Février 1926

De Jules Lagneau, qui n’écrivit jamais rien, mais auquel on a fait la réputation d’un philosophe extraordinaire, on vient enfin de publier, d’après des cahiers d’élèves, un petit livre qu’on nous présente comme son « testament philosophique » ; et, en le lisant, nous nous étonnons quelque peu de cette réputation. Ce que nous voyons là, c’est un professeur de philosophie imbu de kantisme comme ils l’étaient presque tous il y a une trentaine d’années ; il accepte la position de Kant, dans son ensemble, comme quelque chose sur quoi il n’y a pas à revenir, et il cherche simplement à perfectionner la soi-disant « preuve morale » de l’existence de Dieu. Pour cela, il s’appuie sur une certaine conception de la liberté ; cette liberté, d’ailleurs, « il est impossible à la pensée de se la prouver à elle-même autrement que par l’acte moral » ; et, par celui-ci, « Dieu se réalise en nous », car cet acte consiste « à faire que la loi soit vraie en voulant qu’elle le soit ». Il ne s’agit d’ailleurs pas d’existence à proprement parler, ni même d’être pur, mais d’un « devoir d’être », d’une « valeur », d’un « idéal », etc. Tout cela a-t-il vraiment un sens et prouve-t-il quelque chose ? C’est assurément curieux, à un point de vue psychologique, comme manifestation d’un certain état d’esprit ; c’est intéressant aussi, pour nous, en ce que cela montre une fois de plus l’impuissance à laquelle la philosophie moderne, négatrice de la métaphysique vraie, se condamne par la façon même dont elle pose les questions ; mais qu’il est affligeant de songer qu’on en arrive si facilement, à notre époque, à prendre pour l’expression d’une pensée supérieure et profonde ce qui n’est qu’un simple verbiage sentimental !

Traduit de l’italien par Mlle A. Lion.

Cet ouvrage représente une autre tendance de la philosophie contemporaine, tendance issue assez directement de Hegel, bien que l’auteur prétende corriger et réformer la conception de celui-ci. Le réel, pour Hegel, c’est la pensée ; pour M. Gentile, c’est « le penser » (l’acte) ; la nuance peut paraître assez subtile, et pourtant on lui attribue une importance capitale. « Le penser est activité, et la pensée est le produit de cette activité ; l’activité devient, l’effet est. » Il s’agit donc essentiellement d’une philosophie du devenir : « L’esprit n’est ni un être ni une substance, mais un processus constructif, un développement, un continuel devenir. » Il est donc à peine utile de dire que l’« acte pur » dont il est question ici n’a rien de commun avec celui d’Aristote. Cet idéalisme « actualiste » nous apparaît d’ailleurs surtout comme un étrange abus de la dialectique ; citons-en tout au moins un exemple typique : « La pensée est inconcevable en tant que pensée, et n’est pensée précisément que parce qu’impensable… Et toutefois l’impensable, du fait même qu’il est impensable, est pensé, car son impensabilité est un penser. Ce n’est pas en soi, hors de la sphère de notre penser, qu’il est impensable. C’est nous qui le pensons comme l’impensable : c’est notre penser qui le pose comme impensable, ou plutôt c’est le penser qui se pose en lui, mais en lui comme impensable. » — On comprendra sans peine que ce livre soit d’une lecture assez difficile, et encore faut-il ajouter que la traduction est trop souvent incorrecte ; il s’y rencontre même bien des mots qui, pour être calqués trop exactement sur des formes italiennes, sont en français, non seulement des néologismes inutiles, mais de purs barbarismes : « naturalistique », « objectivisé », « psychicité », « prévédibilité », « intellectualistiquement », et d’autres encore.

Illustrée de 175 reproductions hors texte en similigravure.

Cette très belle publication donne pour la première fois une idée d’ensemble de la sculpture khmère, dans la mesure du moins où le permet l’état actuel des recherches archéologiques. L’auteur est d’ailleurs fort prudent dans ses conclusions, et on ne saurait trop l’en approuver, car bien des questions sont encore loin d’être résolues d’une façon définitive. Il est à peu près impossible d’établir une chronologie rigoureuse, et, ici comme pour l’Inde, les dates proposées ne sont souvent qu’hypothétiques. Il est difficile aussi de préciser sous quelle forme l’influence indienne pénétra tout d’abord au Cambodge, et, du Brâhmanisme ou du Bouddhisme, lequel s’établit le premier dans cette région ; pour nous, du reste, il n’y a rien d’impossible à ce qu’ils y soient venus simultanément, puisqu’ils coexistèrent dans l’Inde pendant un certain nombre de siècles. En tout cas, M. Groslier remarque très justement que les deux cultes se mêlent souvent (le même fait peut être constaté en d’autres pays, à Java notamment) ; il s’agit d’ailleurs d’un Bouddhisme transformé, fortement teinté de Çivaïsme, comme cela s’est produit aussi au Thibet. L’auteur insiste peu sur ces considérations, qui méritaient une étude approfondie, mais qui ne rentrent qu’indirectement dans son sujet ; il cherche surtout à faire la part des influences extérieures et à montrer en même temps ce qu’il y a de vraiment original dans l’art khmer. Nous lui reprocherons seulement de s’être parfois un peu trop laissé influencer dans ses appréciations, bien qu’il s’en défende, par les conceptions esthétiques occidentales et par le moderne préjugé individualiste ; on le sent gêné par tout ce qu’il y a de traditionnel dans cet art, par son caractère symbolique et rituel, qui en est pourtant, à nos yeux, le côté le plus intéressant. — Les planches, qui forment près des deux tiers du volume, sont tout à fait remarquables (il n’en est guère que deux ou trois qui manquent un peu de netteté, sans doute par suite des conditions où les photographies ont dû être prises) ; la plupart reproduisent des pièces inédites ou récemment découvertes, et elles font connaître la sculpture khmère beaucoup plus complètement que les fragments détachés qu’on en peut voir dans les musées.