Novembre 1929
- J. A. comte de Gobineau. — Les Religions et les Philosophies
dans l’Asie centrale.
1 vol. de la « Bibliothèque des Lettrés ».
C’est une excellente idée que d’avoir réédité un des plus intéressants ouvrages du comte de Gobineau, écrivain qui est jusqu’ici demeuré trop peu connu en France ; on en parle beaucoup, certes, depuis quelque temps du moins, mais le plus souvent sans l’avoir lu. Il en est tout autrement en Allemagne, où sont exploitées, pour des fins politiques, ses théories sur les races, théories qui peuvent contenir une part de vérité, mais mélangée à beaucoup de fantaisie. L’idée d’un « indo-germanisme » ne résiste pas à l’examen, car, entre l’Inde et l’Allemagne, il n’y a absolument rien de commun, pas plus intellectuellement qu’à tout autre point de vue. Cependant, les idées du comte de Gobineau, même quand elles sont fausses ou chimériques, ne sont jamais indifférentes ; elles peuvent toujours donner matière à réflexion, et c’est déjà beaucoup, alors que de la lecture de tant d’autres auteurs on ne retire qu’une impression de vide.
Ici, d’ailleurs, ce n’est pas tant de théories qu’il s’agit que d’un exposé de faits que l’auteur a pu connaître assez directement pendant les séjours qu’il fit en Perse. Le titre pourrait induire en erreur sur le contenu de l’ouvrage : il n’y est nullement question des régions assez variées que l’on réunit habituellement sous le nom d’Asie centrale, mais uniquement de la Perse ; et les « religions et philosophies » dont il est traité se réduisent en somme aux formes plus ou moins spéciales prises par l’Islam dans ce pays. La partie principale et centrale du livre est constituée par l’histoire de cette hérésie musulmane que fut le Bâbisme ; et il est bon de lire cette histoire pour voir combien ce Bâbisme ressemblait peu à sa prétendue continuation, nous voulons dire à l’« adaptation » sentimentale et humanitaire qu’on en a faite, sous le nom de Béhaïsme, à l’usage des Occidentaux, et particulièrement des Anglo-Saxons. Cette partie est encadrée entre deux autres, dont la première renferme des considérations générales sur l’Islam persan, tandis que la dernière est consacrée au théâtre en Perse ; l’intérêt de celle-ci réside surtout en ce qu’elle montre nettement que, là comme dans la Grèce antique et comme au moyen âge européen, les origines du théâtre sont essentiellement religieuses. Nous pensons même que cette constatation pourrait être encore généralisée, et il y aurait sans doute beaucoup à dire là-dessus ; la création d’un théâtre « profane » apparaît en quelque sorte comme une déviation ou une dégénérescence ; et n’y aurait-il pas quelque chose d’analogue pour tous les arts ?
Quant aux considérations générales du début, elles demanderaient à être discutées beaucoup plus longuement que nous ne pouvons songer à le faire ici ; nous devons nous borner à signaler quelques-uns des points les plus importants. Une vue des plus contestables est celle qui consiste à expliquer les particularités de l’Islam en Perse par une sorte de survivance du Mazdéisme ; nous ne voyons, pour notre part, aucune trace un peu précise d’une telle influence, qui demeure purement hypothétique et même assez peu vraisemblable. Ces particularités s’expliquent suffisamment par les différences ethniques et mentales qui existent entre les Persans et les Arabes, comme celles qu’on peut remarquer dans l’Afrique du Nord s’expliquent par les caractères propres aux races berbères ; l’Islam, beaucoup plus « universaliste » qu’on ne le croit communément, porte en lui-même la possibilité de telles adaptations, sans qu’il y ait lieu de faire appel à des infiltrations étrangères. Du reste, la division des Musulmans en Sunnites et Shiites est fort loin d’avoir la rigueur que lui attribuent les conceptions simplistes qui ont cours en Occident ; le Shiisme a bien des degrés, et il est si loin d’être exclusivement propre à la Perse qu’on pourrait dire que, en un certain sens, tous les Musulmans sont plus ou moins shiites ; mais ceci nous entraînerait à de trop longs développements. Pour ce qui est du Soufisme, c’est-à-dire de l’ésotérisme musulman, il existe tout aussi bien chez les Arabes que chez les Persans, et, en dépit de toutes les assertions des « critiques » européens, il se rattache aux origines mêmes de l’Islam : il est dit, en effet, que le Prophète enseigna la « science secrète » à Abou-Bekr et à Ali, et c’est de ceux-ci que procèdent les différentes écoles. D’une façon générale, les écoles arabes se recommandent surtout d’Abou-Bekr, et les écoles persanes d’Ali ; et la principale différence est que, dans celles-ci, l’ésotérisme revêt une forme plus « mystique », au sens que ce mot a pris en Occident, tandis que, dans les premières, il demeure plus purement intellectuel et métaphysique ; ici encore, les tendances de chacune des races suffisent à rendre compte d’une telle différence, qui, d’ailleurs, est beaucoup plus dans la forme que dans le fond même de l’enseignement, du moins tant que celui-ci demeure conforme à l’orthodoxie traditionnelle.
Maintenant, on peut se demander jusqu’à quel point le comte de Gobineau était parvenu à pénétrer l’esprit oriental ; il fut certainement ce qu’on peut appeler un bon observateur, mais nous ne croyons pas être injuste à son égard en disant qu’il resta toujours un observateur « du dehors ». Ainsi, il a remarqué que les Orientaux passent facilement d’une forme doctrinale à une autre, adoptant celle-ci ou celle-là suivant les circonstances ; mais il n’a vu là que l’effet d’une aptitude à la « dissimulation ». Que, dans certains cas, la prudence impose effectivement une sorte de dissimulation, ou ce qui peut passer pour tel, cela n’est pas niable, et l’on pourrait en trouver bien des exemples ailleurs même qu’en Orient ; le langage de Dante et d’autres écrivains du moyen âge en fournirait en abondance ; mais il y a aussi, aux faits de ce genre, une tout autre raison, d’un ordre beaucoup plus profond, et qui semble échapper complètement aux Occidentaux modernes. La vérité est que ce détachement des formes extérieures implique toujours, au moins à quelque degré, la conscience de l’unité essentielle qui se dissimule sous la diversité de ces formes ; c’est là bien autre chose qu’une hypocrisie qui, dans ces conditions, ne peut plus exister, même où l’observateur superficiel en découvre l’apparence, puisque passer d’une forme à une autre n’a alors guère plus d’importance que de changer de vêtement selon les temps ou les lieux, ou de parler des langues différentes selon les interlocuteurs auxquels on a affaire. Cela, le comte de Gobineau ne l’a certes pas compris, et on ne saurait d’ailleurs lui en faire grief ; mais un livre qui soulève de telles questions, même à l’insu de son auteur, ne peut pas être un livre indifférent, et c’est la justification de ce que nous disions au début, qu’on peut toujours y trouver à réfléchir, ce qui est, somme toute, le plus grand profit qu’une lecture puisse et doive nous procurer.