Ces ruines sont de toutes sortes, depuis « la grande pitié des églises de France », suivant l’expression de Barrès, jusqu’aux « ruines morales » dont on trouve ici des exemples frappants dans les domaines les plus divers : corruption de la littérature, de l’administration, destruction de la famille et du patriotisme. Et, pour couronner le tout, nous avons le tableau de ce qu’est devenu l’enseignement supérieur de l’Université depuis qu’y règne en maîtresse l’« école sociologique » dont Durkheim fut le chef : « la société procédant d’elle-même et d’elle seule et s’adorant elle-même, la sociologie pratique devenant la sociolâtrie organisée », voilà ce qu’on nous propose comme ultime aboutissement de ces cinquante ans d’épreuves et de déceptions !
Tout cela, les « libéraux » n’ont pas su l’empêcher, parce que, si honnêtes qu’aient pu être leurs intentions, leurs principes étaient faux et ne différaient pas au fond de ceux de leurs adversaires eux-mêmes, parce qu’ils ont toujours oublié « que la liberté ne subsiste ni ne se défend par ses seules forces, qu’elle a besoin de la vérité, dont elle ne saurait s’affranchir sans se ruiner tout entière ». Citons encore ces lignes de la conclusion : « En 1833, Lacordaire écrivait à Montalembert : “Sais-tu si de ce libéralisme qui te plaît tant il ne doit pas sortir le plus épouvantable despotisme ?” Vingt ans plus tard, Proudhon rédigeait cette formule qui, merveille de fourberie et de cynisme, mérite d’être conservée à l’histoire : “Le catholicisme doit être en ce moment poursuivi jusqu’à extinction ; ce qui ne m’empêche pas d’écrire sur mon drapeau : Tolérance.” C’est l’invraisemblable dérision qui vient de remplir un demi-siècle. »
Après tout cela, il subsiste encore pour nous un point d’interrogation : ce plan d’ensemble, parfaitement cohérent, dont nous voyons la réalisation se développer peu à peu dans toutes ses phases successives, qui l’a tout d’abord établi et voulu ? Les politiciens, d’intelligence assez médiocre pour la plupart, ne sont manifestement que de simples exécutants ; mais leurs inspirateurs, des représentants de la philosophie en vogue sous le second Empire aux sociologues actuels, sont-ils les véritables auteurs et détenteurs de ce plan, l’ont-ils conçu de leur propre initiative, ou au contraire ne sont-ils eux-mêmes que des instruments, dominés et dirigés, peut-être à leur insu, par une volonté cachée qui s’impose à eux, et ensuite aux autres par leur intermédiaire ? Nous ne faisons que poser cette question, sans doute bien difficile à résoudre d’une façon précise et définitive (car il est évident qu’on ne peut en pareil cas s’appuyer sur aucun texte écrit et que des indices d’un ordre plus subtil peuvent seuls orienter les recherches), mais qui, pour cette raison même, mériterait d’être examinée de très près et avec la plus grande attention.